Compte-rendu réalisé par Fantine Sansu, étudiante en hypokhâgne (année 2023-2024) au lycée Claude Monet de Paris, dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

Présentation

Né en 1936, Alain Corbin est le grand historien du social, des représentations et du sensible. Lors de ses premières recherches, il s’oriente vers l’histoire des mentalités, de l’anthropologie et de la psychologie sociale. Il use de ce qui est au plus près des hommes, les sens, pour en révéler le caractère historique et leur évolution dans les sociétés. Il aborde notamment l’odorat, le toucher mais également l’ouïe. Avant la publication de cette Histoire du silence, il a écrit entre autres Le Miasme et la Jonquille (1982) qui interroge l’évolution de la chimie et de l’industrie cosmétique, véritable « révolution olfactive ». Le Village des « cannibales » (1990) évoque la guerre franco-prussienne de 1870 et questionne précisément le contexte socio-économique, ainsi que la « cohérence des sentiments » qui ont mené à un meurtre. Les Cloches de la terre (1994) explique le rôle que jouent les cloches dans les campagnes, surtout en faveur du rassemblement des habitants. Nous retrouvons dans ces quelques œuvres un point commun : les sens et les relations humaines. En effet, dans Histoire du silence parue en 2016, il est question de l’évolution de notre rapport au silence : où y-a-t-il du silence ? Pour quelles raisons ? Quelles significations attribuons-nous au silence ? L’apprécions-nous ? Encore une fois, une histoire des sensibilités est racontée et analysée par l’auteur sous un angle historique et littéraire puisqu’Alain Corbin s’appuie à de nombreuses reprises sur des œuvres romanesques et poétiques, comme celles de Victor Hugo avec Les Contemplations, de Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes, de Max Picard avec Le Monde du silence…. Histoire du silence débute avec un prélude, puis est séquencé en neuf chapitres. Il s’agit donc d’une œuvre qui, traitant thématiquement du silence, témoigne de la spécialité de l’auteur : le sensible.

Résumé

Comme il est expliqué dans le chapitre 1, le silence est, selon Alain Corbin, présent dans des lieux spécifiques, tels que les chambres, qui sont les lieux du repos, mais aussi les lieux des secrets et confidences, également dans les lieux qui invoquent le respect, comme les églises et cathédrales qui se doivent d’être silencieuses pour permettre la prière. Le silence se forme en tout cas dans des espaces personnels dans lesquels nous nous sentons bien car à l’abri des regards et de l’extérieur bruyant, parfois même déconcertant. Alain Corbin, pour illustrer son propos, cite Max Picard qui écrit « La cathédrale est comme du silence incrusté dans la pierre ». Le silence caractérise presque ce lieu et est l’une des raisons de son aspect unique et sacré. Le silence s’impose comme un impératif : celui qui ne le respecte pas est mal vu (signe de respect par le silence), puisqu’en l’interrompant, nous mettons fin à une réflexion, un flux de pensées. Cette interruption est souvent décrite en littérature lorsque l’auteur cite l’œuvre de Proust, Du côté de Guermantes, et écrit que le personnage d’Albertine ne respecte pas le silence lorsqu’elle pénètre dans la chambre du narrateur et  le lieu de pensées auxquelles elle ne doit pas avoir accès. Le bruit parait alors vulgaire, signe d’un mauvais comportement, comparé au silence qui, dans les lieux appropriés, semble être symbole de réflexion, de paix et de sacré.

« Les choses de la nature sont toutes pleines de silence » écrit Max Picard. En effet, dans le chapitre 2, l’auteur explique que seuls les hommes font un bruit important : la nature, elle, est silencieuse. Quand les hommes se couchent, quand les animaux dorment, aucun bruit ne retentit. La terre devient calme. Tandis que le bruit provoqué par les hommes est de plus en plus frappant, notamment avec l’avancée des mécaniques (voiture inventée en 1883 par exemple), le silence se fait désormais de plus en plus rare. Dans les villes, le bruit est incessant, en campagne beaucoup moins car moins d’hommes y sont concentrés. La nuit, qui fait partie de la nature et qui rythme le quotidien, permet une sorte d’harmonie lorsque tout est silencieux. « Je suis l’être incliné (…) qui demande à la nuit le secret du silence » écrit Hugo dans Les Contemplations. Le silence est si précieux, se faisant de plus en plus rare, qu’il est vu comme quelque chose d’atteignable par un secret, une sorte de tactique. Il est en ce sens nécessaire pour les hommes car il repose mais est difficilement accessible.

Le silence peut aussi, comme il est montré dans les chapitres 3 à 5, être vu comme une aide à la quête de soi, ce qui peut passer par la foi. L’historien cite Ignace de Loyola selon lequel il faut vivre pleinement sa religion grâce au silence : « Dieu comble, Dieu entraîne, Dieu accomplit son œuvre et tout cela ne peut se faire que dans le silence qui s’établit entre le Créateur et la créature ». La religion doit alors s’exercer et se ressentir dans le silence, il s’agit presque d’une obligation. Les Chartreux au Moyen-Age voient le silence et la solitude comme quelque chose qui rapproche le croyant de Dieu. « Pendant ces trente ans, je ne cesse de vous instruire pas par des paroles, mais par mon silence » écrit Charles de Foucauld en interprétant de cette manière la parole de Jésus. Le silence est aussi une source d’instruction en religion : Dieu ne parlerait pas aux hommes mais se ferait ressentir dans sa présence et par son silence, qui signifie plus que mille paroles. En étant silencieux, Dieu parait absent aux hommes (c’est ce que nous appelons le Deus absconditus). Cela est aussi expliqué dans le chapitre 9, le dieu caché et silencieux est d’autant plus présent car est ressenti par ceux qui y croient. Par exemple, c’est ce qu’illustre le dieu Hippocrate, représenté avec un doigt sur la bouche pour inciter les hommes à la réflexion dans le silence. Cette perception du silence est alors historiquement la plus ancienne et est celle qui persiste encore aujourd’hui, étant universelle à toutes les religions et donc à une grande partie de l’humanité.

Le silence, selon Alain Corbin dans le chapitre 8, est fondateur au sein de notre relation à l’autre. En effet, il y a deux types de silence dans ce cas. D’abord, le silence « positif », révélateur d’un certain amour, à l’image des moments silencieux passés avec un proche ou un ami qui sont la preuve d’un confort ressenti avec une personne, une sorte d’acceptation de l’autre, d’une proximité assez forte pour que les silences constituent des moments d’appréciation de l’individu qui est à nos côtés. Le silence est le lieu de l’appréciation de la compagnie de l’autre : « Longtemps muets, nous contemplâmes le ciel ou s’éteignait le jour. Que se passait-il dans nos âmes ? Amour ! Amour ! », écrit Hugo dans Les Contemplations. Ensuite, il y a le silence « négatif », révélateur cette fois d’une haine envers un individu. Le silence de haine ou de colère est facilement reconnaissable. Par exemple, nous le rencontrons lorsque nous sommes en conflit avec quelqu’un et que nous décidons de ne plus lui adresser la parole pour un certain temps ou parfois même pour toujours. Nous parlons dans ce cas d’un silence « haineux et persistant » selon Frédéric Chauvaud. Le silence prend alors des significations et des dynamiques différentes en fonction du contexte relationnel dans lequel nous nous trouvons.

Le silence est représenté à de nombreux temps de l’histoire, comme quelque chose de nécessaire à l’enseignement et à l’éducation. En effet, Alain Corbin explique qu’au XIXe siècle, le silence est appris dans les écoles maternelles et que, dans les écoles napoléoniennes, les cloches retentissent pour annoncer un temps de silence en faveur du repos de tous. Le silence est, dans le cadre éducatif, aussi un signe de respect expliqué dès le plus jeune âge (que ce soit par rapport aux parents, aux professeurs…) pour symboliser l’écoute du plus âgé. Cela est dû au fait qu’aux XIXe et XXe siècles, il y ait beaucoup de bruits dans les rues, du « tintamarre » comme l’écrit Alain Corbin, avec la musique de rue, le bruit dans les appartements, beaucoup de cloches, de tocsins… au point que cela devienne réglementé. Le bruit, à l’inverse du silence, est donc très mal vu, surtout au XXe siècle. Alors que la révolution industrielle a recours à des machines plus bruyantes les unes que les autres, les puissantes explosions de la Première Guerre mondiale sont restées des traumatismes pour une grande partie de la population et des anciens soldats. Donc, pour ces raisons d’ordre historique, le silence est presque vu comme une priorité à enseigner aux enfants pour qu’il persiste le plus possible au sein de la société et des nouvelles générations.

Dans les chapitres 6 et 7, le silence est, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, un moyen d’expression. « Les mots empêchent le silence de parler » écrit Ionesco. Le silence dit alors beaucoup de choses, parfois même plus que les paroles. Il s’agit d’une autre forme de communication. Par exemple, le titre de L’Œil écoute, recueil de réflexions écrit par Paul Claudel, invite le lecteur à lire dans le silence pour bien comprendre et « écouter » ce qui est dit dans l’ouvrage. Les peintures aussi sont des œuvres silencieuses et dépeignent un grand silence parfois. Dans un autre registre, le cinéma muet de Charlie Chaplin utilise le silence comme moyen comique. Le silence est alors utilisé artistiquement de différentes manières. L’art étant un moyen pour l’homme de s’exprimer, le silence est mobilisé comme quelque chose d’utile pour faire passer des messages, ne pas être limité dans son expression, ressentir une forme de liberté artistique.

Appréciations

Histoire du silence est une œuvre qui a un intérêt historique particulier : Alain Corbin y décrit l’évolution de la perception du silence chez les hommes, et ce en fonction des époques, des populations et de leur vécu. A priori, cet ouvrage parait original : pourquoi vouloir faire une étude complète à propos d’une chose dont l’accès est limité ou pire, d’une chose à laquelle nous ne faisons pas attention ? Cela parait paradoxal ou inintéressant. Mais en vérité, la lecture de cet ouvrage permet de comprendre les enjeux et variations contextuelles du silence. Cela permet d’en apprendre plus sur notre environnement quotidien qui peut, parfois, être plongé dans le silence. En mobilisant différentes sources (principalement littéraires), Alain Corbin s’adresse donc au plus large public, puisqu’il s’intéresse à la fois à un sujet précis, mais en même temps à quelque chose d’également universel. De cette manière, l’auteur fait d’un sujet très particulier, et a priori éloigné de tous, quelque chose dont nous sommes proches et emporte de cette façon les lecteurs dans sa réflexion. Il s’agit d’une réflexion historique (des périodes, des exemples datés sont parfois utilisés) mais aussi sociale (le rapport des hommes entre eux autour de la thématique du silence), psychologique (la réaction de chacun au silence), religieuse (la place importante du silence dans la religion) et surtout sensible (l’ouïe qui est évidement constamment évoquée, le silence dans l’art qui est également étudié par l’auteur). Il s’agit de comprendre les individus du passé et leur rapport au silence, et par conséquent d’expliquer pourquoi celui-ci n’est plus tellement présent au sein de la société. Selon Alain Corbin, examiner l’histoire du silence est une manière de le retrouver. Il résume cette idée en deux phrases page 8 dès le prélude de l’œuvre : « Trop souvent l’histoire a prétendu expliquer. Quand elle aborde le monde des émotions, il lui faut aussi et surtout faire ressentir ». Cependant, nous pouvons estimer que l’auteur utilise de façon répétitive de nombreuses références littéraires. Si mobiliser la littérature à des fins historiques et sociologiques est intéressant, aucune autre forme d’art n’est exploitée – excepté dans le chapitre 7 –, ce qui peut parfois provoquer une lassitude pour le lecteur. Peut-être qu’une diversification des arts et artistes aurait pu apporter un aspect davantage stimulant à certains moments du récit.