Patrizia Dogliani, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Bologne, est spécialiste d’histoire sociale et politique. Ses travaux portent notamment sur l’histoire du socialisme, du fascisme et sur les mémoires des guerres au XXème siècle. Elle a publié en France Le socialisme municipal en France et en Europe de la Commune à la Grande guerre (2018).
Le fascisme des italiens. Une histoire sociale est la traduction française de l’édition originale italienne parue en 2008.
Un angle d’étude du fascisme peu commun
Patrizia Dogliani rappelle en introduction, que contrairement au cas allemand, pour lequel la société allemande sous le nazisme a fait l’objet de nombreuses études, l’historiographie du fascisme italien repose d’abord très largement sur une histoire politique, renouvelée dans un deuxième temps par une histoire culturelle. Son ouvrage se veut donc une étude d’histoire sociale, afin de pouvoir comprendre le rapport complexe qui s’est noué entre l’État fasciste et la société italienne, entre la population et les politiques du régime.
Ce livre, dense et riche, invite le lecteur à découvrir comment le fascisme a transformé le quotidien de la population italienne dans ses comportements et dans ses mentalités. Il s’avère difficile de résumer cet ouvrage tant les aspects abordés sont nombreux.
Le fascisme, résultante de la Première Guerre Mondiale
L’auteure montre tout d’abord comment le fascisme italien est largement le produit et la conséquence de la Première Guerre mondiale et que « pour sortir de la guerre et entrer dans le fascisme, l’Italie n’eut finalement qu’un pas à faire ». Les pages consacrées à la mise sous contrôle de l’Association Nationale des combattants (ANC) par Mussolini, et à la transformation du mouvement des anciens combattants en pièce maîtresse du système d’assistance fasciste sont à ce titre très éclairantes. De même, Patrizia Dogliani met en lumière le fait que le Parti national fasciste (PNF) n’a jamais été une réalité homogène et invariable et examine dans le détail ses métamorphoses et adaptations constantes.
L’étude des générations fascistes et de leurs origines sociales et géographiques confirme cette hétérogénéité. Elle brosse le portrait un parti fasciste dont l’aristocratie a fini par prendre « l’apparence d’un appareil bureaucratique anonyme et gigantesque », responsable d’un manque de renouvellement de la classe dirigeante fasciste et aboutissant à une crise entre le parti et l’État fasciste.
Les italiens dans le fascisme
La question des hommes et des femmes dans le fascisme, abordée dans le deuxième chapitre, s’avère tout aussi stimulante . L’auteure revient sur la stratégie de neutralisation des associations de combattants et de mutilés de guerre par le régime et révèle comment l’Oeuvre nationale des combattants fut utilisée dans le projet de ruralisation de l’Italie. La Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale (MVSN ), créée pour encadrer et parfois neutraliser les squadre d’action fasciste, est également étudiée dans le détail. L’auteure consacre aussi des pages très documentées à la politique démographique et nataliste du régime fasciste, avec la question du célibat ou celle de l’avortement. Malgré les politiques du régime en faveur des naissances, celui-ci ne réussit jamais à faire diminuer la mortalité infantile.
La politique fasciste italienne vis-à-vis de la famille et des femmes, entièrement fondée sur la thèse de l’infériorité biologique de la femme, et par « nature » destinée à la procréation, aboutit par conséquent à l’exclusion des femmes de la vie politique. Mais le fascisme prit le soin d’encadrer ces dernières, à tous les âges de la vie, dans ses organisations et structures, comme les Fasci féminins (FF) ou la Section des Ouvrières et Travailleuses à Domicile (les SOLD ,qui comptaient plus de 500 000 inscrites en 1939).
Mussolini, objet d’un culte de la personnalité
Le culte de la personnalité du Duce, dénommé ici « Mussolinisme », est également abordé à travers l’image d’un Mussolini exemple à suivre, modèle d’identification et figure protectrice ; ces enjeux sont bien ceux que l’on retrouve dans les centaines de lettres reçues chaque jour par le Duce, souvent pour obtenir de lui des aides ou des faveurs. Cette pratique d’un « népotisme d’opposition » révèle au passage que les femmes avaient su utiliser la famille comme défense face à l’invasion de la politique dans la sphère privée, en invertissant les rapports. L’auteur l’interprète comme un échec du fascisme dans son « ambitieux projet totalitaire de redéfinition de la société ».
Grandir sous le fascisme
Le troisième chapitre, « Grandir sous le fascisme », aborde la fascisation de la jeunesse à travers les nombreuses organisations qui lui sont dédiées, avec la création en 1926 de l’ONB (Oeuvre Nationale Balilla) ou celle des Fasci Giovanili di Combattimento (1930) . L’ONB devint un pilier d’appui de la naissance de l’État providence en prenant en charge les questions d’assistance tout en étant également chargée de surveiller et punir la jeunesse italienne. Enfin, l’instruction est aussi un enjeu essentiel pour le régime fasciste et la réforme Gentile (1922-1923), du nom du ministre de l’éducation, qualifiée par le régime de « la plus fasciste des réformes » est largement présentée, avec ses modifications et ses conséquences sur l’enseignement supérieur.
Renouveler la population et les corps
Les pages consacrées au Corps des italiens (chapitre 4) reviennent sur la politique démographique du régime et sur le traitement des maladies fort répandues, comme la syphilis, le trachome, la malaria, le typhus ou la tuberculose. L’exemple de cette dernière maladie met en exergue l’incapacité du régime à apporter une réponse autre que médicale à celles-ci. Le fascisme, incapable de faire diminuer le taux de mortalité lié à la tuberculose, réussit cependant à augmenter l’espérance de vie moyenne du malade chronique.
La construction de l’Italien nouveau passait pour les fascistes par son « assainissement » physique au service duquel les activités physiques et sportives, clairement définies et recensées, étaient convoquées. L’Opera Nazionale Dopolavoro (œuvre nationale du temps libre), créée en 1925, fut chargée de tous les sports populaires et amateurs. Contrôlé de très près par le régime, le CONI (Comité Olympique National Italien) fut mobilisé pour faire du sport un des rouages de la « machine à fabriquer du consensus fasciste ».
Les années 1930 à 1935 furent particulièrement fastes pour le sport italien sur la scène internationale (boxe, football, cyclisme, automobile, aviation…). Le régime fasciste fit de l’Italie une des premières nations modernes à utiliser le sport comme instrument de propagande politique, et ce, avec succès pendant quelques années.
Transformer le territoire et l’espace
Le chapitre 5 , le « Beau pays », traite des réalisations sociales et économiques du régime dans le but de « moderniser » l’Italie. Ce désir de modernisation du fascisme, dut composer avec un versant conservateur aux intérêts divergents, ce qui, selon l’auteure, explique en partie les maigres réussites du fascisme. Le corporatisme, présentée comme la réponse du fascisme au libéralisme et à la lutte des classes, n’eut guère de succès . D’abord libérale, la politique économique fasciste devint ensuite protectionniste, avec un coût social très élevé pour les Italiens. Le programme d’aménagement du territoire, appuyé à la politique démographique du régime, comprenait un volet anti-migratoire, aux effets limités.
Le régime se concentra donc sur la gestion des flux internes afin de limiter la concentration de population dans les centres urbains et de maintenir la population rurale dans les campagnes. C’est à cet enjeu que répondait la question de l’assainissement et de la bonification des terres, et en particulier, celle, la plus connue, des marais pontins et romains.
Très publicisée par la propagande fasciste, l’auteure démontre bien l’écart considérable entre le discours et la réalité du bilan douloureux ,voire dramatique, des conditions de vie des habitants de cette région. Les pages consacrées à la politique d’urbanisme et aux projets architecturaux du fascisme, ainsi que celles consacrées au développement du tourisme, complètent ce chapitre particulièrement intéressant .
Revendiquer l’héritage de Rome
Le chapitre 6 consacré à la « grande nation fasciste » aborde l’héritage de la romanité revendiqué par le régime. Il développe aussi la question de la langue de la nation italienne et de la politique répressive du régime à l’encontre des minorités linguistiques. Enfin, la volonté de fasciser les communautés italiennes à l’étranger connut un succès limité.
La nation fasciste
Le dernier chapitre, Italien et (non) italiens, examine la conception fasciste de la nation. Le régime reprend à son compte les théories expansionnistes sur le sud Tyrol et mit en place une « italianisation » radicale de la région. Cette politique fut reprise, avec des différences, pour la Vénétie Julienne. La ville de Trieste fut choisie comme chef-lieu de la région. Le régime de Mussolini entreprit dans la région triestine une répression longue et violente de la classe ouvrière et de la minorité slave . C’est à Trieste que le 18 septembre 1938 Mussolini lança l’Italie dans une campagne antisémite. La ville et la région en furent victimes avant le reste du pays . L’auteure rappelle ensuite le caractère raciste de la conquête coloniale de l’Éthiopie et des massacres commis par les troupes italiennes. Le régime fasciste instaure dans le pays une administration directe ségrégationniste.
Avec, entre autres, un intellectuel fasciste comme Julius Evola, il y eut bien une « voie italienne » au racisme. Celle-ci devait aboutir avec les lois raciales de 1938, dont l’auteure rappelle notamment les conséquences en matière scolaire et universitaire pour les élèves et étudiants Juifs.
En conclusion, Patrizia Dogliani souligne combien la politique étrangère de Mussolini (entreprise coloniale en Éthiopie, intervention en Espagne en 1936, annexion de l’Albanie en 1939 et entrée en guerre contre la France le 10 juin 1940) sont au service de la politique intérieure du fascisme et de sa recherche de consensus. Un an avant la chute de Mussolini, le consensus s’était dissous, le fascisme avait perdu le soutien de la population.
Une oeuvre importante
Au terme de cette lecture nous pouvons saluer l’initiative des éditions de l’Université Grenoble Alpes, qui, en éditant cet ouvrage, permettent au lecteur français d’enrichir sa connaissance du fascisme grâce à cette histoire sociale très réussie. L’importante bibliographie sélectionnée (majoritairement en Italien, mais aussi en Anglais et Français) permettra d’approfondir si nécessaire certains aspects abordés. L’enseignant d’Histoire-Géographie y trouvera quantité d’informations et d’exemples utiles en classe, en particulier au lycée. Le lecteur curieux pourra, à travers ce parcours dans la vie quotidienne des italiens, mieux mesurer l’ambition totalitaire du fascisme.