Au XVIIIe siècle, Paris célébrait chaque événement heureux pour la Couronne. La Maison du Roi, le Bureau de la Ville et le Châtelet de Paris organisaient les réjouissances. Les manifestations de joie étaient donc contrôlées par les autorités qui y voyaient les signes tangibles d’une communion avec les sentiments du souverain. Pour autant, l’expérience de la joie publique n’était pas celle d’une obéissance passive. Les Parisiens s’appropriaient les réjouissances aussi bien en participant qu’en détournant certaines normes de réjouissances. Ils fabriquaient leur propre culture de l’approbation, empreinte d’une critique à peine voilée. Dès 1770, les gestes traditionnels des réjouissances furent progressivement détournés pour faire valoir un droit de se réjouir indépendamment de la Couronne.

Présentation de l’éditeur

 

Agrégée et docteur, Pauline Valade est membre du Centre d’Études des Mondes moderne et contemporain de l’Université de Bordeaux.  L’introduction débute sur un commentaire de Sophie von La Roche, une Allemande présente à Paris en 1785, autour de la liesse populaire suivant la naissance du second fils de Louis XVI. La liesse est suffisamment confuse pour qu’une fusée mal lancée, blesse une passante. La voyageuse conclut que c’est là l’esprit français de la fête. Mais de quelle fête s’agit-il ?

Mais Pauline Valade n’entend pas emprunter le chemin historiographique ancien de la fête en général. Il convient d’ailleurs de préciser que la « fête » renvoie d’abord aux manifestations religieuses et corporatistes, ensuite aux décors et feux d’artifice, là où les réjouissances ne concernent que les grands événements royaux. Par ailleurs, ce n’est que pour les seconds qu’il est prévu de manifester sa joie. C’est cette dimension émotionnelle qui intéresse l’auteur, cette joie que les autorités organisent, cette adhésion que tous espèrent.

Le livre suit un plan analytique en trois parties : les origines politiques, légales et économiques de la joie publique (pp. 29-154), les manifestations de joie (pp. 155-238) et les réponses populaires à ces réjouissances (pp. 239-382).

Les origines politiques, légales et économiques de la joie publique

Vue de l’ordre et de la marche des cérémonies qui doivent être observées le jour de la publication de la paix à la Place de Louis XV, 1763 (Cabinet des Arts graphiques, Musée Carnavalet, Paris)

C’est la lettre royale, écrite par un commis de la chancellerie, à propos d’une naissance ou d’un mariage royal, qui détermine les conditions de la « conjouissance », c’est-à-dire de la joie partagée du roi et de ses sujets. Le roi n’exige rien a priori car la joie s’exprime naturellement. Les autorités destinataires de la lettre doivent se borner à permettre l’ expression de l’allégresse publique. Le premier usage consiste à organiser des actions de grâce et à chanter un Te Deum. Le mot « réjouissance » n’est pas explicitement et automatiquement indiqué.

Plusieurs pages sont consacrées à la circulation de l’information, mobilisant le secrétaire d’État de la maison du roi, le gouverneur de Paris, le prévôt des marchands, le Parlement de Paris, etc. Une série de textes cadrait les festivités : les arrêts généraux du Parlement, notamment les réquisitoires, les ordonnances de la Ville et Châtelet, etc. Les illuminations, les feux de joie, les échafaudages, la fermeture des boutiques, les lieux et dates des rassemblements, tout était codifié. La transmission aux sujets est plus difficile à discerner, même si l’on sait que des colporteurs criaient les ordonnances à venir.

Vient ensuite le temps de la préparation. L’économie de la réjouissance mobilise quantité de métiers de luxe, de bâtiment, de bouche, de transport, de sécurité, etc. Les quelques 800 devis et marchés confondus qui ont été retrouvés ne suffisent pas à faire le tour de tous les acteurs en présence. Les dépenses étaient somptuaires mais pas systématiquement. Les impératifs d’économie, les enjeux diplomatiques variables, le contexte pouvaient influer à la baisse. Le Châtelet avait ensuite pour tâche de veiller à l’encadrement policier des manifestations. En amont, cela recouvrait le nettoyage des rues, la réorganisation de la circulation, l’interdiction des initiatives populaires intempestives mais aussi la surveillance des gazetins. Pendant les réjouissances, il fallait prévenir les mouvements de foule, les accidents, les incendies notamment, mais aussi les vols et autres crimes d’opportunité.

Susciter la joie : une ambition monarchique

Le roi se pose en maître absolu des émotions de ses sujets.

Décorations du feu d’artifice pour célébrer la victoire d’Ypres en juillet 1744 (à gauche) et de Gand en juillet 1745 (à droite). Cabinet des Arts graphiques, Musée Carnavalet, Paris

Ainsi, les lieux de la joie, comme la place de Grève, les Halles, la place Maubert, etc. sont les mêmes que ceux utilisés pour les exécutions publiques. Lors des feux de joie, le défilé en procession de tous les membres de l’Hôtel de ville flattait l’ordre politique urbain, ainsi que sa puissance, à travers les flambeaux et l’argent jeté. De la même façon, le cortège précédant le Te Deum constituait le réel point d’orgue de la cérémonie, plus que le chant lui-même. Lors des feux d’artifice, on recrée des décors  et on invente une scénographie qui rappellent tel ou tel événement militaire, le tout accompagné de nourriture, de fontaines de vin et de musiques qui permettent un spectacle total.

En parallèle de la fête, le roi pouvait accorder un certain nombre de libéralités, à commencer par des exemptions fiscales exceptionnelles ou des mariages de bienfaisance où des jeunes filles pauvres mais bonnes chrétiennes étaient dotées. De même, la grâce du roi, qui prenait la forme de libérations de prisonniers ou encore d’une aumône destinée aux prisonniers pour dettes.

Répondre aux sollicitations du pouvoir

Cette dernière partie est celle que j’ai trouvée la plus intéressante. Manifester sa joie revêtait selon sa condition plusieurs formes : des spectacles pour les troupes privilégiées de la Comédie française ou des Italiens, des compliments pour les grandes institutions parisiennes, des harangues pour les dames de la Halle, des acclamations et des cadeaux pour les corps de métiers, des réceptions en l’honneur de la cour pour l’Hôtel de ville, des fêtes pour la noblesse, etc. Les Six corps des marchands pouvaient ainsi organiser un Te Deum, illuminer une rue, négocier des compliments, etc.

Toute cette gamme de gestes d’approbation ne signifie pas que la joie était mécanique, ordonnée de façon verticale et sans originalité. La manifestation de joie est littéralement appropriée, ce qui dans certains cas vaut détournement. On pouvait louer une fenêtre ou construire un échafaudage pour jouir d’un meilleur point de vue, on pouvait s’habiller de façon particulière et choisir de déambuler à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Et puis, l’on pouvait chanter et chanter des paroles critiques contre l’exclusion, l’ordre social, l’indifférence d’un souverain qui croit faire bonne œuvre en se contentant de lancer quelques pièces… Les Parisiens pouvaient aussi briller par leur absence ou leur silence, notamment sous le règne de Louis XVI.

À la veille de la Révolution, les réjouissances échappent au contrôle des souverains. Désormais, des fêtes autonomes, pour ne pas dire des contre-fêtes. Ainsi, alors que les magistrats du Parlement de Paris venaient d’être exilés à Troyes en 1787, les participants à la fête du 15 août honorèrent les absents comme si de rien n’était. Une effigie de Calonne est brûlée à la fin de l’année sans que les autorités aient su l’empêcher.

Le 24. Ce matin, j’ai écrit à mes amis en Allemagne et à Bordeaux avant de me hâter l’après-midi chez monsieur Bachmann afin de ne pas manquer l’entrée de la Reine, car, si l’on arrive trop tard, les voitures ne peuvent plus passer par le Quai des Orfèvres. […] À peine avais-je fini mes observations que les personnes autour de moi sur le balcon commencèrent à se regarder avec étonnement en murmurant : « Que se passe-t-il ? Les rues sont pleines de monde et personne ne crie « Vive la Reine ! » Le silence était frappant, comparé aux acclamations entendues lors de l’entrée du Roi. Un homme plein d’esprit me dit: « Vous voyez là un trait de caractère du peuple qui a le courage de montrer son mécontentement. Il est accablé sans être soumis, comme le sont les grands: on en veut à la reine et on lui fait comprendre qu’on est venu pour la splendeur du cortège, non pour sa personne ». Le plaisir de la curiosité associé au rejet silencieux, apparemment partagé par des milliers de personnes, m’attrista; je ne souhaiterais pas de nos jours être reine ».

Sophie Von La Roche, Journal d’un voyage à travers la France,  1785