Dans ce premier volume d’une série de deux ouvrages consacrés à l’histoire du maintien de l’ordre en France de 1871 à 1968, l’auteur prend la Commune comme point de départ d’un récit qu’il achève à la veille du premier conflit mondial.
Introduction
Bernard HautecloqueLinguiste et agrégé de géographie, Bernard Hautecloque est aussi historien et écrivain. Membre de la Société Française d’Histoire de la Police (SFHP), il est l’auteur d’ouvrages sur l’histoire criminelle en France. On lui doit entre autres : Brigands, bandits, malfaiteurs. Incroyables histoires des crapules, arsouilles, monte-en-l’air, canailles et contrebandiers de tous les temps (2016), Les affaires criminelles non élucidées (2019), Juillet 1893 : le mai 68 de la IIIe République (Éditions du Félin, 2020). s’intéresse à ces « soldats sans victoires », bras armé du pouvoir politique et dernier rempart de la démocratie et de la paix publique. L’historien met ici en exergue le rôle des forces de l’ordre dans le maintien de la paix publique et in fine du régime. C’est ainsi, sous l’angle du maintien de l’ordre, que l’auteur nous brosse l’histoire d’une IIIe République en proie aux nombreuses et violentes revendications sociales que connut la France de la Belle Époque.
Le maintien de l’ordre aux premiers temps de la IIIe République
Les premières pages de cet ouvrage nous plongent dans une France vaincue militairement et dont la capitale porte encore les stigmates de la répression sanglante de la Commune. Alors que le pays doit se relever, la jeune République doit affronter de très nombreuses revendications et oppositions.
Dans un pays économiquement et socialement en crise, syndicats et partis tentent de se faire entendre du pouvoir. Ceux-ci n’hésitent pas à manifester, pour faire pression sur l’exécutif. Cependant, mal organisées et incontrôlables, ces mobilisations collectives finissent bien souvent dans la violence.
La rue peut à tout moment mettre à bas le régime. C’est pour cela que, s’il demeure soucieux des libertés individuelles, le pouvoir reste toutefois méfiant à l’égard des libertés collectives. Voilà pourquoi depuis 1791, manifester sur la voie publique est interdit et le cas échéant, violemment réprimé.
Le pouvoir s’interroge sur la moins mauvaise manière de faire face à ces mouvements sociaux, qui à tout instant, peuvent faire vaciller l’État. Par son maillage territorial et sa présence dans les communes de moins de 5000 habitants, la gendarmerie joue un rôle d’apaisement des mouvements sociaux. Les villes de plus de 5000 habitants doivent quant à elle entretenir une police municipale. Enfin, le maintien de l’ordre à Paris et dans les 77 communes du département de la Seine est confié à la policeLe maintien de l’ordre est encore assuré par la police à Lyon et le sera à Marseille, à compter de 1908., sous l’autorité du préfet de police. En effet, si le gouvernement tient Paris, il tient la France.
Néanmoins, lorsque la gendarmerie et la police ne peuvent humainement faire face à de graves troubles à l’ordre public, les préfets peuvent faire appel à des régiments de l’armée régulière qui, outre leurs missions proprement miliaires, se doivent d’exercer des missions de maintien de l’ordre.
Si l’armée est efficace dans cette tâche, son recours est cependant dangereux. En effet, le maintien de l’ordre est un combat à part. Ici, la force est une fin, non un moyen. Aussi formés pour détruire physiquement l’ennemi, les militaires considèrent le maintien de l’ordre comme une corvée ingrate, dans laquelle ils ont le mauvais rôle. Lépine lui-même le dit : « les procédés de la police et de l’armée sont différents, ils sont même opposés. Nous, policiers, ne devons employer la force qu’à la dernière extrémité ; vous autres, militaires, c’est par là que vous commencez ».
Si l’emploi par la troupe, d’armes à feu, ou bien encore de pièces d’artilleries, pour mater les manifestations, est un danger, c’en est un autre pour le pouvoir de voir la troupe se solidariser avec les manifestants. Ce risque est encore plus prégnant lorsque les soldats chargés d’assurer le maintien de l’ordre sont originaires de la même ville que les manifestants.
Lépine et le maintien de l’ordre
Le souvenir de la Commune est encore présent dans tous les esprits au début des années 1880, alors que l’agitation sociale refait surface. En conséquence, le pouvoir ne peut se permettre de déplorer le moindre mort lors de maintiens de l’ordre, à l’occasion de mouvements sociaux.
Alors que la région minière de Montceau-les-Mines (1882) est moins le théâtre d’une agitation sociale que celui d’actes de terrorisme visant exclusivement les édifices religieux ; que la cité minière de Decazeville (1886) voit la défenestration, puis la mutilation de la dépouille de son directeur, à aucun moment, ni les gendarmes et les militaires n’agissent, respectant les instructions des autorités préfectorales et municipales. Cependant, à Decazeville, c’est la première fois depuis la Commune qu’un conflit social s’achève par la mort d’un homme.
La fusillade de Fourmies (1891) est le point d’orgue de ces manifestations sanglantes. Alors que la journée de travail de huit heures est revendiquée par les socialistes guesdistes, le préfet du département du Nord n’obtient que des régiments d’infanterie, en lieu et place d’un escadron de cavalerie, qu’il avait pourtant demandé. Face à une foule agressive et violente, les militaires font feu, causant la mort de sept manifestants et en blessant une vingtaine d’autres. Le « massacre de Fourmies » provoque un véritable tollé politique. Si les soldats ayant fait feu sur les manifestants sont mis hors de cause, cet épisode sanglant marque une rupture dans la façon de maintenir l’ordre en France. Dorénavant, il faudra à tout prix préserver les vies.
Il en sera ainsi à l’occasion de la grève générale des ouvriers liniers d’Armentières en 1903. Pourtant, en nombre, la troupe n’interviendra pas contre les manifestants, lesquels s’en prendront aux propriétés, aux bourgeois ainsi qu’aux magasins.
Il en sera tout autrement à Limoges, deux ans plus tard. Alors en état de siège, vu l’ampleur et la violence du conflit social, la troupe fera feu sans que l’ordre lui en soit donné. Un mort sera à déplorer parmi les manifestants.
Louis Lépine n’est pas encore préfet de police lorsqu’il assiste à l’élection triomphale du général Boulanger à la députation, dans la capitale le 27 janvier 1889. À la tête de 200 hommes et d’un escadron, le futur homme fort de la préfecture de police assiste au déferlement d’une marée humaine qui incite l’ancien ministre de la Guerre à marcher sur l’Élysée, qui se refuse à franchir le Rubicon.
Nouveau préfet de police, contrairement à ses prédécesseurs, Lépine ne considère pas le maintien de l’ordre comme une corvée, mais comme la mission la plus importante de sa fonction. Il réussit même le tour de force de faire accepter la police par la population. À ses yeux, la police républicaine ne doit plus inspirer la peur, mais le respect. Malgré tout, Lépine parvient à faire respecter ses hommes de la population.
Le préfet de police a une conception novatrice du maintien de l’ordre. En effet, il se fait fort d’empêcher la violence aveugle et brutale de ses hommes. Aussi n’hésite-t-il pas à se mettre à la tête de ses services de maintien de l’ordre, au-devant des manifestants. Sa stratégie consiste à interpeller les meneurs, engager un dialogue avec ces derniers, afin de désamorcer les tensions.
Homme de terrain, Lépine jette les bases d’une méthode de maintien de l’ordre. En l’espèce, celui-ci entend concentrer les manifestants sur une place définie, faisant tout pour les empêcher de quitter ladite zone, sauf pour les disperser tous azimuts.
Pendant près de dix années, l’affaire Dreyfus divise la France en deux camps antagonistes. Malgré de très nombreux affrontements sur la voie publique entre partisans et opposants au déporté de l’île du Diable, malgré la tentative de coup d’État de Déroulède, jamais aucun mort ne sera à déplorer à l’occasion des différentes opérations de maintien de l’ordre.
Même Lorsque Lépine déclenchera un coup de filet parmi les milieux nationalistes et antisémites et qu’il mettra le siège devant les locaux du GODF, où Jules Guérin et ses militants seront reclus, jamais les hommes du préfet de police ne causeront la mort des défenseurs de ce « fort Chabrol », ni même des 300 garçons bouchers venus pour en découdre avec eux.
La politique anticléricale des différents gouvernements républicains, principalement l’expulsion de France des Jésuites, causera de violents incidents dans le pays. En province notamment, le pouvoir devra expulser de force les religieux de leurs lieux de culte. Ainsi, pas moins de 5000 religieux prendront le chemin de l’exil. Le gouvernement conduit par le républicain modéré Waldeck-Rousseau ira plus loin en faisant voter une loi sur les associations (1901) qui, in fine, condamnera à la confiscation de leurs locaux, les congrégations qui ne se seront pas déclarées auprès des autorités.
Le vote de la séparation des Églises et de l’État (1905) mettra le feu aux poudres. De violents incidents éclateront dans le Grand Ouest, dans les Pyrénées ainsi que dans le sud du Massif central. Les fonctionnaires chargés des inventaires devront être accompagnés dans leur mission, par la police, la gendarmerie et bien souvent l’armée.
Clemenceau et le maintien de l’ordre
Chef du gouvernement et « premier flic de France » entre 1906 et 1909, sans état d’âme dans la répression, Georges Clemenceau aura à faire face à de très nombreux conflits sociaux, qui finiront dans le sang et par la mort d’hommes.
À la suite d’un coup de grisou meurtrier survenu à Courrières (1906), le nouvel homme fort du pays envoie pas moins de 20 000 soldats et 10 000 gendarmes sur place pour faire face aux mineurs en grève. Malgré la mort d’un officier, la grève finit par s’éteindre, sous la pression du gouvernement, qui obtient des compagnies minières, l’accord de concessions aux grévistes.
Pour le 1er mai (1906), alors que les syndicats annoncent la mobilisation maximale, à Paris notamment, Clemenceau et Lépine prennent toutes les précautions en mobilisant plus de 40 régiments, disposés en réserve. Le mot d’ordre du ministre est clair : « Vous ne croiserez pas les baïonnettes et n’ouvrirez le feu que sur mes ordres. » Paris est en état de siège. Aussi, Clemenceau fait-il procéder à l’arrestation préventive de 146 personnes pour désorganiser le mouvement. Suivant les conseils de Lépine, le ministre de l’Intérieur autorise la tenue de réunions à la Bourse du travail, alors que les manifestations sur la voie publique sont rigoureusement interdites. Finalement, force restera à la loi.
La révolte des vignerons du Languedoc (1907) marque les esprits par son ampleur. En effet, près d’un demi-million de manifestants se réunissent pour se plaindre de la baisse des prix du vin, conséquence directe du phylloxera. Clemenceau envoie 30 000 soldats sur place pour y rétablir l’ordre. Les violences explosent. La préfecture de Perpignan est détruite et le préfet échappe de peu à la mort. La troupe tire alors dans la foule. Neuf morts sont à déplorer, une première depuis le drame de Fourmies. En réaction, près de 500 soldats du 17e régiment d’infanterie, basés à Béziers, se mutinent et se rendent à Narbonne, après le massacre, pour y protéger la population locale. Ceux-ci mettent crosse en l’air, refusant de tirer sur les vignerons. Après être restés 48 heures aux côtés des révoltés, les mutins finissent par s’engager à regagner leur caserne, contre une promesse de punition légère.
La grève des terrassiers de Vigneux-Villeneuve-Saint-Georges (1908) est un nouvel épisode de violences à l’occasion de manifestations ouvrières. Sous l’égide de la CGT, une tentative de grève perlée est organisée. Les gendarmes assurent le maintien de l’ordre. Ceux-ci commettent une bavure en tuant deux ouvriers, après avoir été agressés par les grévistes. Pour apaiser la situation, Clemenceau envoie 2000 soldats et gendarmes à cheval. Les violences reprennent lorsque les grévistes apprennent qu’aucune poursuite ne sera engagée contre les gendarmes auteurs ayant tué leurs camarades. Dès lors, les manifestants érigent des barricades à Villeneuve. La troupe fait une nouvelle fois usage des armes, tuant 4 ouvriers et en blessant plus de 200. Parmi les forces de l’ordre, 69 blessés sont à dénombrer, dont certains par balles. Finalement, Clemenceau parvient à cerner le siège de la CGT, déjà divisée en deux tendances antagonistes. L’appel à la grève générale est un échec complet pour le syndicat et une victoire pour Clemenceau, qui parvient à obtenir un accord entre les patrons et les ouvriers terrassiers.
L’annonce de l’exécution du révolutionnaire espagnol Francisco Ferrer connue en France (1909), jette 20 000 manifestants dans les rues de Paris. Ceux-ci convergent vers l’ambassade d’Espagne. Plutôt que de faire appel à l’armée, Lépine prend la décision de ne compter que sur les forces de police de la capitale, ainsi que sur la garde républicaine. En agissant ainsi, le préfet de police fait entrer le maintien de l’ordre dans l’ère moderne.
Alors que l’ambassade est sur le point de tomber, Lépine ordonne à la garde républicaine de charger. Le bilan est d’un mort et de 11 blessés parmi les forces de l’ordre, contre 60 parmi les manifestants.
Cependant que les tensions sont encore vives, la SFIO et la CGT proposent d’organiser un défilé, sans violence ni désordre. Briand, nouveau ministre de l’Intérieur et Lépine acceptent. Mieux encore, la police et les organisateurs préparent de concert la manifestation, c’est un tournant dans l’histoire du maintien de l’ordre en France.
Ainsi, un cortège de 20 à 60 000 hommes parviendra à défiler dans le calme, depuis la place Clichy jusqu’à la place de la Concorde dans le calme. Ce succès établira la « jurisprudence Clemenceau », qui consiste à ne plus réprimer systématiquement les manifestations, mais plutôt à les tolérer, à la condition qu’elles soient pacifiques et bien organisées.
Conclusion
Bernard Hautecloque conclue son ouvrage en notant que si la période 1871-1914 est synonyme de progrès économique et de social, pour autant de nombreuses crises secouent régulièrement le pays. En effet, si la France est désormais un pays de droit, où la liberté d’expression est garantie pour tous, elle n’en demeure pas moins agitée, tant politiquement que socialement.
Vingt ans après la Commune, le drame de Fourmies marquera durablement les esprits. Dès lors, les gouvernements successifs exigeront des forces de police, de la gendarmerie et de l’armée, un maintien de l’ordre qui soit dans la retenue. Dorénavant, si les forces de l’ordre doivent tirer, c’est uniquement pour intimider, en aucun cas pour tuer.
Dès l’instant où le maintien de l’ordre a pour principal but d’éviter, autant que faire se peut, de verser le sang, il change de dimension et devient une mission aussi exigeante que délicate. Lépine en fait un métier à part entière, un véritable savoir-faire, qui bien évidemment évoluera avec le temps, dans sa pratique, mais aussi légalement.
Si à la veille de 1914, le maintien de l’ordre demeure brutal, il a tout de même le mérite d’éviter les morts. Certes, l’ensemble de la classe politique est favorable à la répression violente des conflits sociaux, mais à la seule condition qu’elle ne soit pas létale.
C’est pour cela que le maintien de l’ordre doit être confié à un personnel spécifique, spécialement formé et équipé pour cette mission. Pour ce faire, l’agent répressif doit se muer en agent obéissant mécaniquement aux ordres qui lui sont donnés. Or, à cette époque, aucune entité, que ce soit dans l’armée, la gendarmerie ou la police, n’est spécifiquement dédiée aux missions de maintien de l’ordre.
Cependant, entre 1902 et 1906, diverses propositions parlementaires se succéderont pour créer de véritables régiments de maintien de l’ordre. Tous ces projets resteront lettre morte. Prévue en 1905, ce n’est finalement qu’en 1922 que sera créée la gendarmerie mobile, première troupe de l’histoire de France spécialement prévue, équipée et entraînée pour le maintien de l’ordre.