Frédéric BARBIER est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’École pratique des hautes études (conférence d’Histoire et civilisation du livre). C’est un spécialiste de l’histoire du livre et de l’imprimé du XVe au XXe siècle, ainsi que de la problématique des transferts culturels, notamment entre la France, l’Allemagne et les pays d’Europe centrale et orientale. Il a aussi écrit: L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle) (2006), La Capitale des livres. Le monde du livre et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXIe siècle (2007), Le Rêve grec de Monsieur de Choiseul. Les voyages d’un européen des Lumières (2010) ou Histoire des bibliothèques, du Musée d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles (2013).

INTRODUCTION

Dans l’introduction, de manière logique, l’auteur tente de donner une définition du « livre », car son « évidence même l’enveloppe dans une forme d’imprécision qu’il convient d’essayer de lever pour partie ». L’étymologie confirme que « livre » s’applique d’abord à un objet matériel. Il désigne usuellement un objet imprimé, mais on peut aussi parler de « livres manuscrits » et plus récemment de « livre numérique ». Par extension, le terme de livre désigne aussi le contenu intellectuel de l’objet. Pour l’UNESCO, un livre est une publication imprimée non périodique de 50 pages au moins. Partant d’une vision plus large, l’objectif de cet ouvrage est « d’étudier l’histoire de l’écrit dans ses articulations avec les catégories sociale, politique, culturelle et économique. […] nous comprendrons sous la définition de livre tout objet imprimé, indépendamment de sa nature, de son importance et de la périodicité, ainsi que tout objet portant un texte manuscrit et destiné, au moins implicitement, à une certaine publicité ». Depuis les années 1950, avec Lucien FEBVRE et Henri-Jean MARTIN, l’histoire du livre s’est élargie à tous les aspects de la vie en société. Elle se fait d’abord histoire économique (production, diffusion), mais aussi histoire des cultures et des pratiques culturelles (rédaction, réception, circulation, appropriation). « On peut dire que, fondamentalement, l’histoire du livre s’appréhende dès lors comme l’histoire du média qui lui-même a longtemps été au cœur de la vie des sociétés occidentales modernes ».

LE TEMPS DU MANUSCRIT

L’écriture désigne un système conventionnel de signes graphiques visant à transcrire le discours sous une forme visuelle. Son invention s’articule étroitement avec l’organisation de sociétés plus complexes, dont les besoins administratifs et économiques supposent une pérennité de la documentation dépassant le stade de l’oralité. On en trouve les premiers signes en Mésopotamie au IVe millénaire av. J.-C. et en Égypte. Les écritures combinent souvent plusieurs logiques : idéogrammes, phonogrammes et déterminatifs, « aboutissant à un système très complexe qui favorise la spécialisation ». Les débuts de l’invention de l’écriture alphabétique se font sentir à partir du IIe millénaire av. J.-C. en Méditerranée orientale. A la fin du Xe siècle av. J.-C. apparait progressivement l’alphabet grec, puis d’autres alphabets. Pour Jack GOODY, les conséquences de l’invention de l’alphabet sont « absolument considérables » car elle permet la transcription et une plus large diffusion de la parole. En Occident, dans l’Antiquité classique, la forme usuelle du livre est celle d’un volumen, c’est-à-dire d’un rouleau. En Égypte, il est fabriqué à partir de bandes de papyrus. Il se plie difficilement et impose une pratique de lecture complexe. A l’age de 83 ans, Verginuis RUFUS lut debout un volumen si pesant qu’il finit par lui tomber des mains. Voulant le rattraper, il perdit l’équilibre, fit une chute, se cassa la jambe et mourut. Dans l’Empire Romain se développe le commerce de librairie, apparaissent les premières bibliothèques privées. L’Antiquité tardive puis le Moyen Age sont marqués par l’utilisation de la minuscule et d’une forme matérielle nouvelle : le codex, ou livre plié et relié, dont le support est désormais le parchemin. Son invention est « fondamentale pour l’avenir de la civilisation écrite ». Dans un monde encore largement dominé par l’oral, les monastères deviennent le refuge de la culture écrite. Des ateliers de copistes s’y organisent, des bibliothèques s’y constituent et les manuscrits se répandent plus largement et plus facilement. C’est à partir des scriptoria des grands monastères de la Francia occidentalis que se diffuse la minuscule caroline. En Méditerranée orientale, Constantinople devient le premier centre de production de livres, dont certains peuvent être somptueux. Byzance apparaît alors comme l’intermédiaire dans la tradition de la pensée grecque de l’Antiquité et dans sa transmission. En Occident, du Ve au XIe siècle, l’écrit reste confiné au monde des clercs. Mais, la fondation des premières universités et la montée en puissance des juristes, des administrateurs et d’une bourgeoisie urbaine dans des villes en développement permettent à l’écrit et au livre de sortir du seul monde ecclésiastique. La production de manuscrits augmente régulièrement à partir du VIIIe siècle et particulièrement à partir du XIIe siècle. Les formats évoluent (livres plus petits pour les lecteurs « de moindre qualité »). Les mots se séparent, le système de ponctuation se développe,… Des groupes socio-professionnels spécialisés dans le commerce du livre se renforcent.

 LA RÉVOLUTION GUTENBERGIENNE

Au bas Moyen-Age, l’écrit et le livre touchent désormais un public plus large, même si toujours minoritaire et privilégié. On peut parler dès le XIIe siècle d’une « Renaissance scribale » marquée par la production plus importante et la diffusion très élargie des livres. Dès le XIVe siècle, le papier triomphe en Occident et son emploi se généralise au XVe siècle. Meilleur marché que le parchemin, il peut être produit plus rapidement et en beaucoup plus grande quantité. L’utilisation de la xylographie porte déjà en elle les germes de l’imprimerie. L’invention décisive est alors déjà « dans l’air » selon Henri-Jean MARTIN. Le responsable principal de l’invention de la typographie en caractères mobiles est Gutenberg, financé par Fust, à Mayence entre 1394 et 1400. L’innovation clé réside dans la fabrication en série des caractères normalisés. L’imprimerie essaime ensuite en cercles concentriques à travers toute l’Europe. A la fin du XVe siècle, environ 80 villes d’Europe ont une imprimerie. On peut se procurer des livres plus facilement à un moindre coût. On peut lire partout. L’imprimerie permet également la diffusion continentale des textes antiques, chers aux Humanistes, ou le développement de l’édition scientifique, notamment dans le domaine des sciences naturelles ou les sciences astronomiques. En même temps, apparaissent les premières polices de l’imprimé et donc de la censure, notamment religieuse.

 LA LIBRAIRIE D’ANCIEN RÉGIME (années 1520-années 1760)

 Un très lent processus d’acculturation peut s’engager, grâce à l »écrit qui se banalise. Il participe à la diffusion rapide de la Réforme Luthérienne. Entre 1522 et 1546, 445 éditions complètes ou partielles de la Bible de Luther sont publiées. Suite aux placards de 1534, François Ier se décide pour la répression. Condamnations et exécutions se succèdent, dont celles de plusieurs imprimeurs, libraires et relieurs, et les partisans de la Réforme fuient Paris, dont Calvin. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le pouvoir royal tente de renforcer  son contrôle exclusif sur ce qui touche à l’imprimé, considéré comme un élément clé dans la construction de l’absolutisme. L’édit de Châteaubriand réaffirme le principe de la censure préalable. Dans le même temps, les autorités chrétiennes entreprennent la rédaction de listes exhaustives de livres interdits : l’index. Dans le cadre de la contre-Réforme, un réseau de collèges Jésuites couvre l’Europe. Ils sont équipés de bibliothèques, souvent importantes, et parfois même d’ateliers d’imprimerie. On constate donc une forte articulation entre les évolutions religieuses et le média de l’imprimé. Le XVIIe siècle est marqué par une évolution dans la géographie de l’imprimé avec un basculement en faveur des pays du Nord de l’Europe. L’équilibre entre l’utilisation du latin et langues vernaculaires change. De petits imprimés (Pantagruel de Rabelais par exemple) touchent les franges inférieures, mais alphabétisées, des possédants. Les troubles et les guerres sont aussi à l’origine de la montée en puissance de la propagande (d’État) imprimée, qu’il s’agisse d’abord d’exposition et de démonstration puis de manipulation. On peut alors caractériser la « librairie d’Ancien Régime » par 3 éléments : un marché potentiel étroit et dispersé, une logique économique dominée par le corporatisme et des pratiques de lecture fonctionnant largement comme un révélateur et un discriminant social. Dans les années 1700, le front d’acculturation progresse. La bourgeoisie des villes et la majorité de l’aristocratie sont alphabétisées. En même temps, la réglementation se développe. Les Lumières sont caractérisées par la multiplication des canaux et de métiers gravitant autour de l’imprimé. L’essor de la presse périodique est un révélateur des processus en cours. Le projet des Lumières est aussi porté par un ensemble d’institutions savantes dans le programme et dans l’activité desquels l’écrit et l’imprimé sont essentiels, dont les techniques ont évolué tout au long de la période.

LA SECONDE RÉVOLUTION DU LIVRE ET LA LIBRAIRIE DE MASSE (années 1760-1914)

Dès le XVIe siècle, l’écrit est donc largement diffusé au-delà des catégories aisées et cultivées, en ville d’abord. Il fonctionne comme un vecteur d’ordre. A l’inverse, l’oral relève du désordre qu’il convient de réprimer. Le second XVIIIe siècle est le temps de la « révolution de la lecture », notamment en Allemagne.  Elle associe élargissement massif du public des lecteurs et mutation des pratiques, des objectifs et des assignations sociales de la lecture.  Les positions officielles, notamment en France, sont débordées par l’essor du média et par la poussée de l’opinion publique, illustrée par la production croissante de plaquettes où sont discutées les questions d’actualité. Se pose ici la question du rapport entre Révolution française et développement des imprimés. Elle marque en tout cas le passage d’une logique de la librairie d’Ancien Régime à celle du marché démocratique de masse. Les conditions de développement permettent au marché de s’ouvrir, ce qui entraîne une réorganisation des règlements et des pratiques de travail structurant la branche. Au XIXe siècle, le passage à l’industrialisation proprement dite de la « librairie » est dominé par la problématique de l’innovation : de procédé, de produit et des pratiques de consommation. La mécanisation permet une baisse des coûts de revient. On utilise la lithographie puis la photographie pour illustrer les livres. En France, on compte plus de 4000 imprimeries en 1914 contre 506 en 1811. Le XIXe siècle est surtout marqué par l’apparition de la presse périodique contemporaine. Le Petit Parisien dépasse 1,5 million d’exemplaires en 1914 (alors premier titre du monde). Le passage à la production de masse suppose d’adapter les logiques et les pratiques de la diffusion. On passe d’une logique de la demande à une logique de l’offre. Les librairies s’ouvrent sur la rue. Les librairies de gare sont créées en France par Louis Hachette et leur réseau suit la progression du réseau ferré. On peut dire que le long XIXe siècle marque le temps du « triomphe du livre » (Martin LYONS).

Epilogue : LA TROISIÈME RÉVOLUTION DU LIVRE : INNOVATION, DIVERSIFICATION ET MONDIALISATION

A la fin du XXe siècle, la tendance de fond est celle de la dématérialisation. Du côté des presses, l’innovation porte d’abord sur la rotative, puis sur l’offset. L’intégration des techniques de communication et d’information renforce l’émergence de groupes contrôlant des pans entiers de ces activités au niveau transnational. Parallèlement, la diversification des médias se prolonge au niveau des utilisateurs et des interfaces : ordinateur, téléphone, tablette. La distribution est soumise à un ensemble de facteurs négatifs, parce qu’une organisation par flux remplace l’organisation par stocks. De nouveaux problèmes apparaissent : sécurité des donnés, protection des droits individuels ou des producteurs et même addiction aux écrans.

Cet ouvrage brosse un portrait complet de l’histoire du livre, de la naissance de l’écriture à nos jours. Grâce à une contextualisation constante, il permet de cerner de manière précise les permanences, les évolutions et les ruptures. Il montre aussi qu’innovations techniques et pratiques de lecture sont constamment liées. En ce sens, l’auteur résume bien les évolutions historiographiques qui traversent l’étude de l’écrit et de l’imprimé par les historiens, qui se veut aujourd’hui davantage globale. Un ouvrage utile à la fois pour les enseignants du secondaire et les étudiants préparant les concours (question : Écrit, pouvoirs et société en Occident aux XIIe-XIVe siècles (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique).