Le cours donné par Jean Picq en premier cycle de l’institut d’études politiques de Paris n’est pas présenté comme un ouvrage d’histoire. Son auteur est magistrat de la Cour des Comptes, c’est-à-dire en charge du contrôle de cet État. Cela le qualifie d’autant plus pour en retracer les évolutions. Comment cette institution cette personne du droit international a-t-elle évolué ? Comment cette personnalité juridique s’est elle affirmée. C’est à toutes ces questions que cet ouvrage, dense et illustré d’exemples et de cartes, entend répondre.
Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à l’IEP de Lille dans le cadre de la section préparatoire de l’ENA

La question de l’État aujourd’hui et de son rôle fait partie des sujets majeurs sur lesquels le débat peut se polariser, que ce soit pendant des périodes électorales ou dans d’autres circonstances. Il est vrai que le sujet récurrent de la réforme de l’État fait partie de ces serpents de mer qui resurgissent parfois sans que l’on sache vraiment ce que ce projet recoupe. Car, avant de réformer l’État, sous entendu l’administration, la fonction publique et quoi d’autre encore, encore faut-il en définir le rôle et les prérogatives.

L’ouvrage est divisé en trois grandes séquences, posant à chaque fois cinq questions qui sont autant d’exemples et d’illustration des conceptions de l’État. La partie consacrée eu moyen âge pose le problème de la souveraineté.

Première séquence

Qui est souverain ?

La question se pose dès la chute de l’empire Romain d’Occident et du maintien de sa forme orientale. De l’affirmation du pouvoir spirituel de l’Église face à un Empire qui souhaite l’instrumentaliser, et l’on se retrouve dans cette soumission de l’Église orthodoxe au Basileus, dans la confrontation de Grégoire VII Hildebrand et de l’Empereur Henri IV, ce dernier accordant de fait l’autonomie au pouvoir spirituel en allant à Canossa.

Mais avant d’en arriver là, c’est d’abord à l’Église de se débarrasser de ses prétentions à organiser le monde. Le Pape est-il supérieur au Souverain ? Qui dispose de la puissance et de la légitimité que le divin donne?

Pour les Empereurs chrétiens, de Constantin à Théodose, la continuité avec le caractère divin de leurs prédécesseurs païens est évidente. Tout au plus sont-ils représentants de Dieu sur terre, et perçoivent ainsi les signes de l’autorité divine. (In hoc signo vinces)
Saint Augustin répond dans la Cité de Dieu, que les deux cités, celle de Dieu et la cité terrestre ne s’opposent point mais que leurs finalités sont différentes, ce qui déjà est une façon d’affirmer l’autonomie du spirituel à l’égard du temporel.

Le christianisme d’Orient, avec Eusèbe de Césarée et Justinien, oppose à cette conception un césaro-papisme qui ne permet pas à l’Église orthodoxe à venir de se différencier clairement du pouvoir. On retrouvera de fait cette soumission de l’Église orthodoxe à l’Empire jusque dans la Russie Soviétique et dans le faisceau de relations troubles des Patriarches de Moscou avec le pouvoir Brejnévien.

La chute de l’Empire Romain d’occident redonne à l’Église occidentale des prétentions vers un papocésarisme. Les Rois ne sont que des acteurs de Dieu, soumis à un magistère spirituel que l’Église et ses clercs, dépositaires du savoir antique leur imposent.

Les deux papes de la fin du Ve siècle, Léon Ier et Gélase, affirment donc la primauté du pouvoir ecclésial sur les souverains. Ce concept baptisé par Jean Picq d’église englobante est directement lié à ce pouvoir d’arbitrage que les papes utiliseront jusqu’à la fin du moyen âge.
La tentative de Charlemagne de relancer l’impérium sur l’Occident s’inscrit clairement dans une réponse qui ne durera pas cent ans de rénovation du modèle Romain impérial.

Soutenu par l’Église qui est en État de déliquescence Charlemagne sacré à Rome est tout de même l’homme du pape qui empêche les tentatives de rapprochement avec Byzance.
Dans cette période qui s’achève avec le partage de Verdun en 843, avec l’affirmation du Saint Empire Romain germanique sous Othon le Grand en 962, voici venu le temps de l’affirmation de l’Église, force d’équilibre et régulateur de la violence médiévale.

C’est sans doute là que naît le besoin d’État comme ayant le monopole de la violence légitime. Il faudra attendre l’époque moderne et la fin des guerres de religions pour y parvenir.

A partir de la fin du XIIe siècle, et surtout dans les entités étatiques précoces, comme en Angleterre ou en France, les clercs redécouvrent le droit romain et cette notion de res publica, de bien public et d’équilibre au sein de la société. L’Église s’inscrit dans ce processus prêchant la croisade comme exutoire aux guerres privées et en même temps la paix de Dieu… amenant peu à peu à la paix des Rois ou du moins à une société plus pacifique à défaut d’être vraiment pacifiée.

La réforme grégorienne avec les dictatus papae associant pouvoir spirituel et temporel du pape, mais aussi organisant l’administration de l’Église comme de l’État du pape peut être considérée comme ayant inspiré le premier prototype d’État moderne. Les monarchies centralisées étendaient un territoire féodal par la guerre et le mariage sans véritablement unir des peuples, l’administration de l’Église jette les bases d’une administration civile.

Cette vision peut sans doute surprendre les historiens de la monarchie capétienne, soucieux de voir dans la mise en place des bailliages et des sénéchaussées le long mouvement vers une unité nationale et la constitution d’un État nation.

En fait, ce mouvement est symétrique de celui des États de justice qui, à la même époque, jettent les bases d’un droit applicable sur un territoire, où les hommes sont soumis aux mêmes lois. Les monarchies du fait des guerres qui les opposent développent leurs moyens de contrôle et de perception sur les territoires et les épuisent aussi jusqu’au XVe siècle, marqué par une désintégration des États royaux.

Pourtant ces confrontations portaient en germe les bases des États modernes, portés par des progrès techniques, comme l’artillerie qui rend les armées et les forteresses féodales obsolètes, mais aussi les bases d’un sentiment national, exprimé par la défense de territoires.

Les États s’affirment aussi, de part et d’autre de la Manche dans la façon dont ils rendent la justice. En Angleterre comme en France, avec une nuance de taille outre manche, comme l’affirmation du parlement, sont jetées les bases de l’État de justice, fondé sur le droit.

La justice du Roi, s’impose à tous, mais en Angleterre la magna carta, et le parlement, contrôlent les tendances au renforcement de l’autorité du souverain, introduisant déjà le principe d’un contrôle du pouvoir exécutif par ce qui n’est pas encore le pouvoir législatif…

Deuxième séquence

Le souverain

Ce chapitre qui correspond à une séquence de cours traite de façon très méthodique de la période 1520 – 1800. Il traite directement des questions centrales du rapport entre religion et politique à l’époque moderne. On appréciera notamment le découpage chronologique et les mises en situations historique notamment pour la partie sur la Réforme.

Marquée par l’affirmation de l’État, moderne, absolutiste ou constitutionnel, la période moderne a été très largement couverte par les penseurs des différents pays, par ceux que l’on qualifierait aujourd’hui d’intellectuels organiques.

La Réforme introduit dans l’Empire et au delà cette idée d’une autonomie de l’État par rapport au pouvoir spirituel, ce qui remet en cause la Réforme Grégorienne et la pensée gélasienne sur le pouvoir de l’Église, s’imposant à tous les pouvoirs.

Machiavel, Jean Bodin, introduisent de nouveaux concepts, assurant l’un et l’autre cette notion d’un pouvoir autonome de celui-même qui le détient. Lorsque Louis XIV affirme l’État c’est moi, il s’identifie en fait à une entité supérieure à sa personne qui le précède et qui lui succède. L’État administratif devient la norme, et succède à l’État de justice.

La force, la puissance de l’État devenant l’outil de maintien de l’unité de la nation et des sujets.
L’avantage de ce chapitre est de permettre la comparaison de plusieurs systèmes et modèles d’États qui se mettent en place : Le modèle allemand de territorialisation religieuse, le modèle espagnol basé sur l’unité de la foi et la pureté du sang. (Limpianza de raza).

Ce modèle est aujourd’hui défendu par les adversaires des différents statuts d’autonomie débattus actuellement. Pays Basque et Catalogne. Toutefois, les promoteurs des autonomies les plus étendues, voire des indépendances, de la Catalogne et du Pays Basque, reprennent eux aussi cette notion. Le nationalisme basque étant consubstantiellement attaché à une identité linguistique forte mais aussi et surtout, dans certaines tendances de l’ETA, à une typicité ethnique.

Le modèle français de l’État administratif qui s’est propagé à plusieurs monarchies européennes, et notamment au moment de l’affirmation du pouvoir de Pierre le Grand en Russie est sans doute le plus achevé.

Intégrant l’économie avec une doctrine ad hoc, ( le mercantilisme), l’aménagement du territoire ( les routes royales) , la mise en scène du pouvoir ( Versailles), l’absolutisme royal reposait sans doute trop largement sur les qualités intrinsèques du souverain pour résister à la vague de contestation née des lumières mais aussi des acteurs économiques et des aspirations des populations. Le succès précoce de la Glorieuse révolution contre les tentatives absolutistes des Stuarts, marque à cet égard un tournant décisif dans l’histoire de l’Europe.

Le Léviathan de Thomas Hommes théorise de façon magistrale ce concept d’un État reposant sur un contrat. On aurait pu d’ailleurs faire le rapprochement avec une autre forme d’État basée elle aussi dur une sorte de contrat, celui de l’Empire du Milieu, en Chine, basé sur une sorte de mandat du ciel, une forme d’obligation de réussite pour le détenteur du pouvoir. Ce concept est sans aucun doute très éclairant sur la perception politique des actuels dirigeants chinois qui doivent s’accommoder de tensions sociales intimement liées à une forte croissance économique.

Paradoxalement en apparence, c’est d’Espagne que vient la contestation de ce modèle du souverain. Les théologiens espagnols comme Suarez, mais aussi Spinoza et Locke inscrivent dans ce lien exercé entre le pouvoir politique et pouvoir de Dieu, le Peuple. Ce dernier est considéré comme étant la source de l’autorité politique.

Locke intègre par la suite cette réflexion la notion de consentement, associant les droits de l’individu à ceux du peuple qui peut, lorsque les inconvénients d’un État stable et fort l’emportent sur les avantages, mettre un terme à ce même pouvoir. Les sources de la Révolution Françaises et de la pensée politique des lumières se trouvent ici.

Troisième séquence.

La souveraineté des États-Nations

Les deux siècles qui sont traités dans cette troisième partie sont marqués par des bouleversements fondamentaux. Les Révolutions américaine et française, la naissance du fédéralisme et de l’État libéral, les systèmes totalitaires et enfin l’État de droit sont autant de formes du pouvoir qui se sont exercés et s’exercent encore sur les sociétés contemporaines. On regrettera d’ailleurs que le modèle d’État théocratique que l’Iran a mis en place depuis 1979 ne soit pas évoqué. (Mais il est vrai que l’ouvrage réduit son champ de réflexion à l’Europe.) Marque-t-il un retour en arrière à un modèle islamique ancien ? Sans doute pas car on est très loin de l’État mis en place aux premiers temps du califat. En même temps, cet États qui disposent des attributs de la modernité, empruntent aux totalitarismes modernes par certains aspects mais aussi à un modèle cesaropapiste.

En France et aux États-Unis les modèles qui se mettent en place quasi simultanément sont issus de la même pensée originelle explicitée dans la précédente séquence, mais les Pères fondateurs d’outre atlantique et les jacobins français en font un usage radicalement différent.
Les uns mettent en place un système souple, évolutif en permanence, basé sur un droit jurisprudentiel et une stricte séparation des pouvoirs, tandis que les autres affirment clairement l’Unité et l’Indivisibilité de la République qui associe, la Nation et la Loi et qui fait du peuple, la source de toute souveraineté. L’ensemble des différences dans les systèmes politiques entre les deux pays est issu de cette différenciation originelle.

Née par le fer et par le sang, la nation allemande est le résultat d’une construction basée sur la culture, l’appartenance à un groupe identifié comme tel, ( le sang.). L’évolution ultime de cette logique a été, dès lors que la notion de sang a été assimilée à celle de race, le troisième Reich.

L’Allemagne qui naît de la guerre franco-prussienne, et qui perdure avec en plus la démocratie dans la république de Weimar est un modèle de Nation -État, porteur de violence d’après l’auteur.
L’État éducateur, l’État accompagnant le développement d’une Nation en tant que telle ayant des droits définis par rapport aux autres est le résultat de cette maturation politique commencée avec la Révolution et les incursions napoléoniennes dans cette construction de principautés que représentait le Saint-Empire.

L’État libéral

Construction politique issue des révolutions libérales du milieu du XIXe siècle ‘État libéral est le résultat d’une lente maturation qui fait la synthèse des réflexions achevées des philosophes des lumières mais confrontée au principe de réalité.

La naissance des administrations et des services publics est contemporaine de la Révolution industrielle. Simultanément se met en place un appareil de contrôle politique et législatif. Peu à peu l’assise électorale de ces régimes s’élargit, en même temps que les prérogatives de l’État s’étendent. L’État gendarme et l’État hygiéniste chargé de soigner le corps social par une réglementation et par un contrôle s’élargit après guerre pour devenir l’État entrepreneur et l’État providence. C’est cet État libéral marqué par la première guerre mondiale qui sera l’objet des attaques des partis totalitaires qui, dans certaines situations seront en mesure de le renverser.

Les États totalitaires

Très opportunément cité en début de chapitre, Georges Sorel est en effet le théoricien du bolchévisme et du fascisme. Il est surtout au départ l’un des théoriciens de l’anarcho syndicalisme, mais les méthodes de prise de pouvoir qu’il préconise l’inscrivent dans la logique des partis qui préconiseront le renforcement du pouvoir de l’État. On est très loin au bout du compte de l’anarcho-syndicalisme et donc du refus de l’État initial.

L’État totalitaire s’appuie sur le nationalisme, en tant qu’instrument d’une mobilisation des énergies.
La loi existe dans les régimes totalitaires mais elle est l’instrument d’un parti et de celui qui le dirige. C’est d’ailleurs le parti qui fait la loi et l’État qui l’applique. La fonction du magistrat qui interprète la loi et qui la met en pratique en disant le droit est totalement occultée.

L’individu est peu à peu nié en tant que tel et remplacé, selon le cas par le citoyen, comme membre d’une communauté, ce qui est loi du modèle libéral ou le citoyen est séparé de l’individu. Dans le cadre de l’État soviétique, on passe en effet très rapidement du statut de sujet hérité de l’autocrate des Romanov à celui de citoyen soviétique soumis à un État-parti qui intervient dans la totalité des aspects de la vie de l’individu.

On obtient la même logique de référence à l’histoire mythifiée et réelle dans les totalitarismes national socialiste et fasciste: la Rome antique ou l’État primitif des germains, l’encadrement de la population, le Parti de masse basé sur le culte du chef introduisant la notion d’avant garde ou d’élite dans le système léniniste.

L’analyse de l’État de droit vient conclure cette réflexion sur les fondements de la réflexion politique. La notion de droits de l’homme est en effet centrale et de celle-ci découlent tous les autres droits qui existaient auparavant et qui y sont concentrés.

Mais au delà de ces droits qui se trouvent exprimés dans la déclaration universelle des droits de l’homme, on assiste aux lendemains de la seconde guerre mondiale à l’affirmation d’États de droits. Cela est le cas en Allemagne avec la Loi fondamentale qui énumère les droits et qui fixe à l’État la mission de les faire respecter. Cela explique pourquoi, les partis politiques susceptible de se servir de ces droits démocratiques pour les supprimer peuvent en être privés. On retrouve d’ailleurs le programme de Saint Just : pas de liberté pour les ennemis de la liberté.

Dans cette dernière partie, l’auteur examine les spécificité de certains États européens. L’Espagne post franquiste intègre les autonomies que le Caudillo avait niées en tant qu’héritier de l’État absolutiste des Rois d’Espagne du XVI et du XVIIe siècle.

La France qui se reconstruit en tant que république après l’épisode de l’État français évolue vers une constitutionnalisation de ses institutions au fur et à mesure des évolutions de la Ve république à partir de François Mitterrand. Cette évolution liée à l’alternance de 1981 semble avoir été oubliée par l’auteur.

L’Union européenne en construction est devenue de façon de plus en plus marquée une nouvelle source du droit. Ce droit communautaire s’impose au droit des États, et de ce point de vue, l’État fédéral européen n’étant pas encore d’actualité, l’Union européenne en tant que construction politique, entité juridique aura encore à définir son rôle et ses mission aux côté des États qui ont, sur le vieux continent renoué avec leur histoire, celle de l’État libéral, basé sur la démocratie parlementaire, l’économie de marché régulée par l’État et l’État providence dans le domaine social.