Un ouvrage massif, monumental et à vocation encyclopédique de 872 pages. Les chapitres sont intégralement publiés en français, ce qui représente un atout pour les lecteurs non-anglophones. En effet, l’histoire des techniques, a fortiori l’histoire globale, est plutôt un champ de recherche anglo-saxon. En langue française, les travaux sur les techniques existent (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz), mais ce ne sont pas des histoires globales. Or, c’est cette échelle d’analyse globale qui rend l’ouvrage particulièrement intéressant.
Présentation
Cet immense travail collectif, dirigé par Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez et Jérôme Lamy, fait suite à un précédent travail des mêmes auteurs publié aux Presses Universitaires de France il y a près de 10 ans : Histoire des techniques : mondes, sociétés, cultures, XVIe-XVIIIe siècles (2016). Si ce précédent volume de 608 pages était centré sur l’époque moderne, la nouvelle Histoire globale des techniques fournit la suite de cette histoire, en se spécialisant cette fois sur l’époque contemporaine. Les deux volumes se succèdent donc autant qu’ils se complètent. Ils partagent la même volonté : écrire une histoire qui ne soit pas euro-centrée, afin de reconnaître que les meilleures techniques ne sont pas uniquement nées de l’esprit des artisans, des ingénieurs, des inventeurs ou des praticiens européens.
Une histoire globale ?
S’agit-il vraiment d’une histoire « globale » ? La première partie permet d’en douter. En ouvrant la première fois la table des matières, on se dit que les auteurs ont apposé l’adjectif « global » à la mode, alors qu’ils ne proposent qu’une histoire comparée des techniques entre différentes aires civilisationnelles. Puis, en lisant l’introduction, on comprend rapidement que ce choix est volontaire et résulte d’une orientation spécifique.
En effet, les trois directeurs de l’ouvrage disent proposer une « histoire globale des techniques contemporaines », mais aussi une « étude comparée et connectée des techniques à l’échelle du monde ». Au lieu de proposer une synthèse de grande échelle, une fresque historique généralisante (diffusionniste ou réductionniste) ou un métarécit sans détails et sans précisions, lue d’en haut, ce que recherchent les auteurs, c’est une histoire à la fois transversale, plurirégionale et connectée, manipulant les jeux d’échelle pour donner à voir une histoire aussi générale que détaillée. Il s’agit de montrer la complexité des processus de circulation des techniques à grande échelle et dans le cadre d’une globalisation humaine définie comme « une capacité relationnelle des individus à produire, transmettre, s’approprier, transformer, contester voire ignorer des techniques » (p. 17).
A l’échelle du monde, il fallait aussi tenir compte des différents passés historiographiques propres à chaque région. C’est pour cela que « l’ouvrage ouvre sur un tour du monde des techniques, restituant la complexité des historiographies régionales et des sens donnés aux activités techniques » (p. 11).
L’ouvrage porte l’influence des travaux de Larissa Zakharova sur la dimension politique de l’histoire globale des techniques : contre le poids des histoires nationales qui assignent une invention à un inventeur dans un pays, Zakharova montrait que les techniques étaient souvent le résultat d’une multiplicité de contacts et d’une interdépendance des territoires. Cette approche aurait été effacée par les habitudes d’écriture nationale de l’histoire pour remplacer l’histoire des connexions par une mythification glorieuse (il en va ainsi de la machine à vapeur).
Une première partie qui prend la forme d’une histoire comparée
La première partie (« Un tour du monde des techniques », p. 27-282) est donc une histoire comparée ainsi qu’un bilan historiographique des recherches dans les différentes aires régionales précitées (Océanie, Moyen-Orient, Maghreb, Asie orientale, Europe centrale, Europe occidentale, Afrique, Inde, Empire de Russie/URSS/Fédération de Russie, Amérique du Nord et Amérique latine). La « régionalisation » de l’histoire globale des techniques est l’instrument qui permet aux directeurs de la publication de sortir et de se protéger du piège de l’eurocentrisme.
L’étude des « divergences »…
La réflexion est menée autour d’une notion : la « divergence ». En résumé : les anciens modèles de croissance développés par l’histoire économique (le take-off de Walt Rostow est pris en exemple) valorisaient le décollage de l’Occident, qui, après s’être développé le premier, a diffusé son modèle et ses techniques de développement au reste du monde, permettant enfin aux autres pays de se développer à leur tour. Nous pourrions ici prendre un autre exemple : celui des « dragons asiatiques » après l’européanisation du Japon de l’ère Meiji et l’occupation américaine post-1945. Dans cette histoire généralisante, tout dépendrait des Occidentaux, inventeurs de génie dont l’inventivité technique aurait ensuite inondé le monde. Pourtant, les modèles plus récents, liés à la notion de « divergence » depuis Kenneth Pomeranz (2000) mettent en évidence des séries quasiment ininterrompues de contacts, d’interactions et d’échanges entre les différentes régions du monde. C’est-à-dire que si l’Occident a pu développer ses propres techniques à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle (amenant la « Grande Divergence »), c’est parce que l’Occident s’est trouvé en contact avec des techniques venues des autres parties du monde, techniques qui se sont elles-mêmes améliorées aux contacts d’autres techniques. La technique (ou la technologie), est le résultat d’une appropriation de longue distance, qui produit finalement une hybridation composée de la somme de différentes (micro)techniques empruntées à différentes régions du monde. C’est particulièrement vrai à l’époque contemporaine, plus mondialisée que les précédentes.
Qui conduit à des convergences globales
C’est après avoir compris que les « divergences » qui se rencontrent permettent une « convergence » concurrentielle grâce à la mondialisation que l’on peut relire les chapitres de la première partie, en particulier celui d’Elena Kochektova et Julia Obertreis sur les techniques dans l’Union soviétique : c’est le sujet des appropriations, des copies et des imitations techniques en URSS sous l’ère Khrouchtchev. Le chapitre écrit par Jérôme Baudry sur le rapport entre les techniques, le développement industriel et le mythe de la construction de la Nation la plus avancée en Amérique du Nord est aussi intéressant, de même que les chapitres qui abordent le Progrès technique des pays émergents (chapitre sur l’Asie orientale, sur le Maghreb, sur l’Inde, sur l’Amérique latine).
La suite de l’ouvrage est découpée en deux parties. La deuxième s’intitule « Artefacts, processus, acteurs » (p. 283-556) et la troisième « Questions transversales » (p. 557-856). Ce sont celles qui proposent une vraie approche « globale » ou « connectée ». Chaque partie débute par une présentation sommaire du contenu des prochains chapitre que l’on va lire. Cet ajout est bienvenu et permet de connaître rapidement le contenu des différents chapitres de cette partie, avant de s’engager ou non dans une lecture plus approfondie.
Des articles qui analysent les connexions entre les techniques à l’échelle du globe
Les articles rassemblés dans la deuxième partie montrent que « l’évolution technique ne suit aucun rythme ni parcours préétabli, mais fluctue au rythme de transformations techniques issues de besoins socio-économiques, transformations qui à leur tour engendrent de nouveaux besoins, etc. En somme, il s’agit de ne faire la part belle ni au déterminisme social des techniques, ni au déterminisme technique des sociétés, mais bien plutôt de comprendre qu’il s’agit d’interdépendances réciproques » (p. 283-284). Cette partie repose, sans le dire, sur la « théorie de l’acteur-réseau » développée par Bruno Latour dans les années 1980. C’est en tout cas le même schéma et la même organisation du monde qui ressort de la lecture des 16 chapitres qui la composent. Pour Bruno Latour, les objets sociaux, techniques et naturels (artefacts) interagissent pour produire des réseaux d’interdépendances. Un acteur-réseau n’est pas un individu isolé, mais une entité composée de multiples interactions qui contribuent à maintenir un réseau, tout en le reconstruisant en permanence (par les nouvelles appropriations qui lui sont permises). De même que le « social » n’existe pas en soi, mais est le produit des interactions entre des acteurs, la « technique » est un mouvement, une « évolution » (p. 284), qui n’existe que grâce aux connexions dont elle se nourrit. Pour la voir, la meilleure méthode est de suivre les acteurs, de suivre la complexification des processus de création et de cartographier les réseaux qui mettent en contact et permettent le « progrès technique » : extraction minière (Kevin Troch), industrie lourde (Florence Hachez-Leroy), énergie (Anaël Marrec, Mahdi Khelfaoui), techniques maritimes (Géraldine Barron, Julia Lajus), banque (Sabine Effosse, Laure Quennouelle-Corre).
Des articles qui s’organisent autour d’une thématique qui permet une réelle lecture globale
La troisième partie propose un croisement de plusieurs problématiques. S’appuyant à présent sur le fait bien compris que les techniques n’émergent jamais de manière isolée, les auteurs des 14 chapitres veulent démontrer que « les techniques sont le produit d’un entremêlement de pratiques, de circonstances politiques et économiques, de choix culturels, d’opportunités matérielles et de forces sociales convergentes » (p. 557). Mais la période contemporaine est celle d’une « profusion technicienne » (p. 560) et d’une accélération du progrès et de sa visibilité en-dehors du monde occidental ; la (micro)technique pénètre même jusqu’au quotidien du simple citoyen, au travers des smartphones et des réseaux sociaux par exemple. Le risque étant dès lors de noyer le lecteur sous une masse de croisements, de chevauchements ou de contingences, le plan choisi permet de proposer des « points d’appui », des « lignes de force » des « registres de techniques » qui deviennent des points de repère et des usages communs stables (par exemple la diffusion du taylorisme en-dehors des Etats-Unis ou les discours technocritiques globaux).
C’est en effet la partie la plus compliquée à saisir. Les chapitres n’ont pas de lien entre eux, leur organisation est anfractueuse. Le lecteur ne peut que très difficilement y trouver des points d’ancrage d’un article à l’autre. Mais c’est justement ce qui explique le choix des thématiques traitées ici : la Big Science, le droit, l’éducation, la guerre, le capitalisme, l’environnement.
Conclusion
En somme, les chapitres sont assez nombreux mais ils ne sont pas très longs à lire (entre 15 et 30 pages). L’organisation thématique de l’ouvrage invite à le lire comme une encyclopédie, à la manière des meilleurs ouvrages de Global History publiés ces dernières années (Jürgen Osterhammel, La transformation du monde : une histoire globale du XIXe siècle en 1250 pages ; Patrick Boucheron, L’histoire du monde au XVe siècle. Aux origines de la mondialisation en 896 pages ; Erik Hermans, A Companion to the lobal Early Middle Ages en 574 pages…). Selon les besoins, le lecteur peut choisir de ne lire qu’un seul chapitre qui répondra immédiatement à ses interrogations (le taylorisme ; la guerre ; le corps ; les outils du quotidien), ou bien tenter la rencontre en croisant deux, trois ou quatre articles sur une thématique donnée : l’industrie sidérurgique ; les mobilités, l’aéronautique et la navigation ; les techniques agricoles et l’alimentation ; l’informatisation et la révolution numérique ; le droit ; l’environnement et le recyclage…