Anglais, Néerlandais et Français à l’assaut de l’empire portugais dans l’océan Indien

Guillaume Lelièvre présente les quatre expéditions françaises pour s’implanter sur la route des Indes orientales à la recherche des épices au début du XVIIe siècle. Partis des côtes normandes (Rouen, Dieppe, Honfleur) le récit de ces expéditions est resitué dans le contexte international de remise en cause du monopole portugais. L’utilisation des sources anglaises et néerlandaises croisées aux sources françaises permet de mesurer l’intensité de la concurrence dans le course aux épices. Le bilan qu’en fait Guillaume LelièvreSa thèse, Les précurseurs de la Compagnie française des Indes orientales, 1601-1622, soutenue en 2014 disponible ICI est sévère : des Français en retard, dépendant des nations étrangères en matière de construction navale et mal soutenu par une France tournée vers la terre, peu encline à financer de telles expéditions risquées quand le commerce avec la Nouvelle-France et les Antilles était très lucratif.

Après avoir resitué, dans l’introduction, la découverte portugaise de la route maritime des Indes et les premières tentatives françaises au XVIe siècle l’auteur propose un point bibliographique sur la présence française aux Indes, études historiques, récits de voyage. Il place son étude dans « une histoire mondiale et de contact entre civilisations »Cité p. 22.

Anglais, Néerlandais et Français à l’assaut de l’empire portugais dans l’Océan Indien

L’empire « Estado da India » n’est en fait qu’un chapelet de ports qui concurrence à peine le commerce musulman et la voie terrestre des épices. L’auteur montre les changements survenus au début du XVIIe siècle avec l’arrivée et les ambitions de nouvelles nations. Anglais et Néerlandais avaient l’habitude du commerce lointain et les querelles européennes, notamment la révolte des Pays-Bas espagnols favorisaient leurs entreprises. Les tentatives pour trouver une route vers l’extrême orient par le Nord (Baie d’Hudson, Spitzberg) n’avaient pas été fructueuses. Les nations espagnole et portugaises en difficulté, Anglais et Néerlandais se lancent dans des projets de « Compagnies des Indes orientales » dès la fin du XVIe siècle.

L’expédition du Croissant et du Corbin (1601-1603) d’après les sources françaises

Contexte économique et présentation des deux témoins et de leurs récits

C’est dans les villes liées au commerce de la toile que commence cette expédition. Un groupe de marchands de Saint-Malo, Vitré et Laval investissent dans deux navires : le Croissant et le Corbin, pour aller chercher des épices dans l’Océan Indien. L’auteur dresse le portrait économique et social des trois cités et présente François Pyrard, marchand de Laval, qui embarque sur le Corbin. Il a laissé un récit de son voyageDiscours du voyage des François aux Indes orientales, : ensemble des diuers accidents, aduentures & dangers de l’auteur en plusieurs royaumes des Indes, & du seiour qu’il y a fait par dix ans, depuis l’an 1601. iusques en ceste année 1611. Contenant la description des païs, les moeurs, loix, façon de viure, religion de la plus part des habitans de l’Inde, l’accroissement de la Chrestienté, le trafic & diuerses autres singularitez, non encore écrittes ou plus exactement remarquees. Traité et description des animaux, arbres & fruicts des Indes Orientales, obseruees par l’auteur. Plus vn brief advertissemens & advis pour ceux qui entreprennent le voyage des Indes. Dedié a la reyne regente en France. Publié en 1611 et réedité en 1615, 1619, 1679 et par les Editions Chandeigne en 1998 et Hachette en 2018 publié en France en 161, un véritable best-seller.

Guillaume Lelièvre en fait l’étude critique. Le second personnage de cette expédition est François Martin, de Vitré, rescapé du Croissant, il publie lui aussi ses souvenirs : Description du premier voyage faict aux Indes Orientales par les François en l’an 1603, publié en 1604Consultable sur le site de la BNF et republié par les éditions Les Portes du large de Rennes, en 2012, sous le titre : Description du premier voyage fait par les Français aux Indes Orientales.

C’est à partir de ces deux sources que l’auteur a pu reconstituer cette expédition.

Le récit de l’expédition par Pyrard et Martin

Le récit alterne extraits des textes sources et informations permettant mise en contexte et compréhension.

Cette expédition est soutenue par le roi, son objectif envisagé est le Japon. C’est donc une affaire de marchands malouins, vitréens et Lavallois qui souhaitent briser le monopole ibérique sur les Indes orientales. On notera la critique envers les Français, trop terriens pour se lancer dans les aventures maritimes où les précèdent les Anglais et les Néerlandais. Pour Pyrard et Martin les motivations sont à la fois la curiosité et l’appât du gain.

On découvre la minutie des préparatifs et notamment le choix des marins, les conditions de navigation : longueur du trajet, escales pas toujours accueillantes, dangers de mer, imprécision des instruments de navigation, choix des dates de départ en rapport avec les tempêtes et effets de la mousson peu connue des Européens, scorbut. Le choix de l’itinéraire est lié à l’emploi de pilotes britanniques et Flamands.

Les sources permettent de décrire le séjour à Sumatra en 1602, escale poivrière avant un voyage de retour qui comme à l’aller laisse en divers lieux de nombreux morts (maladies, alcool).
L’auteur reconstitue une chronologie du voyage et propose un bilan commercial nul et un bilan humain catastrophique.

Les rencontres du Croissant et du Corbin avec d’autres navires : l’apport des sources anglaises et néerlandaises

L’auteur, à partir des sources étrangères, montre que les marchands français n’étaient pas absents des expéditions néerlandaises, notamment Balthazar de Moucheron, né à Anvers mais originaire du Perche ou Guyon Lefort.
Les sources permettent de montrer les rencontres des bateaux français avec les bateaux flamands : Cap de Bonne-Espérance, Madagascar. Elles font état du mépris envers les Français, catholiques, mal préparés. On y voit la concurrence mais aussi les tractations en commun avec les populations locales.

De la même manière sont relatées les rencontres avec la flotte anglaise de Lancaster, ce qui permet de comparer les temps de navigation et de décrire l’escale commune à Aceh pour l’approvisionnement en épices.

Dont le nom, Banda Aceh, est connu de nos jours pour le tsunami de 2004

Les voyages retour sont aussi des occasions de rencontre où l’on voit que la confiance des armateurs envers les capitaines n’était pas toujours récompensée comme le montre la tentative de détournement par Balthazar de Moucheron d’un navire flamand à son profit et à celui d’Henri IV.

La première Compagnie française des Indes orientales : des débuts laborieux (1604-1615)

La « récupération » du récit de François Martin par Henri IV et la fondation de la première Compagnie française des Indes orientales (1604)

Le pouvoir royal s’empare de cette aventure. Alors qu’Henri IV avait approuvé la première expédition ratée et prenant exemple sur l’Angleterre il est à l’origine de la première « Compagnie française des Indes orientales ». C’est le récit de François Martin qui, orienté, vient soutenir les ambitions royales. L’auteur montre les biais du récit pour minimiser les difficultés et faire valoir l’intérêt d’une expansion commerciale dans l’Océan Indien.

La première Compagnie des Indes est fondée par Henri IV le 1er juin 1604 dans un contexte de paix (Traité de Versois 1598 à l’extérieur, Edit de Nantes) mais de rivalités et de tensions avec la révolte des Pays-Bas espagnols.

Une première décennie d’existence agitée sans résultats concrets (1604-1615)

Le but était de créer quelques comptoirs malgré les craintes néerlandaises et les réticences des Etats généraux à tout financement. Quelques personnages jouent un rôle important dans les relations avec les Néerlandais : Pierre Lintgens, Pierre Jeannin, Isaac Le Maire.

Après la mort d’Henri IV ce sont les Anglais qui deviennent hostiles aux entreprises françaises. En dix ans la Compagnie n’est toujours pas arrivée à affréter un navire. En 1615 sous la signature du jeune Louis XIII elle devient la « Compagnie pour les Moluques » avec privilège de la navigation vers les Indes orientales pour douze ans.

Trois expéditions vers les Indes orientales (1616-1622)

La première expédition de la Compagnie des Moluques : le Montmorency et la Marguerite (1616-1618)

Le Montmorency et la Marguerite quitte Dieppe le 16 avril 1616 sous la direction d’Augustin de Beaulieu, d’une famille de marchands-drapiers normands et de Guillaume de Caen qui représente les intérêts de la Compagnie. Cette expédition est marquée, comme la précédente, par les difficultés, atteintes de scorbut notamment. Elle entre dans la rade de Bantam (Java) le 15 février 1617, commence alors un séjour très mouvementé du fait de l’hostilité des Néerlandais bien implantés à Bantam et malgré de bons contacts avec le sultan.

Si le bilan est plutôt négatif, des signes positifs existent. L’auteur complète les informations à partir des sources anglaises et néerlandaises.

Une expédition « malouine » indépendante : le Saint-Michel et le Saint-Louis (1616-1619) . . . . . .

Malgré des sources lacunaires l’auteur rapporte le montage : financement, navires (le Saint-Michel et le le Saint-Louis) et équipages, les étapes du voyage, l’hostilité des Néerlandais, leur monopole du commerce du poivre alors que ce commerce est réputé libre en Europe. Quelques Malouins s’installent à Bantam. Le Saint-Michel pris par les Flamands leur sert au commerce local tandis que le Saint-Louis revient à Saint Malo le 9 mai 1619 avec quelques bénéfices. Les Malouins, forts de deux comptoirs à Pondichéry (1617) et à Bantam (1618) espèrent pouvoir organiser une autre expédition.

La seconde expédition de la Compagnie des Moluques : le Montmorency, l’Espérance et l’Hermitage (1619-1622)

Avec le soutien de Louis XIII, une nouvelle expédition quitte Honfleur le 2 octobre 1619 sous la direction d’Augustin de Beaulieu, avec trois navires : le Montmorency, l’Espérance (capitaine Robert Gravé) et l’Hermitage (capitaine Ridel). On retrouve le récit détaillé du voyage (carte p. 267). Après les escales sur la côte occidentale de l’Afrique et le passage du Cap de Bonne espérance les navires se séparent pour la traversée de l’Océan Indien. Après bien des vicissitudes ils atteignent Ticou, au Nord de Java, entre juillet et décembre 1620, Bantam étant alors sous blocus néerlandais. DE fin janvier à juillet 1621 l’expédition est à l’ancre dans la rade d’Aceh où Beaulieu est reçu par le sultan local. Le récit montre toute l’âpreté de la concurrence générée par le commerce du poivre : saisi de navire, pillage de la cargaison, assassinats de matelots.

Une expédition très mouvementée avec un retour rendu difficile par les conditions de mer et l’état sanitaire pitoyable de l’équipage du Montmorency qui rentre seul au Havre le 1er décembre 1622.

Conclusion

L’auteur montre l’intense activité française avec le soutien royal et face à la concurrence féroce des Anglais et des Néerlandais

Epilogue : Les Français aux Indes orientales, 1622-1664

Les Normands et les malouins , notamment Augustin de BeaulieuMémoires d’un voyage aux Indes orientales 1619-1622, Augustin de Beaulieu, Editeur Maisonneuve & Larose, 1996 n’ont pas oublié les Indes Orientales. Si les projets se succèdent, peu de réalisationsUn siècle plus tard la France est toujours présente : Il s’appelait Poivre. Un chasseur d’épices dans la mer des Indes (1750-1772), Gérard Buttoud, L’Harmattan, 2016 : un comptoir à Madagascar (Taolagnaro / Fort Dauphin) crée en 1643, Pontchéry capitale de la puissance française en Inde (1674).

Des annexes nombreuses proposent des textes comme des Lettres patentes et autres documents diplomatiques.