Loin des simplifications qui ponctuent l’actualité de prochaines guerres de l’eau, l’eau est une ressource complexe et ses enjeux le sont tout autant. David Blanchon, professeur à l’Université de Paris-Nanterre, l’explicite grâce aux trois défis globaux qui guettent l’humanité au XXIè siècle : l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, l’agriculture, enfin la préservation de l’environnement. L’auteur traite ces trois angles à travers huit chapitres et met l’accent sur les concepts de nexus, de relation eau-société (justice sociale, santé), révélant ainsi les multiples imbrications liées à H2O.

Une eau ou des eaux ?

D Blanchon considère l’eau comme une ressource «renouvelable, variable, toujours en mouvement et difficilement transportable à grande échelle» (p11). Mais en réalité, plusieurs eaux coexistent. En effet, l’eau peut être bleue, ce sont alors les eaux de surface, celles de l’approche classique de la géopolitique de l’eau. Ou grise, telles celles prélevées et restituées au milieu (effluents agricoles, égouts). Ou encore verte, comme les eaux de pluie souvent oubliées car absorbées par les écosystèmes et l’agriculture pluviale in situ. Enfin, l’eau virtuelle, utilisée pour produire un bien exportable dans un lieu (par exemple le blé américain vendu à l’Egypte) est la moins connue.

Le géographe questionne aussi l’insuffisance des indicateurs mobilisés pour quantifier l’eau, à l’instar de l’indice de stress hydrique qui convoque des moyennes annuelles nationales qui homogénéisent des situations très variables, comme dans le cas de l’Espagne. Au contraire, l’indice de pauvreté en eau, l’IPE (de 1 à 100, 1 équivalant à une situation catastrophique, la France affichant 68, Haïti 35), prend en compte la capacité d’adaptation d’un territoire et est au final plus fidèle au contexte.

Trois nexus

Le nexus (du latin lien, combinaison), propose un concept conjuguant eau, énergie et alimentation. Par exemple, l’eau produit l’énergie hydroélectrique qui permet le pompage et la distribution. Mais aussi, l’agriculture produit des énergies (éthanol…). Le nexus offre ainsi quantité de corrélats. Mais la recherche a fait émerger deux autres nexus : la combinaison eau-climat-environnement et la trilogie eau (qualité) – assainissement – santé. Ainsi, lorsque l’on modifie la gestion de l’eau, c’est toute la société qui est transformée. L’hydropolitique se propose dès lors d’examiner cette dialectique en mobilisant notamment des études multiscalaires, souvent éloignées des représentations médiatiques mainstream.

Partager l’eau

L’auteur analyse ensuite la question des fleuves et des aquifères transfrontaliers. En effet, 286 grands bassins internationaux sont partagés par 2,7 milliards d’individus, dont la moitié habitent près du Nil, du Congo, du Niger, de l’Indus et du Gange. Quant aux aquifères transfrontaliers, récemment apparus dans la recherche, ils sont déterminés par leur complexité géologique (porosité…), leur vitesse de recharge et sont encore assez mal connus (aquifère du Guarani). Ils demeurent primordiaux pour 25% de la population mondiale, qui selon les Nations Unies en dépendrait directement. Par exemple, le seul système aquifère des Grès nubiens et ses 2,5 millions de km2 concernent près de 100 millions d’habitants (Tchad, Egypte, Lybie, Soudan du nord).

Les chercheurs proposent plusieurs notions comme le  »risque hydropolitique », la puissance  »hydro-hégémonique », le  »complexe hydropolitique », notions qui permettent d’appréhender les rivalités mais aussi les coopérations qui jalonnent les bassins versants et les aquifères transfrontaliers. La première a trait à la vulnérabilité politique (gestion, interférence avec d’autres conflits) de ces territoires, elle est observable pour le Jourdain ou encore le Tigre et l’Euphrate.

La seconde affecte les Etats qui  »assurent la direction du contrôle des ressources en eau » (p73). Dans le bassin du Nil, l’Egypte illustre cette hydro-hégémonie. La troisième implique la présence de plusieurs bassins versants et/ou aquifères transfrontaliers et induit un jeu complexe d’enjeux sécuritaires (navigation, énergie, alimentation, irrigation…) . De ce point de vue, l’Afrique australe présente un cas complet.

Coopération ou conflit

Pour contrecarrer ces situations d’hégémonie, voire de contre-hégémonie potentiellement porteuses de conflictualité, l’ONU a pu légiférer, comme en 1997. Mais dans les faits, c’est la multiplication d’organismes de gestion de bassins internationaux qu’il faut relever, comme la Mekong river commission. A une autre échelle, le Global water partnership réunit 2400 organismes pour garantir la sécurité hydrique, concept qui inclut un accès à une eau sûre et en quantité, un prix abordable, une protection de l’environnement naturel.

A ce propos, des chercheurs de l’Université de l’Oregon ont analysé (à l’aune d’un gradient oscillant entre traité international de coopération et action militaire), 7000 événements liés à l’eau entre 1948 et 2008. Leur bilan révèle que la coopération domine massivement avec 5000 cas, que les guerres sont rarissimes (4), contrairement aux traités internationaux (506).

Pour les grandes puissances, la maîtrise de l’eau reste une priorité, la Chine et ses cours d’eau issus du château d’eau tibétain, ou les Etats-Unis vis-à-vis du Colorado en rendent compte. Les barrages furent à ce titre emblématiques de l’affichage de cette puissance, l’exemple d’Assouan sur le Nil s’imposant. Furent car depuis la fin du XXe siècle, divers avis scientifiques ont mis en avant les méfaits de ces structures, anti-démocratiques et inéquitables entre autres griefs. Seule la Chine développe une politique de construction de barrages sur le sol national (celui les Trois gorges est achevé en 2012) et à l’étranger (sur l’Omo en Ethiopie, projet dans le Brésil de Bolsonaro).

Enfin, David Blanchon achève sa riche mise au point (dépourvue de cartes) par trois études de cas, au Proche Orient, dans le Bassin du Nil et en Afrique australe, illustrant les jeux d’acteurs et de puissances (d’hégémonie et de contre-hégémonie).

En somme, David Blanchon, après son très bon Atlas mondial de l’eau, signe là un petit livre qui pourra rendre de grands services, non seulement aux collègues en charge de la spécialité HGGSP (cf le thème de 5 de terminale), mais aussi aux classes de seconde dans le premier thème de géographie.

Vincent Leclair