A la confluence du feuilleton et du voyeurisme, le crime est une des passions littéraires les plus puissantes de la France du XIXe siècle. La figure du criminel fascine. Nourri par les aspirations d’un grand public friand de sensations morbides, ce fort goût du fait-divers était aussi cultivé par l’élite des gens de lettres. Parmi les bons auteurs qui partagèrent cette attirance, figure le lexicographe Pierre Larousse, qui truffa le monumental « Grand dictionnaire universel », dont il dirigeait la publication, du récit d’une série de crimes retentissants de son siècle. Leur insertion inattendue dans ce studieux ouvrage encyclopédique constituait, à l’évidence, une concession à l’attente de délassement des lecteurs. Chacun de ces épisodes, rédigé dans un style enlevé de roman policier, présente une synthèse assez complète de l’affaire abordée, du crime au procès en passant par les détails de l’enquête.

Dans ce volume, Pierre Enckell a retenu une sélection de 48 «causes célèbres» classées par ordre chronologique. Datées de 1817 à 1887, elles assemblent les éphémérides de soixante ans de vie criminelle. Signe du tropisme de l’actualité récente, plus banale mais plus familière à la clientèle du dictionnaire, 18 d’entre elles sont postérieures à 1870. Effet du même facteur de proximité, presque toutes se sont déroulées en France, excepté deux situées en Belgique et une troisième impliquant un réfugié français à Londres. On y recense cinq erreurs judiciaires avérées ou possibles, quatre procès impliquant des femmes comme auteurs et trois autres comme comparses ou suspectes (le meurtre n’est donc pas une pratique exclusivement masculine), et cinq mettant en cause des gens d’église, dont les écarts attirèrent sans doute particulièrement l’attention de Pierre Larousse, anticlérical affirmé.

Les archétypes du crime

De ce tour d’horizon, émerge une galerie de spécimens qui atteste de l’intemporalité de l’univers du crime comme figure de la tragédie humaine. Scélérats de bas étage et vedettes du crime cohabitent dans les frontières des mêmes immuables motivations, oscillant entre le coeur, le sexe, la folie, la haine, l’envie, l’argent et l’honneur. Des étables aux châteaux et des faubourgs aux antichambres aristocratiques, la pulsion homicide transgresse toutes les frontières sociales. Tueurs en série et pervers sexuels, déments et suicidaires, dépeceurs et détrousseurs, égorgeurs et empoisonneurs, cocus et désaxés, amoureux et aigris, ambitieux et sadiques, humiliés et indignés, escrocs et sociopathes, sans omettre un cannibale et un parricide, forment une ronde généralement tragique, ponctuellement cocasse, et éternellement funeste. Dans la plupart des cas, leur destinée aboutit au même épilogue tranchant de la confrontation avec la guillotine.

Le retentissement suscité par ces affaires à leur époque n’a généralement pas franchi la barrière du temps. Quelques-uns des épisodes évoqués ont néanmoins conservé une certaine notoriété : tel est le cas de la ténébreuse affaire Fualdès, qui passionna la Restauration, de la révolte sociale de Lacenaire, assassin soucieux de gloire littéraire, du scandale Choiseul-Praslin, drame bourgeoisement conjugal au sein de la haute société, de l’émouvante destinée de Mme Lafarge, condamnée peut-être à tort pour empoisonnement, et de l’effroyable machiavélisme de Troppmann, qui massacra méthodiquement une famille de huit personnes. Parmi les oubliés, on découvre notamment l’infortuné La Roncière, officier probablement victime des machinations d’une mythomane, l’insignifiant Berthet, falot modèle qui parvint pourtant à inspirer à Stendhal la destinée de Julien Sorel, le déroutant Jobard, devenu meurtrier dans l’espoir d’un suicide par guillotine, et l’abominable Dumollard, sinistre exterminateur de servantes en quête d’emploi.

Un discours de la société sur la déviance

Tout en satisfaisant au besoin de frisson de ses lecteurs, Pierre Larousse parsème ponctuellement la narration des affaires criminelles incluses dans le Grand dictionnaire universel de diverses allusions républicaines, considérations de morale progressiste et piques anticléricales qui impriment sa patte personnelle et militante sur la trame brossée par ses rédacteurs. Plus globalement, tous ces récits véhiculent une vision de la justice et de la criminalité qui reflète le discours de la morale, la conception du vice et de la normalité de la société bourgeoise de la fin du XIXe siècle. Une curiosité morbide pour la crudité des détails homicides, tout comme le voile pudibond posé sur les questions de moeurs, sont des signes révélateurs de cette sensibilité surannée.

Il y avait là un angle d’approche historique que l’appareil critique sommaire ajouté par Pierre Enckell ne permet pas d’aborder. Traité sur le seul mode du divertissement crimino-littéraire, ce florilège délibérément anecdotique, plus léger que patrimonial, est à considérer avant tout comme une simple, mais assurément distrayante, lecture d’agrément.

Guillaume Lévêque.