Enda Kenny, 2012
1916-2016, il y a un siècle débutait « l’épopée » nationaliste irlandaise vers l’indépendance. Quelle meilleure raison pour prendre le temps de découvrir, ou de redécouvrir ce petit Etat celte et toute la singularité de son parcours ? C’est ce à quoi nous invite Alexandra Slaby, maitre de conférence en anglais à l’Université de Caen et spécialiste de culture irlandaise (thèse d’Etat soutenue en 2003 sur l’Etat et la culture en Irlande). Si cet ouvrage n’est pas la première histoire générale proposée en langue française, celle-ci se donne pour objectif d’apporter aux lecteurs, selon les propres mots de l’auteure, les avancées de l’historiographie irlandaise contemporaine, postrévisioniste.
I, De la Guerre d’Indépendance à la guerre civile
Les premières pages de l’ouvrage reviennent sur les causes profondes de la révolution irlandaise. L’aventure nationaliste puise dans l’expérience du Parlement de Grattan qui, bien que brève (1783-1801) influencera lourdement l’expression politique sur l’île, en radicalisant le discours, d’autant plus que la Grande Famine cause à la même période le décès d’un million de personnes. Cette dynamique nationaliste s’appuiera dans son combat sur la montée en puissance durant la seconde moitié du XIXème siècle d’une expression culturelle se faisant le chantre d’une identité irlandaise (fondation de la Ligue Gaélique) souvent confondue avec l’identité gaélique et catholique (discours de David Patrick Moran). Alors que la question du Home Rule, débattue à Londres par l’Irish Parliamentary Party est mise de nouveau en suspend par le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, la « génération 1916 », menée par Pearse, passe à l’initiative à la Pâques 1916 en déclarant l’indépendance de l’île et en prenant les bâtiments clés de Dublin. Mal préparée, la révolution tourne au désastre et se termine par l’exécution des leaders du mouvement. Certains en réchapperont néanmoins, notamment Michaels Collins et Eamon De Valera. Décidé à agir aussi par la voix législative, et soutenue par une population gagnée de sympathie pour les exécutés, élevés au rang de martyrs ayant régénéré l’Irlande par leur sang, le parti politique Sinn Fein, où se retrouvent les survivants de Pâques, remporte largement les élections de 1918 sur l’engagement d’obtenir l’indépendance et l’unité de l’Irlande.
Les relations de la nouvelle Assemblée Nationale (Dail) avec Londres se dégradent néanmoins rapidement. Aux actes de guérilla de l’IRA, la branche armée du Sinn Fein, sous l’autorité de Michael Collins, répond la répression britannique (Bloody Sunday du 21 novembre 1920). Les négociations ouvertes avec Londres débouchent sur la ratification le 6 décembre 1921 d’un nouveau statut pour l’île : l’indépendance est obtenue, bien que le souverain britannique continue de régner officiellement, et la partition est entérinée. Collins qui mena la délégation, entre en conflit avec De Valera sur cette question. Désavoué, De Valera démissionne et entre en résistance armée contre le traité : c’est le début de la guerre civile. Elle se soldera par la mort de Michael Collins et prendra fin le 24 mai 1923. Le pays sort ruiné de ces années de conflit.
II, La construction de l’Etat et de la souveraineté
Les chapitres qui suivent sont l’occasion pour Alexandra Slaby de revenir sur le rôle des décennies 1920-1930 dans la consolidation du pouvoir politique en Irlande, qui se structure alors sur des bases qu’il conserve encore en partie de nos jours.
Les amis de Collins, protraités, remportent les élections législatives de 1923. William Cosgrave devient 1er ministre. Il engage une politique de reconnaissance à l’internationale (adhésion à la SDN en 1923) et une politique d’austérité afin de mettre fin aux difficultés économiques. Parallèlement la politique culturelle de l’Etat cherche à accomplir l’idéal nationaliste : faire renaitre l’identité irlandaise par le gaélique et la censure. Les productions artistiques contemporaines expriment le pessimisme de la société, rejetant le présent troublé pour un passé mythifié (fondation de la Society of Dublin Painters en 1920).
Les difficultés, sociales notamment, perdurent (logements surpeuplés, régression droits des femmes) mais la résignation gagne. C’est à cette période que la question sociale est prise en main par l’Eglise. C’est par l’école, que l’Eglise gère en Irlande, que l’ordre moral est diffusé et mis en place.
A la faveur des élections législatives de 1932 De Valera, sorti de prison en 1927 et converti au combat démocratique, remporte les élections avec sa nouvelle formation, le Fianna Fail, et forme le gouvernement. De Valera poursuit la politique des héritiers de Collins, en concentrant son action sur l’autosuffisance par le protectionnisme économique, et la redéfinition des relations avec l’Empire. Les derniers liens avec la Couronne disparaissent en 1936. La nouvelle constitution, soumise et ratifiée par référendum en 1937, met fin au statut de dominion, reconnait la partition « temporaire » de l’île et le gaélique comme langue officielle. Les militants de l’IRA sont libérés mais gardés sous surveillance. La reprise des attentats en 1936 met fin au statut et l’organisation retourne dans la clandestinité. Au plan économique le gouvernement renforce sa politique d’industrialisation tout en développant les structures sociales (assurance chômage et maladie).
Sur le plan spirituel et culturel, les mandats de De Valera voient les liens avec l’Eglise se renforcer, à la faveur de la tenue du 31ème Congrès eucharistique international en Irlande. L’éducation est employée par le pouvoir pour exalter le souvenir nationaliste. Mais la décennie est surtout marquée par un renforcement de la censure exercée (interdiction du jazz).
Fort de ses succès, De Valera convoque des élections dès 1933 que le Fianna Fail remporte seul. Les anciens alliés du gouvernement se réunissent alors pour former le Fine Gael, sous la direction de O’Duffy. Les élections de 1939 confirmeront la mainmise de De Valera sur le pays (51% des suffrages).
III, Le second conflit mondial et la décennie d’après-guerre
Tout au long du conflit, l’Irlande a maintenu une neutralité totale, au grand dam des Alliés. Ayant obtenu les pleins pouvoirs durant la guerre, De Valera refuse d’intervenir et isole son pays par une censure plus féroce encore (phénomène d’emotionnal diet), ce qui entraine rapidement des suspicions de sympathie nazie, renforcée par la présentation de condoléances officielles au décès d’Hitler. Cette image est désormais rejetée par l’historiographie : une bienveillance envers les Alliés s’exercera tout le long du conflit, à l’image de l’envoi de camions de pompier vers Belfast après le bombardement nazi, sans oublier les 200 000 irlandais qui s’enrôleront dans les armées alliées durant le conflit.
Si la guerre s’accompagne du rationnement et met en lumière les inégalités extrêmes de la société (mortalité infantile très élevée, fort taux de chômage chez les 16-17ans), la situation plus clémente permet au pouvoir d’approfondir sa politique sociale. De même, si la censure bloque en grande partie la vie culturelle, la guerre est celle du tournant moderniste (le cubisme est importé par le groupement White Stag en peinture, les irlandais dévorent les projections cinéma).
La politique du Fianna Fail lui permet ainsi de récupérer dès 1944 le pouvoir qu’il a cédé l’année précédente aux élections législatives. La politique isolationniste persiste à la sortie de guerre, tout comme les difficultés économiques qui poussent le pays à accepter le plan Marshall. Le mandat de De Valera est entaché d’un conflit avec l’Eglise sur la réforme sanitaire. Le Fianna Fail cède le pouvoir à De Costello qui remporte les élections à la tête d’une coalition. La République est alors proclamée en 1949.
Le gouvernement De Costello se distinguera avant tout par sa politique culturelle (création de l’Arts Council qui subventionne la création artistique), mais laissera place rapidement à un nouveau gouvernement Fianna Fail qui fait face à l’austérité budgétaire et qui inaugure alors une nouvelle politique économique (création d’instituts de réflexion économique). Les élections de 1954 sont de nouveau gagnées par le Fine Gael, qui ne parvient pas à enrayer la dégradation de la situation (500 000 départs sur la décennie). Les élections de 1957 seront celles du retour au pouvoir de De Valera, qui laisse alors la place dès 1959, en prenant la présidence de la République, à une nouvelle génération politique qui n’a pas connu l’insurrection de 1916.
IV, La rupture (1960-1990)
La décennie 1960 fut celle des bouleversements pour l’Irlande a plus d’un titre. Tout d’abord le 1er ministre Sean Lemass est un héritier de la « génération 1916 » : il n’a pas connu l’insurrection. Sous sa gouvernance le pays dépose sa demande officielle d’intégration à la CEE et cherche de la sorte à diminuer la dépendance qu’il entretient avec la Grande Bretagne. Sur le plan économique, le mandat de Lemass est florissant, avec un taux de croissance moyen de 4%. Parallèlement l’éducation se démocratise avec la multiplication des bourses. C’est donc avec optimisme que les commémorations de 1966 se déroulent. Néanmoins l’embellie se dissipe avec le retour à la réalité : le pays reste sous équipé de manière endémique (50% des logements en campagne n’ont pas l’eau courante en 1971).
Une autre rupture majeure de la période est celle des relations avec l’Eglise. Celle-ci s’arc boute sur ses principes et ce malgré des initiatives prises (revue Christus Rex). Au même moment la censure se relâche peu à peu dans le domaine culturel, alors que de nouveaux engagements sociaux réclamant d’avantage de justice sociale et de modernité (combat pour les contraceptifs) se développent dans les universités au cours de l’année 1968. Troisième rupture de taille : les relations avec l’Irlande du Nord évoluent et prennent la direction d’une normalisation. Les termes « réunification » font ainsi place à « coopération ».
Au départ de Sean Lemass, Jack Lynch est désigné pour le remplacer. Le dossier nord-irlandais s’envenime au début des années 1970 alors que les discriminations envers les catholiques ne cessent de s’accroitre en Ulster. Cette période troublée est notamment marquée par la grave remise en cause de la politique de Lynch par ses propres ministres, dont Charles Haughey, qui alimente un trafic d’armes clandestin vers l’Ulster. Repéré, Haughey entamera une traversée du désert d’une décennie. L’escalade en Ulster prend fin fin janvier 1972 après des exactions meurtrières de part et d’autres.
La page de la génération 1916 est définitivement tournée avec la mort de De Valera en 1975, qui coïncide d’ailleurs avec la fin de la suprématie du Fianna Fail sur l’Irlande, qui partage désormais le pouvoir avec le Fine Gael. Les leaders des deux partis, Cosgrave, FitzGerald et Haughey, se succèderont et exerceront durant deux décennies une influence majeure sur le pays, en s’investissant sur le dossier nord-irlandaise (accord tripartite de 1985), en approfondissant les réformes sociales et sociétales (contraception autorisée en 1973) et les politiques culturelles (création de l’Aosdana). C’est à cette époque que les perspectives historiographiques évolueront vers le postrévisionnisme et la mise en perspective de l’insurrection de 1916. Les sacrifices budgétaires concédés par le gouvernement Haughey permettront au pays de mettre fin à la pauvreté chronique au début des années 1990. Au même moment le 1er ministre est poussé à la démission, rattrapé par des affaires de corruption.
Le Tigre celtique
L’Irlande est alors prête à devenir le « Tigre celtique ». Cette réussite sera incarnée par trois femmes parvenues aux plus hautes sphères de l’Etat, en tant que Présidentes (Mary Robinson et Mary McAleese) et Vice 1ère Ministre (Mary Harney). Les réformes engagées assurent la prospérité économique du Tigre, tout en opérant une nouvelle avancée vers la paix en Irlande du Nord (accord du Vendredi Saint de 1998). Le pays a su tirer des leçons de ses erreurs : l’Etat, par ses investissements, cherche à former chercheurs et investisseurs en masse. A cela s’ajoutent les bénéfices de l’adhésion européenne en 1973 et les réformes sur le dialogue social qui assurent à l’Irlande une performance sans égale à cette époque : le chômage passe de 19% à 4% entre 1991 et 2001, la pauvreté de 15 à 5% sur la même période. Les contreparties à cette réussite sont l’explosion des inégalités et des prix de l’immobilier (+519%), qui privent de nombreux irlandais de l’accès à la propriété. Cette réussite bouleverse en profondeur l’homogénéité de la société irlandaise. L’Irlande devient terre d’immigration, à un point tel que le polonais devient la seconde langue parlée dans le pays en 2011, devant le gaélique. Ces mutations s’accompagnent d’une hausse des actes xénophobes et d’une évolution des normes culturelles et sociales (sécularisation). L’Eglise perd alors son statut privilégié auprès des irlandais : c’est la décennie des scandales.
La culture du secret prend fin : en 1992 le fils caché de l’archevêque de Galway est découvert. Les 20 années qui suivent égrènent les découvertes macabres sur le traitement des enfants : le rapport Ryan de 2009 met au jour la réalité sur les écoles industrielles tenues par l’Eglise : plus de 90% des pensionnaires ont subi des violences physiques, et près de 50% des violences sexuelles. La situation est identique chez les femmes, accueillies dans les fameuses « blanchisseries Madeleine » pour femmes déchues ou mères célibataires. Les traitements infligés sont mis en image par le film The Magdalene Sisters en 2007 : humiliation, école transformée en prison à vie, placement et adoption des enfants sans le consentement des mères, morts mystérieuses (800 enfants seront retrouvées en 2014 à Tuam près de Galway).
Ce besoin de rétablir la vérité se ressent dans le monde culturel. Le processus de paix en Irlande du Nord permet de redécouvrir et commémorer les conflits où tous les irlandais se sont engagés, notamment la Première Guerre Mondiale : en 1998 est ainsi inauguré l’Island of Ireland Peace Tower à Messines, fruit d’un travail des deux territoires irlandais. Ce nouveau rapport à l’identité et au passé est rendu possible par une politique culturelle ambitieuse sur la décennie (création du Ministère de la Culture en 1993) : musées, pièces de théâtres et films se multiplient. La consécration arrive en 1996 lorsque Seamus Heaney reçoit le Prix Nobel de littérature.
VI, La crise
Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées à la crise bancaire et ses conséquences en Irlande. Alexandra Slaby le rappelle : le miracle irlandais reposait en grande partie sur l’immobilier, qui représentait plus du tiers des rentrées fiscales. Les alertes européennes sur la fragilité de l’économie se confirment en 2008 : l’Irlande est le premier pays à entrer en récession. Les dettes publiques et privées explosent, les prêts non remboursés se multiplient, le gouvernement est poussé à nationaliser le système bancaire, le paiement des salaires des fonctionnaires devient problématique. Fin 2010 le gouvernement est contraint d’accepter le plan de sauvetage européen qui humilie le pays. Les réformes profondes et les restrictions budgétaires font rapidement effet et dès 2011 le pays renoue avec la croissance. La résilience des irlandais est cependant mise à mal au début de 2014 par un projet de taxe sur l’eau. Les vives oppositions d’extrême gauche au projet, et plus globalement à la corruption qui gangrène la société, remodèle le paysage politique ces derniers mois : Alexandra Slaby évoque ainsi les projets de coalitions Fianna Fail/Fine Gael pour contrer les revendications de gauche radicale, portées notamment par le Sinn Fein, qui renait de ses cendres depuis peu.
Les mutations politiques gagnent l’espace spirituel. A la lumière des scandales s’accumulant, la société civile irlandaise évolue et n’accepte plus l’obéissance inconditionnelle à l’autorité ecclésiastique. Les perspectives et les réflexions se multiplient, à l’instar des initiatives de l’archevêque de Dublin, pour rediscuter l’identité catholique irlandaise.
Epilogue : cent ans après
Alexandra Slaby clôture son ouvrage sur les réflexions qui traversent désormais la société irlandaise : au centenaire de l’insurrection de 1916, de quelle manière commémorer cet épisode fondateur pour un peuple qui ne cesse de « rompre avec son passé » ?
A cet exercice nous ne pouvons que reconnaitre la réussite d’Alexandra Slaby et le grand intérêt de son ouvrage. Le travail réalisé est solide et agrémenté de notes et renvois plus que nombreux. Bien que se focalisant prioritairement sur la République d’Irlande, Alexandra Slaby ne manque pas de consacrer un chapitre de son ouvrage à l’Ulster, et notamment à la question des relations entre communautés religieuses.