La Cliothèque s’efforce de rendre compte de chaque numéro de cette revue. Il n’est donc pas nécessaire d’en présenter à chaque fois la structure qui nous est désormais familière. Cette livraison propose une dizaine d’articles, les chroniques des mois de mars et avril 1940, cinq pages de compte rendus de lecture dont la chronique de Rolande Causse consacrée aux livres Jeunesse. Ce compte rendu présente l’intégralité du sommaire et insiste plus particulièrement sur quelques-uns des articles proposés.
Dans les chroniques de mars et avril 1940 sont évoqués brièvement la visite de Summer Welles à Paris en provenance de Berlin, la fin de la guerre d’Hiver en Finlande, la nomination de Fritz Todt au ministère de l’Armement et des munitions, la mort du professeur Edouard Branly, la constitution du cabinet Reynaud, le début du massacre de Katyn, la bataille navale de Narvik, la dénonciation par les Alliés des crimes nazis en Pologne, la domination allemande sur la Norvège l’organisation du ghetto de Lodz et de nombreux autres événements contemporains.
François Delpla s’entretient avec Patrick Desbois, à propos des recherches qu’il a initiées en Ukraine en 1983, connues sous le nom de « Shoah par balles », qui se développent dans toute la partie de l’ex URSS envahie par la Wehrmacht. Elles constituent un apport nouveau à l’histoire de la Shoah et aux modalités de son développement.
Parick Desbois est entré au séminaire du Prado à 25 ans après avoir été professeur de mathématiques. Il expose les conditions qui l’ont conduit à prendre conscience de l’existence de nombreuses tombes juives inconnues, à entreprendre de les localiser en interrogeant les habitants puis à procéder à des fouilles. Il est aujourd’hui le président de l’association « Yahad-In unum » créée en 2007 par Jean-Marie Lustiger et le rabbin Israël (alors président du Congrès juif mondial). « Yahad » signifie « ensemble » en hébreu, et « In unum » a le même sens en latin. Sa finalité principale est la localisation des fosses des victimes juives des Einsatzgruppen et l’enregistrement vidéo des récits des témoins. Patrick Desbois est en liaison avec les historiens du Holocaust Museum de Washington et en France avec les historiens spécialistes de l’URSS.
Les recherches de Patrick Desbois et de son équipe ont permis de mettre en évidence le rôle de la population locale dans les massacres ; ce rôle « est fondamental car la capacité de recruter sur place, immédiatement, des auxiliaires, conditionne la mobilité des équipes de tueurs ». Les massacres ne se font pas dans la discrétion. Patrick Desbois décrit des exécutions semi-publiques où « on laisse les gens s’approcher à une certaine distance. Ils assistent au déshabillage, sont prêts à prendre les vêtements » et les exécutions publiques : « s’il s’agit d’exterminer la population des maisons juives d’une rue, toute la rue assiste, attendant de pouvoir s’emparer des affaires des morts ».
Johann Chapoutot signe un article qui traite des guerres de l’Antiquité vues par les nazis.
Il montre que l’antiquité gréco-romaine est instrumentalisée par les nazis et mise au service de l’enseignement de leur doctrine raciale. Grecs et Romains sont des Germains affirment les Instructions pour l’enseignement de l’Histoire dès 1933 ; les programmes sont refondus dans ce sens en 1935 puis en 1938. « Si les Germains du Nord ont peu construit et peu légué, les Germains du Sud, eux, ont été généreux en créations de toutes sortes : germaniques les tragédies d’Eschyle et de Sophocle, germaniques, le Parthénon et les phalanges spartiates, germaniques, l’Empire romain, les légions, le Colisée ».
Les Grecs ont eu à combattre les Perses ; Rome a combattu les Sémites carthaginois avant d’affronter les Juifs dans les guerres de Palestine : Hitler affirme depuis ses premiers écrits la pérennité de la lutte des races. Les nazis poursuivent la même guerre contre les mêmes ennemis. Cette idée est développée par l’historiographie de l’époque, nazie ou complaisante, et par Rosenberg dans son Mythe du XXe siècle. « S’il veut être millénaire, le Reich doit éviter les erreurs de l’Empire romain ». Rosenberg déplore que Rome n’ait pas poussé son avantage plus loin à l’issue de la Guerre des Juifs. Après avoir débarrassé le monde de la menace punique, elle s’est arrêtée en chemin, alors qu’il aurait fallu poursuivre la guerre et l’extermination jusqu’en Palestine, pour éradiquer la population juive. En laissant les Juifs se disperser l’Empire romain fut infecté par un germe racial en pleine dissémination. « Loin d’être anodine ou confidentiellement érudite, cette réécriture de l’histoire, enseignée et médiatisée, doit contribuer à l’unification d’un univers mental spécifique, fait d’une angoisse suscitée par les tribulations historiques de la race nordique : si l’Empire romain a disparu, ce n’est pas la faute de migrations germaniques qui sont plutôt venues régénérer un sang romain gâté mais à cause de l’infection juive. Autrement dit, si le Reich ne veut pas connaître le sort de l’Imperium, il lui faudra envisager l’ennemi juif comme une menace biologique et pas uniquement stratégique –puis agir en conséquence- C’est tout un imaginaire de l’éradication, de l’annihilation raciale qui est acclimaté ainsi. »
« Sur le front de la guerre secrète » est un article de Sébastien Laurent qui traite de services de renseignement français pendant la drôle de guerre.
Les services de renseignement dirigés par le colonel Rivet accomplissent deux missions : la collecte de renseignements (c’est la fonction du SR ou section de renseignement) et le contre-espionnage (c’est la fonction du SCR ou section de centralisation du renseignement). Ils fusionnent en octobre 1939 avec le 2e Bureau qui dépend de l’état-major de l’armée et a pour vocation de synthétiser et exploiter le renseignement.
L’activité de ses services est essentiellement tournée vers la recherche de renseignements sur l’ennemi. A partir du printemps 1940, ils parviennent à décrypter une grande partie des communiqués militaires allemands. L’auteur montre que « ni sur la période de l’entrée en guerre, pas plus que sur celle de l’attaque de la France ou encore sur l’axe de l’offensive et l’ordre de bataille allemand, les « services » n’auront été défaillants. Ces trois aspects ont été présents, bien que pas toujours avec certitude et précision tant dans le temps que dans l’espace : on ne peut donc parler ni d’un échec des « services » ni d’une réelle anticipation, et ce malgré la maîtrise d’une parie des communications allemandes. Cependant les messages ont été transmis au Haut Commandement dont la responsabilité doit être interrogée. »
François Kersaudy consacre un article de huit pages à la campagne de Norvège.
Pour des raison différentes, Franco-Anglais et Allemands font de la Norvège un théâtre d’opérations alors qu’à l’automne 1939 encore, elle semblait devoir rester à l’écart du conflit comme elle l’avait été durant la Première Guerre mondiale.
L’abordage par la Royal Navy à la mi février 1940 du navire allemand Altmark dans un fjord norvégien persuade Hitler d’une menace possible des côtes allemandes à partir de la Norvège ; dès lors un état-major spécial est chargé de planifier l’invasion de la Norvège. Du côté allié, Paul Reynaud et Churchill décident de monter une opération de minage des eaux territoriales norvégiennes, afin d’interrompre toute navigation en direction de l’Allemagne. Des deux côtés, le déclenchement des opérations est prévu pour avril 1940. Le 9 avril, les troupes allemandes s’emparent des principaux ports norvégiens puis de la capitale. Stupéfaits, Britanniques et Français précipitent une opération en Norvège centrale qui s’avère grossièrement improvisée et fort mal coordonnée. Elle conduit au désastre.
Dans leur offensive en Norvège du Nord, les alliés ont tout ce qui leur a manqué en Norvège centrale : des chars (français), des chalands de débarquement, de la DCA et un soutien efficace de la RAF. Le corps expéditionnaire multinational (Britanniques, chasseurs alpins français du général Béthouart, Polonais, Norvégiens) de 27 000 hommes cerne les 5000 Allemands du général Dietl retranché dans Narvik et ses avant-ports. Le 28 juin 1940, le général Béthouart entre dans Narvik sous les ovations de la population après de durs combats. Mais la ville conquise avec peine doit être aussitôt évacuée et le corps expéditionnaire doit être réembarqué compte tenu de la situation dramatique qui se dessine sur le front français. Le 9 juin, la Norvège demande l’armistice.
Un court article de Nicolas Chevassus-au-Louis, « Des savants sous les drapeaux » traite de la mobilisation scientifique française.
Tirant la leçon des erreurs commises durant la Première Guerre mondiale, le gouvernement organise dès septembre 1939 la mobilisation scientifique. Un décret-loi du 19 octobre 1939 crée l’actuel CNRS qui a pour vocation de coordonner et d’animer l’ensemble de la recherche française. Pour la première fois un unique organe centralise la politique scientifique du pays. A sa tête est nommé le physiologiste Henri Laugier (il quittera la France le 13 juin 1940 pour Londres puis pour les Etats-Unis où il animera le mouvement gaulliste « France forever »). Le plan de mobilisation scientifique a donné des résultats remarquables dans au moins deux domaines : celui de la lutte contre les mines magnétiques posées par les Allemands en mer du Nord et celui de la maîtrise de la réaction de fission nucléaire. Le CNRS offre à l’équipe de Frédéric Joliot-Curie (prix Nobel de chimie 1935) des crédits illimités. Trois brevets secrets sont déposés. C’est la débâcle de 1940 qui met fin aux recherches : le stock d’eau lourde est transféré en Angleterre et l’uranium est mis en lieu sûr au Maroc.
Philippe Chassaigne consacre un article à Oswald Mosley : « La Grande-Bretagne et la tentation fasciste des années Trente ».
Né en 1896, issu d’une famille aisé de la gentry, Mosley intègre l’Académie royale militaire de Sandhurst en 1914. En décembre 1918 il fait son entrée à la Chambre des Communes dans les rangs conservateurs puis intègre le parti travailliste en 1924. Quand il entre au gouvernement en 1929, il se situe à la gauche du parti travailliste et entretient de bonnes relations avec le puissant syndicat des mineurs. Il défend l’augmentation du pouvoir d’achat populaire et l’instauration d’un système douanier de « préférence impériale » afin de protéger le marché intérieur. Désavoué, il quitte le gouvernement en mai 1930 puis démissionne du parti travailliste.
Il fonde le New Party en 1931 mais le système bipartite le condamne à la marginalisation. Il entreprend alors un voyage d’étude des mouvements fascistes en Europe et rencontre Mussolini en janvier 1932. Il rentre enthousiasmé en Grande-Bretagne où il transforme le New Party en British Union of Fascists (BUF) : chemises noires, unités paramilitaires, journal, programme de défense de l’Etat corporatiste : tout y est pour rappeler le modèle italien. La BUF connaît un réel succès en 1934 (50 000 militants) puis décline quelque peu. Mais en 1937 elle recueille 20 à 25 % des voix dans les quartiers populaires de Londres.
Mosley organise des meetings à la mise en scène mussolinienne ; il se rallie aux thèses racistes des nazis en 1934 et « déclare la guerre aux Juifs ». On note à ce propos l’influence de sa seconde épouse, Lady Diana Guinness, née Mitford, dont la sœur, Unity Mitford était une familière du Führer et de Magda Goebbels. La même année, la BUF devient la British Union of Fascists and National-Socialists.
Pour faire face à l’agitation fasciste, le gouvernement britannique interdit le port d’uniformes paramilitaires et les défilés politiques. Le 23 mai 1940 Churchill fait placer Mosley en résidence surveillée avec son épouse. En 1943, le couple recouvre sa liberté quand Churchill comprend que Mosley est inoffensif et méprisé par ses concitoyens. Il s’efforcera après la guerre de reprendre une activité politique à plusieurs reprises avant de se retirer définitivement et d’écrire ses mémoires en 1968.
Vincent Bernard signe un article sur les communistes fraçais face à la guerre sous le titre « L’ennemi intérieur ».
La moitié de l’article porte sur la période d’avant-guerre. Sur la période qui sépare la signature du pacte germano-soviétique de l’été 1940, l’historiographie récente n’est guère sollicitée (l’ouvrage de J.-P. Besse et C. Pennetier est cependant cité dans la bibliographie, mais pas celui de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre qui aurait été bien utile) et les réalités déplaisantes sont nettement gommées.
Le soutien du Parti communiste au pacte n’est pas clairement affirmé ; l’approbation de l’agression soviétique contre la Finlande et la Pologne n’est pas mentionnée ; la thèse de la guerre impérialiste défendue par le PCF est mentionnée mais n’est pas analysée alors qu’un développement bien plus long est consacré à « l’intransigeance de la République » à l’égard du parti et à la « chasse aux sorcières » Moins acceptable encore l’allusion à l’appel du 10 juillet qui est seulement qualifié d’ « ambigu » tout en étant mentionné dans une phrase qui parle d’une « Résistance de la première heure ».
La demande de reparution de l’Humanité n’est pas un « étrange projet » : c’est une démarche cohérente de la part d’un parti qui n’a alors pas la moindre velléité de résistance et qui appelle les ouvriers français à fraterniser avec les soldats allemands. Ajoutons encore que les quelques lignes présentant Jacques Duclos passent totalement sous silence les réalités de son action dans cette sombre période. Souhaitons qu’un article revienne prochainement et solidement sur la ligne du PC à l’été 1940.
A lire encore dans ce numéro dans un dossier intitulé « Le monde colonial et la guerre » qui regroupe trois articles : « Le monde colonial en 1939 » ; « La France, l’Empire et la Guerre » ; « Ambitions coloniales du IIIe Reich ». Et encore : « Le cinéma allemand sous le régime nazi. 1933-1940 : la propagande de l’abject » ; « Les premiers jeux nazis. Garmisch-Partenkirchen, les JO d’Hiver 1936 » ; « Démocratie d’opinion… 1938-1939 : Naissance de l’IFOP ».
© Joël Drogland