La publication de sources est toujours réjouissante surtout quand elles datent de la fin du XVIIIe siècle et de la révolution. C’est le cas du chevalier puis comte de Thiard de Bissy (1724-1793) qui vécut dans l’entourage de Condé ainsi qu’au service du duc d’Orléans, Louis-Philippe comme écuyer et gentilhomme de sa chambre. Les 127 lettres publiées s’échelonnent de 1742 à 1793. Cette correspondance passive est constituée de rapports militaires détaillant les combats de la Guerre de sept ans, les marches forcées et les batailles sur le front de l’Empire où Thiard commande la gendarmerie du roi et les chevaux légers du Dauphin. Une vraie guerre écrite en dentelles qui complète les ouvrages de son concurrent, le vicomte de Ségur.
Une autre série de lettres concerne l’administration des provinces de l’Ouest où Thiard était gouverneur militaire de la ville et du port de Brest. Suivent des notes, des lettres, des rapports sur l’administration royale en province. Il commente et amende les ordonnances royales en 1783, en 1788. Puis il organise la réunion des Etats provinciaux de Provence comme commandant en chef du gouvernement. Sa correspondance administrative bien que partielle, montre le quotidien d’un représentant du roi et notamment la réflexion de faisabilité sur la route du col de Vars entre Gap, la citadelle de Mont-Dauphin et le fort de Tournoux dressés face au Piémont Sardaigne, chemin de charrettes facilitant le commerce, ou chemin de bête de charge. Déjà le désenclavement de Barcelonnette !
Thiard de Bissy ne se départit jamais de son style littéraire élégant et quelque peu détaché des événements. Même au milieu des campagnes militaires, il utilise les références de la culture antique, s’enquiert du théâtre à Paris, des publications des philosophes. A son correspondant, le baron Grimm, il donne des nouvelles du jeune Jean-Jacques [Rousseau], des actrices de théâtre tout en relativisant cette société. « On s’accoutume trop aisément à juger de la situation des peuples par les révolutions qui arrivent aux grands. [la mort de Concini] Cet évènement ne change en rien le sort de dix-huit millions d’âmes que la France nourrit ». Il se tient au courant des activités des philosophes, les fréquentant lorsqu’il est à Paris ou entretenant des correspondances avec eux. Un homme de son temps, qui s’interroge sur la société dans laquelle il vit, avec un entourage éclairé puisqu’il fréquente Mme de Genlis, gouvernante du jeune prince d’Orléans. Etonnamment, il n’a aucun correspondant féminin à cette période (choix non justifié par le commentateur Bernard Alis).
« J’aime à croire que mon siècle est le plus éclairé, que mon gouvernement est le meilleur et que mon temps est le plus heureux » (lettre 11).
Ce monde s’effrite à partir de 1788 puis s’effondre progressivement. D’abord par la dissolution du Parlement de Bretagne, avec l’édit de Lamoignon qu’il est chargé d’appliquer en assurant l’ordre dans la ville. Il fait monter les renforts militaires, contrôler les convois de blé et de vivres tout en surveillant la population, comme tout autre administrateur provincial dans les premières années de la Révolution. Puis, arrivent les premières décisions de l’Assemblée Constituante. Souvent, il se montre conciliateur, cherchant des compromis et les obtenant par écrit. Véritable administrateur, il indique au ministre de la guerre l’état de la population urbaine, les levées de la garde nationale et « l’orgueil qu’elle fait naître » (p 92). Il ne lui cache pas les querelles intestines pour se partager le pouvoir local. En octobre 1789, il préfère s’éloigner de Bretagne avant de démissionner de son commandement. « Quant à moi, je n’ai nulle envie de donner des ordres qui ne sont plus exécutés » (p 113). Serviteur de l’État, il cesse ses fonctions sans porter de jugement.
Ces mémoires sont intéressantes, aisées à lire parce que le comte de Thiard appartient à cette noblesse lettrée au style policé, à l’humeur parfaitement contrôlée par une éducation aristocratique. Ces textes ne présentent pas de révélation mais donnent avec justesse l’air du temps de cette fin de XVIIIe siècle.
On peut déplorer dans cette édition des notes trop sèches situant par les personnages uniquement par leurs simples dates de naissance et de mort. Dans le contexte actuel de la recherche historique, l’attention est portée sur les réseaux de famille ou de relations, sur les emplois à la cour de façon à éclairer l’ensemble du réseau social dont dispose une famille à la cour ou dans la province administrée.
De surcroît, Bernard Alis qui présente cette correspondance, s’autorise des commentaires excessifs : ainsi à la suite de la nuit du 4 août, « l’anarchie va se propager dans tout le pays » (p 89) alors que le comte de Bissy qui n’a pas changé son vocabulaire, parle des désordres, terme d’époque. Bernard Alis n’hésite pas à conduire son personnage dès 1791 « vers la solution finale », formule inadaptée, d’abord au regard du style du comte Thiard de Bissy qui tout en étant lucide sur la situation, a une langue parfaitement modérée, et formule qui, tout en surinterprétrant de façon anachronique, tend à manipuler le comte de Thiard pour l’entraîner vers un parti qu’aucune de ses lettres ne prend. Publier cette belle correspondance, oui, mais avec un appareil analytique scientifique qui donne un sens au contenu.
Pascale Mormiche