Cet ouvrage publié peu de temps après le colloque dont il est issu aborde un aspect méconnu de la Première Guerre mondiale. En effet, quel fut le rôle des historiens de l’art, des archéologues, des conservateurs, des responsables de fouilles… pendant ce conflit ? La destruction d’œuvres d’art, de monuments a été systématiquement attribuée à l’Allemagne pour « corroborer l’idéologie du combat de droit mené contre des ennemis inhumains ». Mais qu’en fut-il réellement ? De nombreuses personnes liées au monde patrimonial se sont engagées sur le terrain et à l’arrière.
Ce volume regroupe ainsi 13 études sur ce thème et qui plus est, dans une perspective transnationale ce qui rend ce travail si intéressant. L’introduction présente le cadre des recherches qui est à la fois « une histoire intellectuelle de la Première Guerre mondiale et une histoire des intellectuels en guerre » mais aussi « une histoire des pratiques intellectuelles ».
Etudier les historiens de l’art et les archéologues c’est aussi prendre en compte la manière dont pratiquer les fouilles et les recherches en temps de guerre, c’est également « porter un regard différent sur le conflit : nécessité d’une adaptation rapide au contexte, une évolution des pensées… » En cela « la guerre peut être appréhendée comme un « laboratoire », où naissent des méthodes, des savoirs -faire nouveaux en matière de recherche archéologique, de restauration et de conservation. » La guerre a même pu favoriser certaines études en mettant plus facilement à disposition des chercheurs certaines œuvres d’art déplacées. Le Service archéologique de l’Armée d’Orient est créé, par exemple, officiellement en mai 1916.
Le concept de « patrimoine » naît d’ailleurs de la guerre, ainsi que l’idée d’un patrimoine de l’humanité qui s’affirmera pendant les années 30.
Ce volume s’inscrit également « dans une réflexion collective, en cours en France, sur l’histoire transnationale, ou croisée, ou connectée. » Les angles de vue ne se restreignent pas à l’axe franco- allemand mais à l’Europe et à l’Asie. Des zones restent encore à explorer et à exploiter : l’Autriche et la Turquie par exemple.
Trois générations de chercheurs se trouvent confrontés à la guerre. La première est celle des hommes qui connu la guerre franco-prussienne et qui ont « douloureusement ressenti la Grande Guerre ». la deuxième a grandi dans le souvenir de la guerre de 70 et veulent participer au combat. Les plus jeunes sont soit mobilisables, y meurent ou en reviennent, des exemptés. Pour eux, travailler a pu être un élément de survie avec des thèses soutenues en histoire de l’art et en archéologie, d’autres y ont trouvé leur vocation.
Et les femmes ? Quelques figures comme Jane Dieulafoy, Gertrude Bell …ne doivent pas cacher la place réduite à des postes à responsabilité dans le monde savant. Cependant le conflit leur a permis un accès aux études. Des recherches ont d’ailleurs débuté sur ce sujet.
La Grande Guerre voit également un engagement des chercheurs, voire une radicalisation du discours sur l’art national, des deux côtés, notamment avec la mise en exergue des destructions de monuments. L’art gothique est d’ailleurs au centre des enjeux. Longtemps revendiqué par l’Allemagne alors que la paternité en revient à la France. Curieusement le phénomène est plus ancré chez les « antiquisants » qui cherchent à calquer le conflit mondial sur un passé « où domine l’image des anciens Germains. » « D’une manière plus large et européenne, l’actualité incite les savants à être plus attentifs à certains thèmes, relatifs à la territorialité, la guerre ou la mort violente dans les sociétés anciennes. »
Trois parties constituent ce livre.
La première : « Choisir son camp : regards croisés des archéologues et historiens de l’art européens ».
4 contributions pour cette partie à travers le regard des antiquisants, le parcours de Paul Clemen, des archéologues italiens et préhistoriens espagnols.
Paul Clemen (1866-1947), historien de l’art à Bonn et conservateur du patrimoine rhénan a laissé dans ses archives personnelles 10 011 négatifs sur plaque de verre. Se désignant samaritain de l’art, mais en même temps proche du pouvoir militaire et politique, il préconise la photographie documentaire et l’évacuation d’une sélection d’objets et pièces de décoration des zones de guerre dans le Nord de la France. A son image, d’autres historiens de l’art comme Heribert Reiners et Julius Baum font de même. Ce fonds a d’ailleurs fait l’objet d’une étude approfondie grâce aux budgets alloués dans le cadre des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale.
En Italie, s’opposèrent les « Futuristes », « qui voulaient libérer le pays de la « gangrène fétide de professeurs, d’archéologues, de cicérons et d’antiquaires » », et les Nationalistes partisans du mythe de Rome qui « présentaient l’affrontement comme une lutte de la civilisation latine contre la barbarie teutonique. » Plusieurs parcours allant jusqu’à l’adhésion au fascisme sont ainsi présentés dans cette contribution.
En Espagne, en 1914, se fait face un conflit entre les revendications nationales de la Catalogne et le gouvernement de Madrid. « L’histoire et l’archéologie ont occupé une place centrale dans la définition d’une idéologie catalane. » Selon leurs sympathies pour l’un ou l’autre camp, certains ne cachent pas leur inclinaison pour l’Allemagne, modèle en matière de recherche et de l’organisation de son armée et de son Etat.
La partie « Enseigner et éditer : parler du passé au temps présent depuis l’arrière » présente 5 contributions.
La première montre qu’au contraire des universités de Belgique qui ont cessé tout enseignement pendant la guerre, en France, c’est une « volonté politique de maintenir dans le pays, malgré les circonstances, les cours et les séminaires. » Le début du conflit a fortement marqué les esprits chez les enseignants, ce qui s’est ressenti dans les sujets des cours puis au fil du temps ceux-ci sont redevenus plus traditionnels. L’omniprésence de l’Antiquité est frappante en même temps qu’un rejet de tout ce qui peut présenter un aspect germanique. De nouvelles idées ont pu émerger, de nouveaux terrains d’étude comme la Palestine et les Balkans avec une récolte d’objets à étudier.
La deuxième contribution s’intéresse au parcours de Camille Julian. Celui-ci décide de postuler à un séjour d’étude en Allemagne à la place d’une troisième année à l’Ecole française de Rome en 1882. Très enthousiaste lors de ses études et longtemps après, il cherche à se situer « en se rapportant à l’histoire » pendant le premier conflit mondial. Il part du principe que « la France éternelle – toujours la même depuis deux ou même trois millénaires – était-elle dessinée aussi bien par la beauté de ses paysages que par ses claires frontières naturelles ; et en conséquence, les Français l’étaient tout autant par nature […] Par contraste, l’Allemagne qui n’avait pas de frontière naturelle, en subissait les conséquences. »
La troisième présente le fonctionnement de l’école du Louvre pendant la Grande Guerre. Dès le 1er août 1914, le musée du Louvre est fermé au public. Cependant, des cours, même réduits, ont toujours lieu.
Le texte suivant analyse la correspondance entre Salomon Reinach (1858-1932), conservateur du musée de Saint-Germain-en-Laye dès 1902 avec des historiens de l’art et archéologues français.
La dernière contribution présente Franz Cumont (1868-1947) qui publie en 1917 « Etudes syriennes », fruit de ses recherches en Syrie du Nord au printemps 1907 et les recherches qu’il a poursuivies sur les documents rapportés.
La troisième et dernière partie de ce volume s’intitule : « De nouvelles pratiques et de nouvelles disciplines. ».
En Angleterre, tout d’abord, la formulation « Histoire de l’art » n’existe pas, inclue si l’on peut dire dans les Beaux-Arts. Elle va émerger avec le conflit mondial pour se diriger vers une véritable discipline dans les décennies qui vont suivre.
Avec la Grande Guerre, certains sujets comme la civilisation hittite se voient disputés entre les deux camps. Au-delà du ralentissement des recherches sur le terrain, la guerre met fin à la « « concurrence collaborative » faite de progrès partagés et plus stratégiquement orientés vers une collaboration constructive que vers une collaboration destructive. » Malgré cela, l’hittitologie prend vraiment naissance dans ces circonstances avec des découvertes déterminantes au niveau de la philologie et de la linguistique.
En Italie, se pose de manière cruciale la question de la préservation des musées et du patrimoine dès début 1915. La Direction Générale des Antiquités et des Beaux-Arts donne des consignes avec nombre de solutions adaptables à toute situation.
La dernière contribution présente la situation de l’archéologie russe en Asie centrale. Celle-ci reste cependant difficile à appréhender au vue de la situation politique complexe de l’époque.
Pour conclure, cet ouvrage est extrêmement intéressant. Toutes les contributions sont d’excellentes qualités, denses et très documentées. Complexes à résumer, elles méritent d’être lues dans leur totalité. Elles sont, de plus, servies par une iconographie riche et variée. Ce volume permet d’appréhender tout un pan inconnu et encore à défricher de la Première Guerre mondiale. Cet ouvrage est à recommander à toute personne intéressée, spécialiste ou non, étudiant ou professeur, par la Grande Guerre.