La dernière livraison du trimestriel « Moyen-Orient » est, comme à son habitude, très fournie. Lié au groupe Areion (« Carto », « Diplomatie », « DSI ») « Moyen-Orient » explore de façon régulière toutes les facettes du monde arabo-musulman avec une approche digne de respect. Ainsi, dans son édito sur le Maroc, Guillaume Fourmont précise que « il a d’ailleurs été difficile de trouver le ton juste et de ne pas céder au manichéisme qui semble être à l’œuvre dès que l’on parle de la monarchie alaouite ». En ces temps de caricature et de simplification, voilà des mots qui devront toucher les enseignants d’histoire-géographie.

Pourquoi un numéro spécial dédié au Maroc ? Parce que ce pays a réagi de façon particulière au « printemps arabe ». Des manifestations ont bien eu lieu (20 février 2011), mais elles n’ont pas abouti à la déchéance du roi ni mené à une épreuve de force de type syrien. « Moyen- Orient » salue en fait le tournant démocratique pris par le Maroc suite aux événements de 2011. Selon Baudoin Dupret et Jean-Noël Ferrié du CNRS, cela a été rendu possible par plusieurs facteurs : respect de l’institution monarchique (Makhzen) incarnée par le pragmatique Mohammed VI, respect de la Nation (al-Watan), recherche de consensus et élaboration des réformes démocratiques bien avant le « printemps arabe ». De fait, ce dernier n’a fait qu’accentuer la tendance amenant à des élections libres où le parti Islamiste PJD (Parti de la Justice et du Développement) a remporté le plus de sièges, amenant au poste de premier ministre son chef, Abdelilah Benkirane. Les mesures prises par ce nouveau gouvernement sont nettement islamistes (diffusion des cinq prières à la télévision, interdiction des jeux de hasard, arabisation des programmes scolaires) mais Benkirane ne cesse de vouloir rassurer sur le respect de la démocratie et des opposants. Cette « exception » arabe fait du Maroc, vu de l’Occident, un « bon élève ». Afin de s’en convaincre, on pourra lire l’article de Bichara Khader sur le rapprochement entre le Maroc et les États-Unis. Ce statut particulier rend la situation du Maroc quelque peu bancale, en revanche, parmi les pays du Maghreb. Comme l’écrit Pierre Vermeren, le Maroc se veut la pierre angulaire d’un Maghreb réunifié mais doit compter avec la défiance historique de l’Algérie et sur le fait que les monarchies du golfe ont coopté le Maroc, suite au « printemps arabe », au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), hostile aux mouvements populaires de 2011. Le Maroc, de fait, est tiraillé entre ses aspirations maghrébines et africaines, sa volonté de garder la France et l’Union européenne comme voisins privilégiés, son intronisation au CCG et son intégration de plus en plus nette dans la sphère américaine. Un « grand écart » de plus en plus difficile à tenir.

En dehors de ces aspects géopolitiques, « Moyen-Orient » fait aussi le portrait d’un pays où l’islamisme a le vent en poupe, d’autant plus qu’il n’apparaît plus comme opposant naturel mais, au contraire, comme pilier du système de gouvernement et soutien infaillible de la monarchie. Cette popularité lui permet de relativiser les avancées des réformistes du Mouvement du 20 février, trop libéraux et occidentalisés selon les principes de l’Islam. Le PJD est soutenu en ce sens par une jeunesse de plus en plus pieuse, en particulier dans les quartiers populaires des grandes villes et dans les campagnes. Ainsi, parmi les 18-24 ans, 63 % sont favorables à une tenue islamique pour les femmes, 76% à une politique inégalitaire en matière d ‘héritage selon le sexe et 37% à la polygamie. Il semble donc que l’alliance entre le PJD et le Makhzen ait de beaux jours devant elle, au grand dépit des franges les plus progressistes et réformatrices de la société qui se concentrent à Rabat et Casablanca.

Enfin, dans une optique plus « histoire-géographie » on trouvera dans ce numéro spécial une bonne chronologie du Maroc, des cartes (dont une carte très intéressante sur le Sahara occidental, objet de tous les soins du gouvernement), un panorama des partis politiques marocains et surtout deux articles notables. Le premier concerne l’économie marocaine et il est signé par Mouna Cherkaoui, de l’université de Rabat. Le second traite des migrants marocains, acteurs de « la mondialisation par le bas » selon son auteur, Mehdi Alioua. Ces deux articles relativisent la vision idyllique ou, pour citer de nouveau Guillaume Fourmont, « manichéenne » qu’on pourrait se faire du Maroc. Certes, le pays s’en sort mieux économiquement que ses voisins mais reste très sensible à la crise. Le chômage reste élevé et le travail informel est souvent la seule solution pour des familles en difficulté. L’apport des émigrés reste encore très important et le mouvement migratoire se poursuit, en grande partie parce que les réformes économiques libérales favorisent les grandes agglomérations aux dépends d’une campagne de plus en plus pauvre.

Comme toujours, « Moyen-Orient » fournit des articles annexes à la question principale toujours très riches. On en retiendra cette fois-ci un bilan peu convaincant de la barrière israélienne décrit par David Amsellem, une étude géographique et sociologique de Damas, la capitale syrienne où apparaissent les stratégies spatiales de contrôle de la part de la famille el-Hassad et, enfin, un très intéressant article de Kalthoum Saâfi Hamda sur l’avènement de l’islam « cathodique ». Il y démontre avec clarté l’influence des émissions religieuses diffusés par satellite, le charisme de leurs prédicateurs, véritables vedettes (on peut penser ici aux télévangélistes américains) à l’image de Youssef al-Qaradawi (interdit de séjour en France lors du congrès de l’UOIF en avril 2012) et qui sont les vecteurs d’une réislamisation de la société arabo-musulmane et promouvant un idéal islamique où les fatwas se démocratisent et s’accumulent (parfois de façon contradictoire) et où la ligne entre le licite (halal) et l’illicite (haram) est tracée de façon nette et irrévocable.

Comme toujours en fin de magazine on retrouve les ressources bibliographiques et webographiques indispensables, parmi lesquelles émerge la critique des « Chroniques de Jérusalem », une bande dessinée de Guy Delisle primée au festival d’Angoulême de 2011 et qui présente une vision subjective mais nuancée de la situation actuelle de la ville.

Mathieu Souyris, collège de Plum, Mont-Dore, NC.