Dans la collection « Résistance-Liberté-Mémoire », les éditions du Félin ont entrepris depuis longtemps de rééditer des ouvrages écrits par des résistantes et résistants et devenus introuvables ou presque. Ils le font avec l’association Liberté-Mémoire, fondée par de « grands » résistants, aujourd’hui décédés, et présidée par Laurence Thibault, entourée de plusieurs historiens, Jean-Pierre Azéma, Charles-Louis Foulon, Fabrice Grenard et Bruno Leroux (respectivement actuel et ancien directeur scientifique de la Fondation de la Résistance), Vladimir Trouplin (conservateur du musée de l’Ordre de la Libération), et de l’historienne et conservatrice générale Christine Lévisse-Touzé. Le journal de guerre de ce médecin de la France libre n’avait jamais encore été publié et n’était connu que des seuls initiés. Rédigé par un homme aux convictions simples et affirmées, au caractère entier, ce témoignage nous plonge au cœur de l’aventure des Français libres en Afrique et au Proche Orient. Il est rendu accessible et profitable grâce à un excellent appareil critique.
Jean Vialard-Goudou, médecin des troupes coloniales
Fils de médecin de campagne, Jean Vialard-Goudou est né en 1902 à Frontenac en Gironde. Il suit la voie paternelle en se destinant à la Médecine et entreprend des études à l’Ecole de Santé navale de Bordeaux de 1922 à 1926 ; il en sort avec le grade de médecin lieutenant. Ayant choisi de faire carrière dans les troupes coloniales, au terme d’un stage à l’Ecole du Pharo à Marseille, il rejoint l’Afrique équatoriale française (AEF) en 1927 comme aide-major à la garnison de Brazzaville (Moyen-Congo). En 1929 il est affecté au service médical des chantiers de Mayembé et est promu capitaine. Il passe trois ans en Indochine de 1932 à1935. En décembre 1938, il rejoint à nouveau l’AEF comme médecin chef du département sanitaire de Kouilou et de l’hôpital de Pointe-Noire.
Les médecins des troupes coloniales ont choisi cette affectation. « Ils étaient destinés à être envoyés dans des postes très isolés, où, à la tête d’une équipe paramédicale recrutée et formée sur place, ils seraient tout à la fois, médecin, chirurgien, obstétricien, pédiatre, pharmacien, administrateur, pharmacien et même quelquefois vétérinaire (…) Les dangers persistaient et il fallait un certain courage à ces jeunes hommes pour se lancer dans une telle aventure. Le risque était partagé par leur épouse et leurs enfants pour ceux qui partaient en famille (c’est le cas de Jean Vialard-Goudou). » Cette médecine se faisait essentiellement au profit des populations, mais ils devaient aussi assurer le soutien des unités militaires.
Médecin des Forces françaises libres dans la campagne de Syrie, à Bir Hakeim et El Alamein, en Tunisie, en Italie
Il se trouve à Pointe Noire au moment de l’armistice et il décide de rallier la France libre dès le ralliement du Moyen-Congo le 28 août 1940. En décembre 1940, il est nommé médecin chef à l’Hôpital de campagne des Forces françaises libres (FFL). Après un long voyage en bateau, via Durban et Suez, il rejoint les FFL en Palestine en avril 1941. Au moment de la campagne de Syrie en juin 1941, il est médecin-chef du groupe sanitaire de la 1ère Division légère française libre (DLFL) sous les ordres du général Legentilhomme. Après la dissolution de la 1ère DLFL (août 1941), le médecin lieutenant-colonel Vialard-Goudou est affecté comme médecin-chef à la 1ère Brigade française libre sous les ordres du général Koenig. Il participe à ce titre à la défense de Bir-Hakeim (27 mai-11 juin 1942) où il s’illustre par son courage et son dévouement à secourir les blessés. Il réussit à sauver la totalité de ses 250 blessés au cours de la sortie de vive force de la nuit du 10 au 11 juin, faisant charger et décharger les blessés au fur et à mesure de la destruction des véhicules. Médecin lieutenant-colonel depuis mai 1942, il prend part ensuite aux opérations d’El Alamein en octobre 1942 puis à la campagne de Tunisie en mai-juin 1943. Accidenté, il reste six mois dans le plâtre de l’été 1943 jusqu’au début de 1944 avant de reprendre du service à l’hôpital Maillot à Alger. Promu médecin colonel en mars 1944, il rejoint début août l’armée B du général de Lattre de Tassigny à Naples pour participer au débarquement de Provence et devient ensuite médecin-chef des « unités non endivisionnées » de la 1ère Armée française. Fin novembre 1944, il est désigné pour réorganiser et remettre sur pied l’Ecole d’Application du Service de Santé des Troupes de Marine du Pharo à Marseille.
Structure de l’ouvrage
Le cœur du manuscrit de Jean Vialard-Goudou était constitué par son Journal de marches et d’opérations qui couvre la période du 2 février au 20 juillet 1942. Au centre de ce texte se trouve le Journal de Bir Hakeim, tenu du 2 février au 26 juillet 1942. Quand il décida de « faire un livre », en mai 1946, il rédigea, à partir de notes manuscrites, un récit de la période précédent le Journal de marches, allant de juillet 1940 à décembre 1941, et un autre de la période suivante, postérieure à un grave accident de la route qui l’éloigna à son grand regret du front des opérations, allant d’avril 1943 à août 1944. Sur les 210 pages de ce récit de Jean Vialard-Goudou, le Journal de Bir Hakeim en occupe 80. Le texte est divisé en 10 chapitres chronologiques conduisant le lecteur de Pointe-Noire à Damas et Beyrouth (campagne de Syrie), puis de la Syrie à l’Egypte et Bir-Hakeim, au cœur du désert, de Bir-Hakeim à El Alamein, puis d’Alexandrie au Caire, Beyrouth, Alger, Naples, Paris, Marseille.
Le texte est lui-même d’un grand intérêt, et il est remarquablement mis en valeur par l’appareil critique établi par Julien Toureille. Il ne serait pas facile de se situer, à la fois au plan géographique et à celui de l’organisation militaire et sanitaire sans les nombreuses notes infrapaginales. Elles sont complétées par des encadrés situés dans le texte et qui en montrent l’intérêt et en donnent le sens, révélant une parfaite connaissance du sujet par leur auteur. A cet éclairage du texte viennent s’ajouter en annexe 70 courtes biographies de personnages cités dans le texte, un index des personnes et un autre des lieux. Dans le texte lui-même on trouve une trentaine de photographies
Un témoignage précieux et sans concession sur le personnel médical de la France libre
Médecin en Indochine en 1947, dans un hôpital marseillais d’octobre 1948 à juillet 1949, il repart pour six mois à Saïgon en 1950, et termine sa carrière à Bordeaux jusqu’à sa retraite en 1959. C’est alors qu’« il entreprend de publier ses souvenirs, sans jamais y parvenir en dépit d’un manuscrit plusieurs fois remanié ». La cause en est que le Journal de Bir Hakeim, tenu au jour le jour au cœur de la bataille par le docteur Jean Vialard-Goudou, qui raconte le siège du point de vue du chef du groupe sanitaire divisionnaire (GSD), dérange très fortement plusieurs de ceux qui furent ses collègues ou ses supérieurs, et qui en prennent pour leur grade. Le Journal fait état de gros désaccords entre Vialard-Goudou et le colonel Pierre Masson au sujet de la conduite des combats, entre le même et le général de Larminat sur l’efficience du service de santé, au sein même du corps médical à l’intérieur de la brigade. « Pour la première fois, les officiers sont décrits dans l’attente des combats, prenant des décisions « à l’issue de parties de bridge ou entre deux whiskies » et quelquefois sans concertation. »
Un officier supérieur qui est d’abord un patriote et un médecin, mais aussi un rebelle maniant l’ironie et la provocation
L’engagement de Jean Vialard-Goudou est précoce et très pur. Il ne doute pas d’avoir fait le bon choix en rejoignant le général de Gaulle (qu’il rencontre trois fois au cours de ses campagnes). Il est constamment préoccupé par la volonté d’améliorer les soins aux blessés et donc par l’organisation et le matériel. Aussi se heurte-t-il souvent à d’autres impératifs ou à d’autres choix. C’est un homme franc, fort peu diplomate, dont la personnalité affirmée peut conduire à exprimer sèchement son opinion. Ainsi conclue-t-il le récit de la bataille de Bir-Hakeim : « Si l’on doit recommencer, et tous l’espèrent, j’aurais cette fois ce que je veux malgré des généraux et leurs femmes, ou je publie in extenso toutes ces pages. Mort aux cons qui préfèrent leur gloire mesquine et personnelle à la vie des combattants (…) Que ça peut être con un théoricien !!! » Doté d’un solide sens de l’humour, il pratique régulièrement l’ironie, à ses dépens comme envers les autres. La hiérarchie lui pèse et il est quelque peu rétif à la discipline. Julien Toureille le qualifie de « rebelle s’accommodant souvent mal, dans cette époque troublée, des règlements et des interdictions, jugés inutiles, et ne détestant pas la provocation ».
Avant son accident, l’auteur est sur le front. Il nous fait partager le quotidien du médecin dans ses fonctions et dans son temps libre. Quand il n’y a pas de combat, le temps paraît long. Il est médecin, mais il est aussi le chef d’une équipe et le responsable d’un matériel médical qu’il juge toujours insuffisant. Il y a évidemment peu de blessés, le bridge prend une grande place, la camaraderie est une évidence et ne tient guère compte des grades (ainsi le général Koenig qu’il voie souvent l’appelle-t-il « mon lapin »), les relations avec les Anglais sont bonnes et il s’en félicite souvent. Les repas, quelle que soit la qualité de la nourriture, prennent alors une grande place dans les relations sociales et la cohésion du groupe. Il utilise beaucoup l’expression Free French qui désigne la solidarité et la loyauté qui unit les Français Libres dans le combat pour la Libération et la victoire finale. La vie dans le désert est difficile : les mouches, les vents de sable, la difficulté à s’orienter et la peur de se perdre, le manque d’eau.
Quand les combats (qu’il qualifie de « bagarre » ou de « baroud ») se déroulent les médecins se dépensent sans compter, il faut soigner, opérer, évacuer les blessés. A Bir-Hakeim, après une longue préparation des fortifications du site, le creusement de trous pour y enfouir les hommes, et de dures discussions sur l’organisation du groupe médical, l’offensive des troupes de Rommel est terrible, à la fois par terre et par air. Quand l’ordre est donné de forcer le passage de nuit à travers les lignes ennemies, l’évacuation des blessés est une opération redoutable. Son accident de voiture l’immobilise de longs mois et l’éloigne définitivement du champ de bataille. La seconde partie de son Journal est « davantage nourrie par l’observation et l’évolution des mentalités en Afrique du Nord et sur le continent européen ».
C’est donc un document de grand intérêt historique et humain qui nous est ici proposé. Le général de Gaulle fit de Jean Vialard-Goudou un Compagnon de la Libération par décret du 9 septembre 1942. Il est décédé le 30 novembre 1970 dans un accident de voiture.
© Joël Drogland pour les Clionautes