Le 3 mai 2018, le président Emmanuel Macron officialise en Australie le ralliement de la France à la stratégie indo-pacifique. Mais, l’expression “Indo-Pacifique” utilisée par des pays comme le Japon, l’Inde, l’Australie et les Etats-Unis depuis 2017 n’est pas qu’un cadre géographique c’est avant tout un instrument politique mettant “en exergue la rivalité sino-américaine comme élément structurant et polarisant de l’ensemble des relations internationales” dans les océans Pacifique et Indien. C’est donc à une analyse multiscalaire des problématiques liées à l’Indo-Pacifique (IP) qu’invite l’auteur Paco Milhiet dans cet ouvrage.
Paco Milhiet est enseignant-chercheur en relations internationales au Centre de recherche de l’Ecole de l’air (CREA) ainsi qu’à Sciences Po Aix. Titulaire d’un doctorat de l’Université de la Polynésie française et de l’Institut catholique de Paris, il a rédigé et soutenu une thèse intitulée L’Indo-Pacifique français, construction régionale, stratégie nationale, déclinaisons locales. Ses recherches portent sur la géopolitique de la zone Indo-Pacifique et sur le développement de l’influence chinoise dans la région.
L’Indo-Pacifique, une construction géopolitique pour contenir le développement de la Chine
La Chine est souvent présentée historiquement comme un empire continental mais sa façade maritime a toujours été mise en valeur et son littoral est depuis les années 1980 un espace privilégié de sa puissance économique. Afin de s’assurer la maîtrise de l’acheminement des matières premières et des routes sûres pour ses exportations, l’Etat chinois a initié en 2013 le projet des nouvelles routes de la soie. Pour son versant maritime, l’espace IP est particulièrement stratégique : il concerne désormais les quatre points cardinaux de cet espace (Afrique orientale, Amérique du Sud, Arctique et même Antarctique). Preuve aussi de cet intérêt pour les espaces maritimes : la Chine mène une politique particulièrement agressive autour d’espaces insulaires en mer de Chine (Taïwan, Hong Kong, îles Spratleys et Paracels, îles Diaoyu/Senkaku). Enfin, le Livre blanc de 2015 affiche les ambitions océaniques de la Chine, son objectif étant de protéger son intégrité territoriale mais aussi de pérenniser la présence maritime de la Chine sur tous les océans (comme le montre l’inauguration de sa première base militaire permanente à l’étranger en 2017 à Djibouti).
C’est donc pour répondre à l’influence chinoise dans la région indo-pacifique que les Etats-Unis et leurs alliés ont inventé le concept d’Indo-Pacifique. En effet, alors que la Chine conteste désormais la primauté économique des Etats-Unis, la formulation a une consonnance géostratégique qui donne la priorité au militaire, secteur où les Etats-Unis sont encore en avance sur la Chine. La stratégie de l’IP s’inscrit, donc, dans la continuité géopolitique américaine de domination des océans : elle a pour objectif d’endiguer la Chine tout en maintenant la suprématie maritime américaine. Dans ce nouveau cadre géopolitique, les Etats-Unis veulent aussi responsabiliser leurs alliés, en partageant notamment les coûts, tout en restant l’acteur indispensable.
Mais, ce concept d’IP est finalement protéiforme car plusieurs visions stratégiques se superposent. Ainsi, alors que les Etats-Unis y voient un moyen de préserver le statu quo dans les relations internationales, le Japon privilégie davantage le potentiel économique du concept. De même, l’Australie pour ne pas enfermer sa diplomatie dans la rivalité sino-américaine, voit dans l’IP un moyen de recentrer sa diplomatie sur son environnement régional direct alors que l’Inde y voit plus une alliance diplomatique que militaire. A noter que pour ces quatre Etats l’IP s’appuie sur une vraie alliance stratégique initiée en 2007 : le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue). Au-delà de ces pays, d’autres Etats (Corée du Sud, France) ou institutions (ASEAN, OTAN, UE) ont repris à leur compte ce concept d’IP tout en leur apportant leurs propres nuances et objectifs.
La France, une puissance indo-pacifique
Longtemps perçu comme un élément exogène et indésirable, la France est désormais considérée comme un élément stabilisateur de la région indo-pacifique. Pour ce faire elle dispose d’attributs de la puissance incontestables : puissance diplomatique (ambassades et consulats dans quasiment tous les pays riverains de l’IP, participation à des institutions multilatérales tel que l’ASEAN, la communauté du Pacifique, le Forum des îles du Pacifique ou la Commission de l’Océan Indien) mais aussi puissance culturelle (l’usage du français au quotidien est une réalité dans beaucoup de pays de la région) et économique. Elle est enfin une puissance militaire : les forces françaises en permanence en IP (6500 militaires, 6 frégates de surveillance, de patrouilleurs et une trentaine d’aéronefs) ont pour principales missions d’assurer l’intégrité et la protection du territoire, de contribuer au maintien de la souveraineté de la ZEE, de soutenir l’action de l’Etat et de constituer des points d’appui pour conduire des opérations régionales. Cependant, les capacités militaires opérationnelles de la France sont en baisse constante depuis 20 ans : c’est pourquoi la France entretient des relations de collaboration et d’interopérabilité avec ses partenaires régionaux (exercices militaires bilatéraux et multilatéraux, opérations multinationales …). A noter aussi l’importance de l’IP pour le secteur des ventes d’armes français : 9 des 10 plus gros clients de la France sont des Etats de l’IP.
La présence de collectivités françaises dans l’IP (CFIP) issues de la colonisation confère à la France une puissance géopolitique importante dans cette région. Mais, elle se heurte à la montée en puissance de la Chine. Au-delà des ambiguïtés de la relation sino-française, la Chine ne considère pas la France comme un acteur régional légitime. De plus, la reprise de la notion d’IP par Emmanuel Macron est perçue par Pékin comme un alignement sur la stratégie américaine. Mais, si cette stratégie correspond effectivement à un alignement partiel sur les orientations politiques américaines, la France recherche une approche singulière pour mettre en avant ses propres intérêts dans la région. Grâce à ses CFIP et sa puissance militaire, l’IP est aussi un des seuls domaines où la France a les moyens d’imposer son point de vue dans l’UE et donc de réaffirmer son rôle de grande puissance européenne. Dans une vision beaucoup plus large que celles des Etats-Unis, l’IP confère à la France une profondeur stratégique multidimensionnelle :
- Terrestre à travers l’exercice de la souveraineté dans les CFIP
- Maritime avec la 2ème ZEE du monde (même si ¼ des territoires français de l’IP devraient être considérés comme des “rochers” et ne devraient pas disposer de ZEE, l’exploitation des ressources potentielles des fonds marins parait difficile pour des raisons économiques et écologiques et le manque de moyens pour protéger et surveiller cette immense ZEE)
- Aérienne avec 14 millions de km² d’espace aérien sous responsabilité de la France
- Extra-atmosphérique : la France est un des seuls pays à disposer d’un réseau circumterrestre de stations de contrôle satellitaire.
Grâce à ses CFIP, “la France est à la fois un Etat mélanésien, polynésien et indianocéanien” confortant les prétentions mondiales françaises. En parallèle, l’Etat français cherche à ce que les territoires ultramarins s’intègrent davantage à leur environnement régional afin de construire une identité indo-pacifique.
Déclinaisons locales d’un concept global, l’Indo-Pacifique ultramarin
Les CFIP ont des caractéristiques géopolitiques communes. Ce sont des territoires enclavés géographiquement marqués par l’insularité et l’éloignement des grands centres économiques de la mondialisation. Ils sont aussi marqués par des transferts financiers de l’Etat important entraînant une grande dépendance vis-à-vis de la métropole et une précarité sociale omniprésente tout en ayant un niveau de vie bien supérieur à celui de leur environnement régional. Ce sont enfin des territoires avec un fort potentiel énergétique (nodules polymétalliques, gaz et pétrole dans le canal de Mozambique…) peu exploité et une grande richesse halieutique.
Les CFIP sont aussi des territoires de conflictualité politique. En effet, la souveraineté française sur certains CFIP est contestée par des nations étrangères. Dans l’océan Indien, c’est le cas de Mayotte revendiquée par l’Union des Comores et des îles Eparses réclamées par Madagascar. Dans l’océan Pacifique, la souveraineté française est contestée par le Mexique sur Clipperton (ainsi que la légitimité d’une ZEE attachée à cet atoll). Le Vanuatu conteste aussi la souveraineté française sur les îles volcaniques inhabitées de Matthew et Hunter. Mais, les principales contestations de la souveraineté française proviennent de mouvements politiques locaux qui revendiquent leur indépendance. Ces mouvements indépendantistes sont particulièrement actifs en Nouvelle-Calédonie (avec le Front de libération nationale kanak et socialiste) où un processus référendaire d’indépendance est en cours mais aussi en Polynésie française (avec le Tavini Huiraatira). Cependant dans les autres CFIP, les mouvements indépendantistes restent marginaux.
Afin de faire face à ces problèmes externes et internes récurrents et d’accroître l’influence de la France dans des régions éloignées de la métropole, l’Etat est amené à déléguer certaines de ses compétences au niveau local, on parle alors de souveraineté partagée. Ainsi, La Réunion est devenue le centre névralgique de l’influence française dans l’Océan indien : l’Etat, la Région et le Département se relaient pour favoriser les actions de coopération internationale dans la région. C’est aussi de La Réunion que sont administrées les TAAF. En Polynésie française et à Wallis-et-Futuna, l’Etat garde la main sur les missions régaliennes. Mais, ces collectivités disposent leurs propres institutions et peuvent se construire un vrai instrument diplomatique autonome leur permettant, entre autres, de participer à de nombreuses organisations intergouvernementales régionales. En Nouvelle-Calédonie, avec l’accord de Nouméa, l’Etat a explicitement consenti à une délégation de sa souveraineté. Ainsi, la collectivité a un siège indépendant de la France dans plusieurs organisations internationales (comme l’OIF, UNESCO ou l’OMS par exemple) et a même la possibilité de signer des accords internationaux au nom de la République française. L’auteur évoque même une évolution vers un fédéralisme qui ne dirait pas son nom … La Nouvelle-Calédonie dispose non seulement d’une architecture institutionnelle unique en France mais aussi d’une citoyenneté calédonienne qui ne se superpose pas à la citoyenneté française. Si, le processus de souveraineté partagée entre la France et ses territoires ultramarins est encore en construction, l’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie exercera une influence certaine sur l’ensemble des collectivités d’outre-mer. A noter enfin des tentatives de souveraineté partagée avec un Etat étranger (avec l’île Maurice sur l’île Tromelin et avec Madagascar sur les îles Eparses) mais qui ont toutes échouées pour l’instant.
Les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique à la confluence d’intérêts géopolitiques concurrents
Le concept IP tente d’unifier deux bassins hydrographiques avec des enjeux géopolitiques différents. Ainsi, l’Océanie est le théâtre d’une concurrence diplomatique entre la Chine et Taïwan se matérialisant par une aide économique et des investissements démesurés (“diplomatie du portefeuille”) dans le Pacifique insulaire. Elle est aussi un espace de la compétition sino-américaine. Mais, elle est fracturée par des rivalités locales et des clivages sous-régionaux qui remettent cause l’unité régionale construite autour d’un régionalisme intrapacifique et de la lutte contre le réchauffement climatique. L’Océan indien, quant à lui, est un carrefour économique majeur (80% du pétrole mondial y transite par exemple) Mais, il est le lieu de rivalités entre grandes puissances (Etats-Unis, Chine, Inde) et de multiples crises et menaces non conventionnelles (piraterie, terrorisme). Ces tensions expliquent l’absence de véritable organisation multilatérale : ainsi, l’Indianocéanie mise en avant par la COI (Commission de l’Océan Indien), au-delà d’une réalité culturelle et linguistique, n’a pas de véritable réalité géopolitique.
La décision d’adopter la stratégie IP afin d’endiguer l’influence de la Chine a été prise depuis Paris sans consultation des autorités et des populations des CFIP. Or, à travers ses consulats, les Instituts Confucius et certaines associations directement pilotées par la Parti Communiste Chinois (comme l’APCAE, Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger), la Chine a multiplié les leviers d’influence dans ces territoires ultramarins de l’IP. Il faut dire que ces territoires sont stratégiques pour Pékin aussi bien par leur positionnement géographique (la Polynésie française représente un atout géostratégique pour toute forme moderne de connectivité, la Réunion est un hub stratégique au cœur de l’Océan indien) que par leur matière première exploitable (surtout le nickel en Nouvelle-Calédonie). Mais, les autorités locales des CFIP sont aussi demandeuses et envisagent souvent positivement les perspectives offertes par le développement chinois : c’est surtout le cas en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. En plus de la question de la compétence d’exploitation des ressources de la ZEE et de la contestation de l’universalisme français, la promotion de la stratégie IP, perçue comme une forme de néocolonialisme, pourrait devenir à terme une source de tension entre l’Etat et les CFIP.
Mon avis
Ce livre particulièrement intéressant commence par présenter sommairement les principaux enjeux géopolitiques internationaux autour de la notion d’Indo-Pacifique qui comme toute stratégie n’est pas neutre géopolitiquement. Mais, l’intérêt principal de l’ouvrage réside dans la réflexion et l’analyse des conséquences pour l’outre-mer français dans l’Océan indien et l’Océan Pacifique de l’adoption de cette nomenclature. Il met notamment en exergue la différence de discours vis-à-vis de la puissance chinoise entre l’Etat français et les collectivités d’outre-mer de la zone indo-pacifique.
Le livre est écrit dans un français très accessible et illustré de petites (trop peut-être) cartes permettant de situer certains espaces particulièrement méconnus des métropolitains. De ce point de vue, quelques extraits peuvent être largement exploitables avec des élèves de Terminale en Géographie ou en 1ère et Terminale HGGSP (notamment sur la notion de puissance). Plus largement, les professeurs de lycée (mais aussi de collège) y trouveront de quoi alimenter leurs réflexions et leurs cours sur les territoires ultramarins français en géographie.