« Habiter, c’est faire avec l’espace. » « Habiter, c’est relier, mettre ensemble des éléments traités séparément pour en éprouver les effets pensants, quitte à en assumer les effets non intentionnels. » Ce nouveau concept apparu dans les sciences sociales, il y a 20 ans, a permis de renouveler une partie de leur champ d’études tout en retenant des points de vue différenciés. A l’heure de la multiplication et de la diversification des mobilités, ce ne sont plus les lieux qui font les habitants mais le contraire. « Les paysages peuvent être ruraux et avoir d’autant plus l’aspect idéalisé des campagnes du passé, ces territoires campagnards, habités d’urbains, n’en sont pas moins des territoires urbains. » Habiter un lieu doit se comprendre aussi à une autre échelle que le local : le Monde (J. Lévy) !
Pour rendre compte de la diversité de ce nouveau concept, en janvier 2011, un colloque a réuni à Amiens, à l’université de Picardie Jules Verne, des géographes, des philosophes, des anthropologues, des chercheurs en sciences de l’éducation, des architectes, des urbanistes. Chacun, selon sa spécialité, a examiné ce concept. L’usage du terme est différencié selon les disciplines.
La réflexion des géographes (Lévy, Schmitt, Stock) sur la nature du concept d’Habiter est fort riche et bien plus accessible que celle des philosophes qui font référence à des éléments pas toujours bien connus. Pour les géographes, le terme traduit la nouvelle conception des rapports de l’Homme à l’espace alors que pour les philosophes, il faut y entendre la relation intime à l’espace (Merleau-Ponty) même si pour d’autres (Moles) habiter est synonyme d’immobilité. Eric Dardel a été le premier géographe à inscrire l’Habiter dans les problématiques de la géographie, même si, il faut attendre les années 1970 pour que les géographes aient recours à la phénoménologie. Hoyaux (années 2000), à partir des travaux d’Heidegger, élargit l’Habiter à des lieux non présents mais convoqués par l’imaginaire. Mathis Stock comme de nombreux géographes considèrent que ce sont les pratiques qui font l’espace. Serge Schmitz estime que l’Habiter a remplacé la notion de genre de vie de Vidal. Il permet d’aller plus loin en raison du fait qu’il met en évidence l’élargissement du logement à un espace plus vaste. Il analyse les interactions entre les lieux. Les travaux d’Annabelle Morel – Brochet (2007), qui travaille sur le périurbain, vont dans ce sens. Emmanuel Guisepelli (2006) dégage une typologie des rapports des résidents périurbains qui ne correspond pas nécessairement à celles des CSP (catégories socio-professionnelles). Laurent Cailly, comme Rodolphe Dodier (2007) ont le souci de détacher les pratiques quotidiennes à l’échelle locale et celles avec l’ensemble de l’espace métropolitain. Mais, c’est surtout Mathis Stock qui a le plus théorisé l’habiter. A partir de l’analyse des pratiques touristiques, il montre que nos sociétés sont « poly-topiques » : L’Habiter étant l’articulation des pratiques des lieux des individus. L’Habiter s’oppose aux théories heideggériennes qui insistent sur le rapport de l’Homme à la terre. « L’espace des individus n’est plus seulement local mais en réseau. »
Ces réflexions sur la nature du concept d’Habiter occupent la première partie de l’ouvrage. Une première partie d’autant plus difficile à lire que les raisonnements développés, qu’ils soient le fait de géographes ou de philosophes, sont davantage philosophiques que géographiques. Aussi, c’est avec soulagement que l’on s’attèle à la seconde partie de l’ouvrage. Nettement plus concrète, elle est surtout plus facile d’accès, même si certains articles auraient trouvé leur place dans la première partie ! L’article d’Emmanuelle Peyrel « L’enfer, c’est les autres » décrypte les pratiques touristiques au Vietnam et met en lumière l’évitement spatial dont sont victimes des lieux ostracisés par les guides touristiques occidentaux. Ainsi, tourisme national et international ont peu de chances de se rencontrer : la culture populaire vietnamienne (les 3 R : Rire, se Reposer, se Rafraîchir) étant rejetée au profit d’un écotourisme sportif (trek) visant à « visiter l’Autre sans le dénaturer » mais sans jamais le rencontrer ! L’article comprend une intéressante réflexion sur « le style d’habiter touristique occidental » qui cherche à imposer ses usages à l’ensemble de la planète. Kelly Poulet interroge les migrations internationales sénégalaises et voit dans le projet migratoire une aspiration à l’individualisme, permettant ainsi d’échapper à la hiérarchie familiale. Pourtant, la vie en France en foyer est loin de correspondre aux aspirations individualistes des candidats. Un « village » sénégalais est recréé, fonctionnant sur la solidarité. Si l’entraide a du bon, elle a comme pendant un contrôle social important et souvent plus fort qu’au pays. Cette position est d’autant plus paradoxale que la mobilité migratoire est perçue comme un rite initiatique émancipateur, source de prestige social. Le cas des marins (sur les navires marchands) est finalement assez proche de celui des migrants. Ils habitent un entre-deux non seulement entre terre et mer mais entre les lieux sur terre reliés où ils ne font que passer. Leur Habiter est poly-topique (M. Stock). Le bateau est un huis-clos exposé (cf. piraterie). Leur isolement est renforcé par la sécurisation croissante des aires portuaires.
Au total, cet ouvrage est un livre difficile même si des réflexions intéressantes y sont exposées. Pour le professeur du secondaire qui voudrait en savoir plus sur la genèse du concept qu’il est amené à enseigner, ce n’est pas le livre à emmener en vacances, sur la plage ou ailleurs. A moins qu’il ait l’intention d’y emporter papier et crayon !
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes