Qualifiée de « première synthèse sur l’histoire de la consommation » en quatrième de couverture, cet ouvrage court mais dense vient en effet combler un vide, au moins en langue française

Combler un vide historiographique

Qualifiée de « première synthèse sur l’histoire de la consommation » en quatrième de couverture, cet ouvrage court mais dense vient en effet combler un vide, au moins en langue française, en attendant la publication de livre de Jean-Claude Daumas dont la parution est « annoncée » dans la bibliographie pour 2012 ou 2013 DAUMAS Jean-Claude, La France des consommateurs, Paris, Flammarion, à paraître, 2012-2013. La longueur de cette bibliographie, une dizaine de pages, montre par ailleurs que la consommation n’est certes pas un domaine ignorée des historiens. Mais l’intérêt de ces derniers pour cette question remonte à quelques années alors que sociologues et philosophes, entre autres, ont multiplié recherches et publications sur la société de consommation A titre d’exemple, on citer le livre classique de Jean Baudrillard, La société de consommation, paru en 1970 pour la première fois et disponible chez gallimard dans la collection Folio-Essais. et les consommateurs depuis plusieurs décennies. L’auteur, Marie-Emmanuelle Chessel, directrice de recherches au CNRS, appartient à la poignée d’historiens qui ont renouvelé, voire « inventé » l’historiographie francophone existante sur la question comme en témoignent ses travaux. Il faut citer en particulier sa thèse qui porte sur la publicité La publicité. Naissance d’une profession (1900-1940), Paris, CNRS Editions, 1998, 253 p. , son HDR, soutenue en 2009 et qui devrait paraître prochainement, intitulée De la gestion à la citoyenneté. Une histoire sociale de la consommation contemporaine et la publication en collaboration avec Alain Chatriot et Matthew Hilton d’un important colloque tenu en 2004. Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XXe siècle , Paris, La Découverte, 2004, 424 p. Pour une présentation plus complète de l’auteur et connaître la totalité de sa bibliographie, on peut consulter sa page personnelle sur le site de l’EHESS, http://esopp.ehess.fr/document.php?id=94

Thèmes et enjeux de l’histoire de la consommation

Définir une réalité aussi évidente et concrète que la consommation avant d’en retracer l’histoire s’avère moins évident qu’on pourrait le penser au premier abord. L’auteur contourne la difficulté en présentant le sujet de son livre de la façon suivante : « Quel que soit le terme choisi – « consommation », « société de consommation » ou « culture de la consommation » -, l’histoire qu’évoque ce livre est celle de la production, de la diffusion de l’achat et de l’usage d’un nombre croissant de biens par une proportion croissante d’hommes et de femmes prenant progressivement l’identité de « consommateurs ». » (page 3). Elle situe ensuite son essai de synthèse dans le temps, considérant que la société de consommation naît au XVIIIe siècle, et dans l’espace ; l’essentiel des développements est centré sur le cas français, ce qui n’empêche pas d’intéressantes comparaisons avec d’autres pays, et le nécessaire détour par les Etats-Unis tant « la puissance du modèle américain » (page 46) est prégnante en France comme ailleurs. Une fois ces précisions apportées, Marie-Emmanuelle Chessel peut développer son propos en suivant un plan à la fois chronologique et thématique : dans les deux premiers chapitres elle aborde la « Genèse de la société de consommation aux XVIIIe et XIXe siècle avant de traiter de l’épanouissement de « la société de consommation contemporaine » au XXe siècle. A travers quatre chapitres, le lecteur peut découvrir ensuite les grands enjeux de l’histoire de la consommation et de l’historiographie qui lui est liée  :

  • L’ « américanisation relative » de la société française à travers le développement de la société de consommation.
  • L’histoire des « experts de la fabrication des marchés », c’est-à-dire à la fois les vendeurs, les publicitaires, les marketers mais aussi les patrons .
  • L’histoire du « genre de la consommation » car depuis l’origine il existe une représentation « genrée » des consommateurs dans la mesure où, pour bien des produits, le consommateur est d’abord une consommatrice.
  • L’histoire des organisations de consommateurs enfin dans un chapitre intitulé « Quand les consommateurs s’organisent. »Je n’ai pas jugé utile de résumer ces chapitres dans la mesure où l’éditeur a mis en ligne le plan détaillé de l’ouvrage qui inclut la liste des encadrés : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Histoire_de_la_consommation-9782707159250.html .

Le texte des chapitres est par ailleurs complété par 31 encadrés qui permettent à l’auteur de faire le point de manière extrêmement synthétique sur certains aspects particuliers ou sur des exemples. L’encadré quatre porte ainsi sur « L’importance du marché de l’occasion depuis l’époque moderne », le six sur « La genèse du grand marché de masse américain au XIXe siècle » …

Une grande utilité pédagogique

L’Histoire de la consommation que nous propose Marie-Emmanuelle Chessel présente de multiples intérêts pour les enseignants d’histoire-géographie aussi bien que de sciences économiques et sociales et, pourquoi pas, pour leurs élèves de première ou de terminale. L’ouvrage rassemble des connaissances éparses avec une rare efficacité, le format de la collection forçant précisément à la synthèse. Il couvre un large éventail de thèmes que nous abordons en classe et permettra au moins érudits d’entre nous, c’est du moins le cas de l’auteur de ces lignes, de compléter leurs connaissances sur bien des points. Par exemple, les interactions entre histoires de la colonisation et de la consommation sont moins univoques que l’on pourrait le croire. Elles ne se limitent pas à aux campagnes publicitaires destinées à promouvoir les produits coloniaux et au fameux « Y’a bon Banania » même si cet aspect est rappelé (page 61). On les retrouve aussi dans d’autres campagnes publicitaires qui sont elles diffusées dans les pays colonisés pour y faire consommer des produits occidentaux : « En Afrique du Sud et dans le Zimbabwe colonial, dans les années 1940 et 1950, une vague de nouveaux publicitaires apparaissent au service de multinationales américaines comme Lever Brothers ou Colgate-Palmolive. Beaucoup ont auparavant travaillé dans l’administration sud-africaine ou le gouvernement de Rhodésie, ou bien ils ont été formés en anthropologie dans les universités sud-africaines. Leurs valeurs coloniales et racistes sont réutilisées pour une nouvelle mission civilisatrice : mettre en place des campagnes publicitaires pour les savons Lifebuoy, Sunligth ou Lux qui visent ouvertement à créer de nouveaux besoins chez les Noirs d’Afrique. » (page 64).
Autre exemple de l’intérêt du livre pour les enseignants : Marie-Emmanuelle Chessel retrace en quelques pages l’histoire du commerce équitable et montre que consommer de façon éthique est un impératif posé par certaines associations dès la fin du XIXe siècle. Elle cite longuement, dans l’encadré 26, un tract de la Ligue sociale d’acheteurs, fondée en France en 1902, qui pourrait être soumis comme document à des élèves et dont le contenu ne serait sûrement pas renié par les militants actuels du commerce équitable : « Qu’est-ce que la Ligue sociale des acheteurs ? La ligue sociale est une association de personnes qui, réfléchissant à la responsabilité qu’elles ont vis-à-vis du monde du travail en tant qu’acheteurs ou acheteuses, se préoccupent d’obtenir par leurs achats quotidiens, éclairés et organisés, des améliorations progressives des conditions de travail. » Suit ensuite la liste des devoirs du membre de la ligue qui commence par celui-ci : « Ne jamais faire une commande sans demander si elle ne risque pas d’entraîner le travail de la veillée ou le travail du dimanche. »

Comme on l’aura compris, cet ouvrage bref mais très utile mérite une place dans toutes les bonnes bibliothèques et dans tous les bons CDI. On pourrait tout de même formuler un regret. Jamais n’est abordée la question de la place de l’essor de la consommation dans le développement industriel et, plus largement, dans la croissance économique qui est pourtant au cœur des débats actuels sur le processus d’industrialisation en général et sur ses causes en particulier DE VRIES Jan, The Industrious Revolution. Consumer behavior and the household economy, 1650 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, 327 pages. Le lecteur francophone et pressé pourra se contenter du long compte-rendu de ce livre rédigé par Jean-Yves Grenier pour les Annales : GRENIER Jean-Yves, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du XVIIe siècle à nos jours », Annales HSS, mai-juin 2010, n° 3, pages 787-798. Jan De Vries montre, si l’on doit résumer sa thèse en quelques mots et donc de façon un peu caricaturale, comment le désir de consommer a entraîné une intensification du travail à l’échelle de la famille et a donc été un facteur décisif de la croissance économique qui a conduit à l’industrialisation.. Mais ce serait sans doute trop demander à un livre d’une centaine de pages, même s’il est imprimé en petits caractères.

© Thomas Figarol