L’Historien Alain Corbin est passé maître dans l’histoire et la description des sensations et des sensibilités. Au nombre de ses centres d’intérêt insolites : la pluie, le vide, le silence, la fraicheur de l’herbe…Dans ce livre dont la première édition date de 1995, cet historien de l’impalpable, du fugace et de l’évanescent fédère sous sa houlette un collectif d’historiens et de sociologues. Il nous y raconte l’histoire des loisirs comme une épopée. Celle de l’évolution des rapports au temps disponible et l’invention des usages que l’on en fait. 

En onze chapitres denses, chacun rédigé par un spécialiste, l’avènement de nouvelles formes d’occupation du temps libre nous est relaté comme une conquête en même temps qu’une quête perpétuelle. Une quête mue par le désir et un certain hédonisme. De fait, désir et plaisir sont des thèmes récurrents dans le travail d’Alain Corbin. Désir d’ailleurs, désir d’autrement, plaisirs des sens. 

Mais il importe avant d’aller plus loin, d’être précis dans les termes et de ne pas confondre le temps de non-travail et le temps de loisir. « Au sein des élites, le loisir, c’est-à-dire la disponibilité est jugé par beaucoup indispensable à l’épanouissement de l’individu, à la construction harmonieuse du sujet[…] L’impression dominante est qu’au sein des élites du XIX siècle le loisir se trouve valorisé. Le bourgeois apparait « très largement comme l’homme du temps libre » »

Alain Corbin explique plus loin : « Le loisir, écrit Littré en 1869, est un temps qui reste disponible après les occupations. […] Selon le dictionnaire d’Augé, soixante et un an plus tard, il est l’ensemble des distractions, occupations auxquelles on se livre de son plein gré, pendant le temps qui n’est pas pris par le travail ordinaire. » Entre ces deux dates s’est opéré un glissement sémantique. Nous sommes passé du loisir aux loisirs. 

Dans l’introduction, Alain Corbin évoque le temps d’avant les impératifs d’efficacité et de productivité. Au début du XIXe siècle, ce temps-là est commun tant au paysan, qu’à l’artisan et à l’ouvrier. Il se caractérise par sa porosité, sa souplesse, « son ouverture à la spontanéité, à l’interruption fortuite ou récréative ». Il n’y a pas encore de distinction franche entre le temps de travail et de non-travail. « Ces deux catégories sont en interaction. » Mais ça c’était avant. 

Peu à peu une distinction s’opère entre le travail à la tâche et celui qui est défini par le temps qu’il occupe. « En cette fin de la proto-industrialisation, l’importance du travail à domicile rend difficile la distinction entre le labeur, la vie familiale et les activités ménagères […] Au fil des décennies, la société occidentale tout entière se trouve soumise au temps mesuré de l’horloge puis de la montre. »

C’est à mesure que le temps est intériorisé, qu’il devient monocorde, laissant peu de place pour les activités multiples, qu’il commence à filer et que s’impose la nécessité de le mesurer, de le contraindre. Une vision comptable du temps, une des marques de la modernité. 

Le temps est : « vu désormais comme pouvant être perdu, gaspillé, rattrapé, gagné. C’est lui qui a suscité la revendication de l’autonomie d’un temps pour soi dont la grasse matinée et la pêche à la ligne constituent des séquences emblématiques. » Ces thèmes, les occupations du temps, habituellement traités par les sociologues trouvent ici leur profondeur temporelle et, partant, leur historicité. Le récit mène le lecteur de par l’Europe à travers les strates sociales, les lieux d’urbanité : urbains et ruraux, les différentes perceptions du temps mais aussi de l’espace. 

Le voyage débute en Angleterre, pays où émerge les désirs de disponibilité et de distraction. En effet, le Royaume-Uni est le premier pays où sont pensées à grande échelle les questions liées à l’organisation du travail et des loisirs et l’urbanisation sans précédent produites par la révolution industrielle. « Il est le laboratoire où se sont inventés les nouveaux usages du temps. » Initialement récompense et privilège des gens de naissance noble le temps libre les distingue des classes populaires. L’absence de loisirs est un signe de pauvreté et trahit : « la mentalité méprisable, l’esprit mercenaire du négociant borné, obsédé par l’appât du gain. » Les loisirs sont la marque distinctive des patriciens.  

Dès lors, les membres de la classe moyenne n’ont de cesse de vouloir, grâce à leur argent, accéder à cette vie de la Société où l’été se passe à la campagne et les hivers en ville. Cet avènement des loisirs est aussi l’histoire de la démocratisation du temps libre, conséquence de la baisse des heures travaillées et de l’obtention de jours de congés, et d’une course perpétuelle a la distinction au sens bourdieusien du terme. Certaines activités tel que le jeu de fléchette sont l’apanage du peuple. Tandis que d’autres, à mesure qu’elles se popularisent, sont délaissées par les élites : concerts, bals, soirées, jeux…

Le chemin de fer joue un rôle primordial dans l’accession aux loisirs et dans l’accélération du temps. Son arrivée révolutionne l’usage du temps libre ouvrant de nouveaux terrains d’explorations qui avec l’invention du steamer s’étendent rapidement outre-manche. Avec ces nouveaux moyens de transport un brassage des classes sociales s’opère. L’Anglais moyen côtoie le milord. L’accession aux loisirs prend alors parfois les apparences d’une course, une fuite en avant, pour profiter de ce temps qui file mais aussi pour certains, se différencier de la plèbe. 

Une recomposition s’opère. Celle des rapports sociaux, notamment familiaux, mais aussi des espaces et de leurs usages. Le temps libre était initialement organisé autour des fêtes religieuses, des moments forts de la vie agricole et du calendrier politique. « Depuis le Moyen-Âge, la plupart des voyages, lorsqu’ils n’avaient pas un but commercial, étaient entrepris à des fins religieuses. Avec le temps, la foi céda le pas à la santé comme but avoué de voyage. » Les villes thermales sont ainsi les premières destinations du tourisme de masse après avoir été des lieux de villégiature prisés par la classe dominante. En Allemagne, la villégiature maritime connait un essor plus précoce. En France, Dieppe est le lieu prisé de la Cour sous la Restauration tandis que Trouville considérée comme moins chic devient une plage à la mode avec la monarchie de Juillet. 

La Suisse devient un lieu de villégiature prisé. Toujours plus haut, la montagne est une nouvelle passion bientôt relayée par le yacht ou le paquebot. Il faut aller toujours plus loin.  Le monde devient un terrain de jeu. Apparaissent les agences de voyage dont Thomas Cook (1820-1890) qui popularise le voyage à l’étranger est le précurseur. 

Dans le chapitre trois, André Rauch, spécialiste du corps expose : « la brusque mutation du voyageur en touriste, au sens moderne du terme. » La massification des loisirs entraine un aménagement des espaces et l’émergence d’une temporalité propre. « Les vacances dessinent un nouveau temps social ». Le temps des vacances « dans la mesure où la massification des pratiques l’a inscrit de plus en plus nettement en opposition avec le temps du travail. » marque une rupture non seulement temporelle mais également identitaire. « Il autorise l’attention à soi, l’expérience de soi, voire la révélation de soi. Il est le temps durant lequel le corps retrouve une existence oubliée. »

Nous assistons ainsi au fil des pages à la métamorphose des sociétés européennes. Une métamorphose des publics, des lieux et des usages. Usage de la nature, des paysages, des images. Image et usage de soi ; l’égo est peu à peu exalté avec la mise en valeur et la représentation du corps. Le corps sportif, le corps hâlé. Une (ré)invention du moi dans une nature revisitée, faisant du temps de loisir une expérience esthétique, sensuelle et sensorielle qu’il convient d’afficher. L’antique noble oisiveté, otium cum dignitate, qui associe disponibilité et activité consentie entre en concurrence avec une activité ostentatoire. 

La ville , et plus particulièrement Paris, comme cadre du loisir citadin est abordée dans le quatrième chapitre par Julia Csergo. Avec cette dernière nous apprenons que si aujourd’hui Paris donne le la et impose son temps, cela ne date que de la fin du XIXe siècle. En effet, « Il règne dans la France du XIXème siècle une extrême multiplicité des temps : leur unification arrive bien après celle des monnaies et des mesures, puisque c’est en 1891 seulement que l’horaire parisien est imposé à toute la France. » Quelques décennies auparavant l’étoile de Legrand a consacré un réseau ferroviaire français centré sur la capitale. 

La rupture entre temps de travail et temps de loisir est entérinée dans la pratique du sport. Activité par excellence de la disponibilité et de l’écoute du corps auquel Georges Vigarello consacre le chapitre six.  

Les huit premiers chapitres de l’ouvrage font principalement une histoire des élites. Les trois derniers chapitres sont, eux, essentiellement consacrés à l’invention du temps libre dans le reste de la société : les travailleurs, les ouvriers.  De ces catégories sociales les classes dominantes entendent organiser, canaliser, les loisirs. En effet, cette « volonté de définir, de contrôler et de dicter les modalités du loisir des travailleurs… est alors éperonnée par la crainte de l’anarchie des usages d’un éventuel temps pour soi. » Les classes dominantes redoutent la licence dionysiaque, la débauche des moments d’oisiveté de la plèbe livrée à ses bas instincts. 

Mais à cette volonté de contrôle se mêle aussi un sentiment de générosité. « Bien des partisans de l’organisation des loisirs ont visé, avec sincérité et désintéressement, le progrès moral de la classe ouvrière, sa promotion intellectuelle et son accès à la subtilité des modes de l’appréciation esthétique. » Le paternalisme entend édifier les masses. 

Tout ceci n’est bien sûr qu’une affaire de représentation. Comme le montre le neuvième chapitre. A la fin du siècle les travailleurs, avec la réglementation et la diminution progressive du temps de travail, l’élévation du niveau de niveau et de la formation scolaire, diversifient leurs loisirs. Ils fréquentent théâtres et cafés-concerts et deviennent des lecteurs passionnés de romans-feuilleton-ce genre nouveau de littérature fait flores- et de fascicules.  Cet engouement populaire est alors vivement critiqué par les élites. « Le peuple spontanément, se précipiterait sur les mauvaises lectures et les mauvais spectacles qui seraient un poison pire que l’alcool. » Dans cette course à la distinction, la lecture devenue pratique de masse « est abondamment vilipendée. Elle n’est réhabilitée que lorsque se développe un nouveau loisir populaire, le cinéma. » Ce dernier devient alors la nouvelle cible des critiques de l’élite.

Le XXe siècle est véritablement le siècle de la démocratisation des loisirs. La conquête du temps libre s’accélère lors de la Grande Guerre, pendant laquelle le mouvement ouvrier se trouve en position de force. Les années 30, temps de l’instauration des congés payés dans la plupart des pays européens, sont abordées dans le onzième et dernier chapitre. Où l’on apprendra entre autres choses qu’en France, les congés payés sont une pratique plus ancienne initiée par l’armée. 

Avec ses collaborateurs, Alain Corbin nous livre au final une histoire des sociétés occidentales appréhendées par un biais original. Les candidats à l’agrégation externe liront d’ailleurs ce livre avec profit. En effet, dans les trois derniers chapitres particulièrement, cette histoire de l’avènement des loisirs entre en résonnance avec la nouvelle question d’histoire contemporaine : « le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930. Mains-d’œuvre artisanales et industrielles, pratiques et questions sociales ». 

Yasmina Patient