Histoire des gens simples, voilà un thème peu présent dans les programmes scolaires et pourtant à la fois passionnant et important pour comprendre les évolutions d’une population, d’une région, d’un pays.

Yves-Marie Bercé a coordonné la publication des interventions d’historiennes et historiens, majoritairement modernistes, réunis en 2017 dans un colloque à l’initiative de la société des Amis des Archives de France.

Ces actes mettent en lumières des sources peu connues, ignorées parfois, indispensables à la connaissance de l’histoire des gens simples qui, étrangers à l’écriture, n’ont laissé que des traces indirectes.

Dans son introduction, Yves-Marie Bercé trace les grandes lignes du sujet : les sources éparses, peu lisibles qui donnent à voir quelques éléments des individus (documents officiels, papiers d’identité) mais aussi traces mémorielles plus personnelles (lettres, images, mèches de cheveux…).

Que nous apprennent ces traces ténues d’une marginalité culturelle ? Qui sont ces gens ?

Deux parties organisent les différentes contributions : Sources et exemples & Rapports des gens simples à l’écrit.

Sources et exemples

Archives des vignerons du sud de l’Île-de-France au temps de la Révolution (1780-1810)

A partir des monographies réalisées dans le cadre du bicentenaire de la Révolution, Serge Bianchi rappelle l’importance de la vigne autour de Paris au XVIIIe siècle et l’existence d’une groupe social étoffé dans les campagnes et bien étudié1 : niveaux sociaux d’après les registres d’imposition et les baux, vie matérielle et quotidienne, communautés et leurs institutions.

Quelles sont alors les archives de la période révolutionnaire ? Que nous apprennent-elles ?

Les documents des nouvelles municipalités attestent à la fois de la présence des vignerons parmi les élus et leur maîtrise de l’écriture. On les retrouve aussi dans la garde nationale. Les vignerons sont donc actifs au plan local, plutôt modérés en matière religieuse comme politique. Ils défendent leurs intérêts économiques, marque de la cohésion des communautés même si quelques individus se détachent. Ils font preuve de patriotisme. Les sources judiciaires apportent des compléments.

Les « gens simples » face à l’hiver XVIe – XVIIIe siècle

A la recherche de sources pour une histoire sensible, Olivier Jandot traque l’expression du vécu de l’hiver dans les rapports de police ou les sources judiciaires. Les morts de froid qui se rencontrent aux détours des registres paroissiaux et des archives judiciaires du XVIe au XIXe siècle nous renseignent plus sur les circonstances d’un hiver exceptionnel que sur les personnes et leur vécu. Les livres de raisons sont plus bavards exprimant le souvenir d’enfances pauvres soumises aux aléas climatiques. Les inventaires après décès croisés avec des documents iconographiques informent sur les manières de se protéger. Ils sont complétés par quelques écrits « ethnographiques » de voyageurs, de curés ou de médecins au XVIIIe siècle citant des pratiques qui ont pu les étonner.

A partir de ces sources l’auteur décrit une vulnérabilité au froid d’autant plus grande que l’évolution du climat est défavorable à l’époque moderne : chômage, cherté croissante du bois et du pain, habitat qui protège mal. Il décrit aussi les moyens de lutte : chaufferettes portatives, lits clos, cohabitation avec le bétail, veillées collectives.

Faut-il en conclure une endurance au froid ? Pas forcément si on en croit les témoignages des médecins sur les engelures, des souffrances du quotidien encore fréquentes au XIXe siècle comme en témoigne Emile Guillaudin dans La vie d’un simple.

Des gens simples, les marchands de Versailles au XVIIIe siècle

Les registres paroissiaux et les actes notariés donnent vie à un petit peuple de marchands, artisans qui vivent à l’ombre du château, en nombre croissant après 1661 : barbiers, merciers, menuisiers, maçons…, fournisseurs des titulaires d’office qui gravitent autour du roi, souvent mauvais payeurs comme le montre l’étude de Catherine Lecomte.

C’est tout un peuple avec sa hiérarchie, lisible dans les contrats de mariage ou les inventaires après décès, des artisans souvent venus des provinces avides d’ascension sociale et d’enrichissement. Si le capital marchand ne représente que 20 % de la succession pour les plus riches, il représente 70 % pour les plus nombreux. Les inventaires renseignent aussi sur le cadre de vie qui n’a rien d’ostentatoire, ni bijoux, ni livre le pus souvent.

L’auteur note une forte inégalité et peu de solidarité.

Les archives autobiographiques de patients en psychiatrie

Philippe Artières étudie les papiers de René L à l’hôpital du Bon Sauveur de Picauvillle dans la Manche. L’homme, né à Oran en 1920 est interné d’abord en Algérie puis en Normandie à partir de 1963. L’auteur présente rapidement les archives psychiatriques, plutôt mal conservées. Il s’interroge sur leur sens : En quoi peuvent-elles contribuer à une histoire politique et sociale ? »2

Il resitue l’histoire personnelle de ce malade dans l’histoire française notamment l’indépendance de l’Algérie et ce que cela nous apprend aussi de l’histoire de la psychiatrie.

Les Français de l’étranger au XIXe siècle. Illusions et réalités

Le lecteur suit avec Pascal Even les migrants grâce aux archives des Consulats de France et notamment celles de La Nouvelle-Orléans qui ont été classées et exploitées grâce à un important travail de bénévoles de l’Association France-Louisiane et d’étudiants nantais.

L’auteur évoque les autres sources disponibles pour appréhender l’histoire des migrants.

Que nous apprennent les dossiers personnels ? On y lit les nombreuses recherches des familles concernant un parent, un enfant, un frère… parti dont on espère parfois qu’il a fait fortune en Amérique à la recherche de l’or californien ou d’une fortune brésilienne ou argentine alors que souvent le sort avait été plus cruel. Nombreux étaient les expatriés qui n’étaient pas enregistrés dans les consulats. L’auteur décrit les évolutions de la migration telles qu’on les perçoit dans les archives.
Il annonce l’élaboration en cours d’une base nominative regroupant les informations de l’État civil et des dossiers personnels.

ATD Quart Monde, un mouvement chroniqueur de la vie des exclus

Au XXe siècle quelle connaissance avons-nous des exclus ? Paule René-Bazin présente les archives du mouvement déposées au Centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France (Val- d’Oise). La description de le démarche de l’association pour garder une trace des vies des exclus repose sur des descriptions de vie pour remonter les chaînes causales, des rapports d’observation selon des consignes précises. La masse volumineuse de documents ainsi regroupés à Baillet permettent d’établir des monographies de famille comme moyen de témoigner de la pauvreté de « dire au monde la condition des exclus »3. Ce sont aussi des dossiers de synthèse qui guident l’action des équipes. Dans certains cas c’est aussi le témoignage des familles elles-mêmes.

A ces documents viennent s’ajouter les archives de la vie de l’association. Quelques historiennes ont travaillé avec ATD comme Michèle Perrot, Annie Kriegel, Michèle Grenot ou Axelle Brodiez.

Maux de femmes : aperçu des courriers reçus par la délégation à la Condition féminine (1976-1978)

Vanessa Szollosi s’intéresse aux archives du Secrétariat d’État à la condition féminine et plus particulièrement aux courriers reçus dont elle présente le corpus et le contexte législatif et social.

Qui écrit ? Des femmes, souvent précaires, surtout âgées de 50 à 75 ans, rurales comme urbaines. L’auteur décrit les motifs : Comment les femmes ont eu connaissance de la délégation à la condition féminine, ce qu’elles en attendent, ce que les courriers nous apprennent de leur condition (pénibilité du travail, chômage, manque de formation, situation de famille).
L’auteure conclut sur la richesse de cette source.

Rapports des « gens simples » aux textes écrits

Les archives des gens simples au filtre de la justice médiévale

Claude Gauvard étudie dans les archives judiciaires médiévales comment sont désignés les accusés comme les plaignants. Alors que les textes marginalisent les gens simples par la manière dont ils sont désignée, on constate à partir du XIIIe siècle que se développe un nouveau rapport à l’écrit. Quand l’écrit prend de plus en plus de place dans les actes de justice. Les ordres mendiants croient en l’éducabilité du peuple, les petites écoles se développent. Des études récentes ont montré le poids croissant des lettrés dans la société urbaine et rurale. Les contrats de mariage, les testaments attestent d’un recours à la trace écrite de même que les sceaux des paysans normands. On cette fin de Moyen Age on peut parler d’une acculturation du petit peuple au civil comme au pénal comme le montrent les exemples cités de documents relatifs à la dette ou à la grâce.

Pour les gens simples, l’écrit est une preuve utile et incite à sa maîtrise au moins première.

Les brûlements de papiers dans les révoltes populaires des Temps moderne

Yves-Marie Bercé qui publiait en 1974 Croquants et nu-pieds4 consacre sa contribution aux révoltes fiscales. Si aux temps modernes l’écrit prend de plus en plus de poids, il se formalise sous l’impulsion des ordonnances royales (Moulins – 1655, Blois – 1579). C’est l’imposition de taxes à partir de 1628 qui génère un refus et des révoltes contre la fiscalité de l’enregistrement (révolte du papier timbré – 1675). Ces mouvements sont fondés sur l’idée selon la quelle en détruisant un titre seigneurial par exemple, on supprime les redevances.

C’est la même conception qui explique la Grande Peur de 1789 et les nombreuses destructions de titres et archives. En1792 plusieurs lois donnèrent une expression juridique à des « brûlements ».

On retrouve les mêmes pratiques contre le tirage au sort et la conscription en 1793, en 1798 dans les Flandres. L’auteur analyse la révolte de Bourla Papey, à Lausanne en 1803 aux cris de « Paix aux hommes, guerre aux papiers ».

Pourtant la révolution maintint la fiscalité des actes et sporadiquement on observe des révoltes antifiscales (1848 en Dauphiné et en Haute Provence) de même que la reconnaissance par l’État de l’existence des personnes (documents d’identité) est réaffirmée.

Entre rejet et appropriation : les gens simples et la preuve écrite au XVIIe siècle

Depuis le XVIe siècle l’écrit est une preuve comme l’ont montré Daniel Roche, Jean-Paul Poisson ou Laurence Fontaine, notamment en matière de reconnaissance de dette, ou encore Vincent Denis comme pièce d’identité. Anne Baroujon étudie le monde marchand lyonnais au XVIIe siècle et les formes d’appropriation des documents écrits. Elle s’interroge sur la présence, ou non, d’archives au sein des familles. Si les petits artisans laissent peu de papiers lors des successions, dès qu’existe une petite aisance il y a des archives : quittances de louage, de dot, obligations ou livres de compte qui atteste de la banalisation de l’écrit.

L’auteure revient sur l’idée, déjà étudiée dans l’article d’Yves-Marie Bercé : la destruction des papiers, détruit la dette. Ce qui conduit à de nombreux vols que l’on retrouve dans les sources judiciaires5. Cette attitude destructive semble plus courante chez ceux qui n’ont pas la maîtrise de l’écrit. Pourtant ces gens ont recours à la justice et ses écrits pour se défendre comme le montre le soin apporté à leur conservation.

Traces d’hommes et femmes polyglottes dans le Paris de la fin de l’Ancien Régime

Ulrike Krampl pose la question de l’archivage à l’époque moderne, temps d’un plurilinguisme large : français, langue royale, latin, langue de la religion, langues locales ou étrangères, de ce que l’on nomme la parole subalterne, l’écart entre le langage de la justice et de l’écrit et les parlers des milieux populaires. Comment les archives monolingues enregistrent-elles les autres langues d’usage ?

L’auteure analyse deux situations : d’une part les annonces dans la presse de recherche d’emploi où les demandeurs font état de la maîtrise d’une langue étrangère, d’autre part les traces judiciaires d’un jeune migrant étranger.

Dans les langes, les bonnets et les poches des enfants : les papiers et objets des abandonnés à Paris (XVIIe-XIXe siècle)

Isabelle Robin étudie ce que disent ces papiers des histoires personnelles des enfants abandonnés. Elle rappelle les procédures d’abandon à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. De plus en plus souvent les enfants sont porteurs d’un écrit. Le quart des cas en 1690 jusqu’à 100 % en 1829. Ce sont des informations d’identité de la main des parents ou documents officiels comme ces attestations d’accouchement de la main de la sage-femme. On y trouve aussi parfois des indications sur les raisons de l’abandon. Il y a aussi des marques : gravure religieuse, carte à jouer, rubans, médailles ou au XIXe siècle bijoux. Ces marques montrent la volonté des parents de transmettre une identité singulière à l’enfant, peut-être en espérant des retrouvailles à venir quand la pauvreté aura reculé même si dans la réalité la restitution à la famille est rare. Les papiers, jamais remis aux enfants, demeurent dans les archives.

Écrits de vignerons au XVIIIe siècle

Dans la région de Chartres, Benoît Garnot analyse deux documents : le journal de Nicolas Guiard et la correspondance de Pantaléon Gougis, tous deux vignerons. L’auteur les décrit et présente leurs auteurs. L’analyse des contenus montre, outre les éléments professionnels, un intérêt pour les questions religieuses et les problèmes politiques du temps pour le premier alors que les lettres du second concernent aussi les procédures judiciaires qui l’on conduit à la Conciergerie. Ouverts au monde les deux hommes ne sont pourtant pas des contestataires.

Les écrits enfouis d’un menuisier des Hautes-Alpes. Joachim Martin, un anonyme qui ne veut pas le rester

Jacques-Olivier Boudon évoque les écrits du Joachim dont il a fait un livre : Le plancher de Joachim, Belin, 2017, écrits retrouvés au dos des lames du plancher du château de Picomtal, un long texte de 20 000 signes, un message à la postérité comme une bouteille à la mer.

Jacques-Olivier Boudon précise qui est cet homme, 38 ans en 1880, qui se raconte : apprentissage, expériences amoureuses, une hésitante plus plus maîtrisée pratique de l’écriture depuis son adolescence et un soucis constant de dater ses traces. L’auteur décrit la position sociale et les centres d’intérêt de Joachim notamment la vie politique locale. Républicain, il dénonce la corruption des élites. Il est aussi un spectateur attentif des mœurs villageoises.

Les archives succinctes du gibier pénal (1830-1930)

Frédéric Chavaud traite des traces laissées dans les archives judiciaires par les petits délinquants, gens pauvres et marginaux. Ces archives sont plutôt éparpillées mais néanmoins intéressantes : récits dictés, tatouages, graffitis mais aussi procès verbaux de gendarmerie. D’autres sources comme la littérature populaire ou la presse peuvent être utilisées pour approcher ces populations. L’auteur en montre l’intérêt par de nombreux et courts exemples, il évoque la prison et la récidive.

Se dire, s’écrire dans les coins de l’église

C’est une source peu commune qui intéresse Jean-François Laé et Lætitia Overney : les écrits de prière à St Antoine ou Ste Rita, recueillis dans les cahiers d’église. Les auteurs décrivent la méthodologie d’étude, la forme de ces suppliques, les sujets évoqués : maux du corps, difficultés sociales.

Les impressions et publications populaires

Les livres de colportage dont Philippe Nieto rappelle les conditions de conservation depuis la fin du XIXe siècle sont aujourd’hui au MuCEM. Ils furent qualifiés d’« impressions populaires » par le muséologue Georges-Henri Rivière ce qui impose une réflexion sur le terme de populaire, de peuple.

La collection de la Bibliothèque bleue des ouvrages imprimés à Troyes6 est le nom donné à ces impressions populaires. L’auteur aborde deux questions : Pour quels lecteurs ? Et avec quelles pratiques de lecture ?

De la conclusion d’Yves-Marie Bercé on retiendra cette phrase : « Employer les mots solennels et institutionnels d’archives, de musée, de patrimoine pour de si modestes fatras d’écrits et d’objets divers, c’est accepter de leur conférer une dignité historique » 7

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1  Voir l’importante bibliographie en notes de bas de page.

2  Cité p. 29

3  Cité p. 84

4  Croquants et Nu-pieds : les soulèvements paysans en France du XVII au XIXe siècle, Gallimard (coll. Archives), 1974 et la me année Histoire des Croquants : étude des soulèvements populaires au XVIIe siècle dans le Sud-Ouest de la France, Genève/Paris, Droz (coll. Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes),

5  Comme dans l’exemple cité p. 137 d’un maître de soierie, André Minsy en 1688

6  On trouvera des extraits dans : Geneviève Bollême, La Bibliothèque bleue – la littérature populaire en France au XVIe au XIXe siècles, Collection Archives Julliard , 1971 et Roger Chartier, Figues de la gueuserie, Montalba, 1982

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