L’ouvrage de Maxim Boyko, Représenter le roi au sortir du XVIe siècle. France et Angleterre en quête d’un art diplomatique (1610-1642), préfacé par Olivier Christin et paru au Classiques Garnier, constitue une contribution majeure à l’historiographie des relations internationales et de la diplomatie au début du XVIIe siècle.
Dans cette étude de 900 pages, lauréate du Prix Jean Favier 2024, l’auteur réexamine les liens complexes entre la France et l’Angleterre de 1610 à 1642, en plaçant au cœur de son analyse le fonctionnement de l’appareil diplomatique des deux royaumes. L’ambition de Maxim Boyko est de comprendre comment l’état des structures administratives et la sociologie des acteurs ont directement influencé le cours des événements politiques. Loin de se contenter d’un récit chronologique, l’auteur propose une lecture renouvelée des dynamiques politiques et stratégiques de cette période, s’appuyant notamment sur une exploitation approfondie de la correspondance diplomatique et des écrits privés issus des archives françaises, anglaises, voire vénitiennes. Cette approche permet de s’affranchir des prismes nationaux traditionnels, souvent prégnants dans l’historiographie.
L’un des apports les plus originaux de l’ouvrage réside dans le renversement d’une formule classique : plutôt que de considérer que les couronnes disposaient des moyens de leur politique, Maxim Boyko démontre que les gouvernements de France et d’Angleterre eurent, en réalité, « la politique de leurs moyens ». Sur le plan historiographique, son travail permet de réaliser trois avancées majeures. Tout d’abord, il adopte une double perspective, anglaise et française, et tente autant que possible d’écrire une histoire « à parts égales » entre les deux monarchies. Cela donne à lire une histoire entrelacée, « faite de concurrence et d’irritation, de rivalité et de familiarité, d’incompréhension (…) et de connivence dans un théâtre du pouvoir où chacun doit parfaitement connaître son rôle ». La deuxième originalité de l’ouvrage réside dans l’écriture d’une véritable anthropologie historique du travail diplomatique, rompant avec la double tradition d’une histoire de la diplomatie centrée sur les diplomates et d’une histoire événementielle des relations entre grandes puissances. Enfin, le troisième apport de Maxim Boyko invite à repenser la place de la diplomatie et des diplomates dans la construction et la transformation de l’État à l’époque moderne.
Une institution diplomatique en construction
La première partie de l’ouvrage, intitulée Un système d’ambassades plus personnel qu’institutionnel, met en lumière la faiblesse de l’institutionnalisation de la diplomatie franco-anglaise, encore embryonnaire au début du XVIIe siècle, contrastant avec les efforts de modernisation et de structuration des administrations intérieures des deux royaumes. L’auteur insiste sur le caractère encore très personnel et peu formalisé, sur le plan administratif, des ambassades de France en Angleterre et d’Angleterre en France.
Après avoir défini la notion d’ambassade et de ses principaux acteurs Maxim Boyco restitue une « liste fiable des ambassades », permettant ainsi de montrer les difficultés de leur établissement ce qui révèle l’absence d’une organisation administrative structurée. Le système d’ambassades franco-anglaises se caractérise par son extrême intermittence, une irrégularité dans l’emploi des émissaires et un essor très timide de la « résidentialité » des ambassades, qui avait même tendance à diminuer. Cette situation paradoxale, à l’heure où Richelieu renforçait les départements d’État, a conduit à un recours accru aux ambassades extraordinaires de longue durée, formes « hybrides » entre mission courte d’apparat et longue mission de négociation. Maxim Boyko révèle également une frontière floue et fluctuante entre diplomates ordinaires et extraordinaires, tant dans les appellations que dans la durée des missions ou le statut, prouvant que même la politique de nomination était peu définie.
Le recrutement des diplomates dans les relations franco-britanniques
Dans la deuxième partie, Un « grand monde » diplomatique, l’historien se penche sur la sociologie du personnel diplomatique de premier ordre, tentant de cerner le vivier dans lequel les couronnes puisaient leurs représentants. Si un modèle de l’ambassadeur idéal émergeait alors, exigeant naissance, connaissances générales (histoire, politique, droit), expérience et éloquence, la réalité était tout autre. Le secrétariat d’État des Affaires étrangères ne dressait aucun profil social précis et les raisons de recrutement restaient souvent implicites, le choix étant largement dicté par l’intuitu personæ en raison de l’intermittence des ambassades. Cette partie ouvre ainsi la réflexion sur la professionnalisation inégale de l’activité diplomatique en France et en Angleterre inachevée.
La multiplicité des acteurs de tout rang et de toute nature de l’appareil diplomatique
La troisième partie porte sur Le milieu diplomatique, lieu d’un foisonnement peu articulé d’acteurs de toute nature permet à Maxim Boyko d’exposer les rivalités et les concurrences, parfois préjudiciables, au sein même des délégations diplomatiques, nées de vanités protocolaires, de rivalités professionnelles ou de divergences stratégiques. Malgré les tentatives royales de contrôle, la puissance de résistance d’une diplomatie encore extrêmement personnalisée est mise en évidence. L’étude révèle la nature protéiforme de la diplomatie franco-anglaise, avec l’existence d’un foisonnement d’acteurs de second plan, officiels et officieux.
Les « officiels » incluent les secrétaires, chargés d’affaires et agents, souvent plus professionnels, expérimentés et animés par des dynamiques de carrière, se rapprochant des administrateurs intérieurs. Ils constituaient un outil complémentaire flexible, palliant les lacunes du système principal (intermittence, coût élevé, rigidité des coutumes) et agissant comme des « fers de lance d’une professionnalisation par le bas ». Au-delà, l’ouvrage explore les intermédiaires officieux et espions, instruments secrets et véritables « diplomaties parallèles » déployées par les gouvernements à l’insu des ambassadeurs officiels pour disposer de « politiques de rechange ». L’auteur souligne aussi l’existence de réseaux diplomatiques indépendants, entretenus par des partis et factions, dans un contexte de pouvoir politique morcelé.
Les pratiques très codifiées d’une société diplomatique
La quatrième partie, Une chorégraphie politique : les pratiques très codifiées d’une société diplomatique, met en lumière un paradoxe central : la coexistence de structures administratives peu consolidées et de pratiques diplomatiques d’une minutieuse précision, transformant la diplomatie de l’époque en une véritable « chorégraphie politique ».
L’auteur analyse d’abord « l’art d’écrire » diplomatique, marqué par un formalisme croissant des écrits officiels, le développement des correspondances privées et semi-privées, et la généralisation des techniques de chiffrement et d’espionnage. Malgré la professionnalisation de cette écriture, elle reste contrainte par des exigences de sécurité et de rapidité, une « ritualisation » limitant la marge de manœuvre des pouvoirs. Vient ensuite l’étude d’un authentique « savoir-être », où l’exercice diplomatique s’apparente à une mise en scène matérielle. Un cérémonial très précis régit le « ballet des corps », depuis l’accueil de l’ambassadeur jusqu’à ses audiences, et s’applique à tous les acteurs, y compris les épouses. Bien que fondé sur la réciprocité, ce cérémonial, rigide et résistant aux réformes, définissait des « règles du jeu » auxquelles les gouvernements devaient se plier.
Relecture des grands mouvements politique et stratégiques entre les deux royaumes
Enfin, la cinquième partie, L’empreinte de l’outil diplomatique sur le cours politique des relations franco-anglaises, illustre concrètement l’impact de cette sociologie et de ces structures diplomatiques sur les événements politiques. Maxim Boyco décline son analyse à travers plusieurs périodes charnières : la « nouvelle donne politique » de 1610-1615, la politique pacificatrice de Jacques Ier, le passage du mariage à la guerre (1624-1632) qui marque l’échec d’une technique diplomatique traditionnelle, et la diplomatie de Richelieu face à l’Angleterre de la « Tyrannie de onze ans » (1632-1642). Ainsi, l’auteur fait la relecture d’un pan de l’histoire au prisme des pratiques, du vocabulaire et de la grammaire de la diplomatie.
Pour conclure, l’ouvrage de Maxim Boyko offre une relecture essentielle des relations franco-anglaises du début du XVIIe siècle. Il dépasse la simple analyse événementielle pour proposer une synthèse de la sociologie et des structures de la diplomatie royale. En démontrant que la politique était souvent contrainte et façonnée par les moyens diplomatiques disponibles, l’auteur apporte une perspective rafraîchissante et nuancée sur les dynamiques de pouvoir et d’influence. La richesse des sources mobilisées, très largement inédites et la rigueur de l’analyse font de cet ouvrage une référence incontournable pour quiconque souhaite comprendre les ressorts profonds de la diplomatie d’Ancien Régime et son rôle déterminant dans le cours de l’histoire européenne. Son exploration des acteurs variés, des pratiques codifiées et des paradoxes institutionnels renouvelle profondément notre compréhension d’une période charnière de la construction étatique.