En un temps où les ressources de l’Internet permettent d’accéder à d’innombrables ressources documentaires et à de nombreuses sources historiques (que l’on pense au site Gallica de la BNF), il peut sembler téméraire qu’un éditeur, qui plus est universitaire, se lance dans un projet d’édition de sources historiques, en se concentrant sur une seule période ‒ le Moyen Âge ‒ et en restreignant ses choix à une échelle régionale – la Bretagne. C’est pourtant le pari dans lequel se sont lancées les « Presses Universitaires de Rennes » en 2013, avec la collection des « Sources médiévales de l’histoire de Bretagne », sous la houlette de spécialistes aux compétences complémentaires, Philippe Charon, directeur des archives de Loire-Atlantique à Nantes, Yves Coativy, professeur d’histoire médiévale à l’université de  Bretagne occidentale à Brest et Florian Mazel, professeur d’histoire médiévale à l’université de Rennes 2.

L’édition établie et commentée par Karine Abélard de la Compillation des cronicques et ystoires des Bretons du chroniqueur Pierre Le Baud, constitue déjà le 8e volume de la collection. Il poursuit une œuvre consacrée jusqu’alors aux archives ducales du Xe au XIVe siècles, comprenant trois volumes d’actes ducaux et un volume sur des comptes ducaux, mais aussi à des cartulaires d’abbayes (Sainte-Croix de Quimperlé, Saint-Guénolé de Landévennec et Saint-Melaine de Rennes). Chacun de ces volumes est l’œuvre de médiévistes spécialistes de la Bretagne, à l’instar de Karine Abélard, docteure en littérature médiévale et professeure agrégée de Lettres modernes en classes préparatoires. Ce volume est issu d’une thèse soutenue à l’Université d’Angers en 2015 intitulée : Édition scientifique des Chroniques des rois, ducs et princes de Bretagne de Pierre Le Baud, d’après le manuscrit 941 conservé à la Bibliothèque municipale d’Angers.

Le chroniqueur breton Pierre Le Baud reste peu connu malgré une œuvre imposante, incluant ce que l’auteure considère comme la première histoire de Bretagne en prose. « La postérité lui préférera les Grandes chroniques d’Alain Bouchart et l’Histoire de Bretagne de  Bertrand d’Argentré, deux autres historiographes bretons du XVIe siècle, qui se sont largement inspirés des travaux de leur prédécesseur » (p. 9). La biographie de Pierre Le Baud nous est mal connue : né au milieu du XVe, il est fils d’un bâtard de la famille de Chateaugiron ; ayant reçu une formation de clerc, il devient secrétaire du seigneur Jean de Derval. C’est à sa demande que Le Baud rédige cette Compillation des cronicques et ystoires des Bretons, dont Michel Mauger a rectifié avec pertinence la date de composition, achevée entre 1470 et 1473, ce qui la rend contemporaine de la Chronique des Bretons rédigée aussi en français par Jean de Saint-Paul[1]. Le chroniqueur fut l’un des négociateurs lors des discussion en vue du mariage de la duchesse Anne de Bretagne avec le roi de France Charles VIII. Lorsque la duchesse réaffirme ses droits sur le duché à la mort de son mari en 1498, elle engage Le Baud comme aumônier et lui confie la tâche de rédiger une histoire abrégée du duché. La version remaniée et synthétisée de la Compillation devient le Livre des chroniques des roys, ducs et princes royaulx de Bretagne armoricane, autrement nommee la moindre Bretagne, que la chroniqueur remet à la duchesse Anne juste avant de décéder en 1505[2].

La Compillation des cronicques et ystoires des Bretons est écrite en prose et en moyen français ; elle se divise en trois livres de longueurs très inégales : la narration du mythe des origines du peuple breton (livre 1, fol. 1 à 16) est suivi de l’installation des Bretons dans l’actuelle Grande-Bretagne (livre 2, fol.16 à 43) ; le troisième livre déroule l’histoire de la petite Bretagne pendant un millénaire, de la fondation de la monarchie bretonne en Armorique à la mort du duc Arthur III en 1458 (fol. 43v à 406). Il s’agit donc d’une chronique historiée, fondée sur une logique chronologique, qui développe une histoire événementielle centrée sur la Bretagne, mais qui élargit son propos aux royaumes d’Occident et précise la généalogie des familles princières liées à l’histoire de la Bretagne.

Il est légitime de s’étonner du choix de l’édition du manuscrit d’Angers par Karine Abélard, plutôt que d’avoir choisi de transcrire le manuscrit Français 8266 de la BNF à Paris. Comme l’auteure le reconnaît dans sa « comparaison des deux manuscrits » (p. 35-42), le manuscrit d’Angers est resté inachevé, il est moins soigné dans sa forme, il comporte des erreurs de transcription, tel l’épisode du combat du roi Arthur contre le géant qui est taché du sang des porcs dans la version angevine, alors qu’il s’agit du sang des corps dans le manuscrit parisien ! En outre, les enluminures prévues n’ont jamais été réalisées, alors que le manuscrit de Paris en comporte quinze de grande dimension (voir illustration ci-dessous). L’auteure en conclut que le manuscrit d’Angers est une copie, destinée à un commanditaire fortuné et érudit, dont seul le nom de « Laval » apparaît sur le dernier feuillet, le reste de la note étant caché par un papier collé. Nous avons hâte que ce manuscrit fasse l’objet d’une restauration, afin que l’on découvre l’identité de ce personnage ayant fait copier en urgence la Compillation de Pierre Le Baud, alors même que l’original n’avait pas encore été corrigé.

Pour autant, ce choix de l’édition d’une copie met en évidence des logiques de réécriture, qui apportent un éclairage significatifs sur les enjeux idéologiques du genre de la chronique en cette fin du 15e siècle. En effet, le copiste du manuscrit d’Angers n’hésite pas à censurer certains passages du manuscrit original qui critiquaient la malveillance de grands personnages bretons, tandis qu’il valorise à l’occasion le courage des Bretons. Car il ne faudrait surtout pas oublier que la chronique de Le Baud est une œuvre de commande imprégnée d’une ambition idéologique, révélant une « historiographie patriote » pour reprendre l’expression de Jean-Claude Cassard[3]. À travers une histoire de longue durée, il s’agit de montrer l’ancienneté d’un pouvoir indépendant en Bretagne, présumée antérieur à la royauté française, et par conséquent à insister sur la légitimité des ducs de Bretagne à régner par ordre divin, en un temps ou les menaces du souverain Louis XI à l’égard du duché se font de plus en plus aigües. En outre, l’auteur s’attache à démontrer les vertus morales du peuple breton qui, s’il n’est élu de Dieu, se révèle en tout cas exemplaire de piété, car « la gent qui y habite est simple, sans fraude, humble, laborieuse, bien subgvite, paciente si par force elle n’est exitee a ire, saine de char, joyeuse en face, preuse en force, esprouvee de loyauté, non cognoessant les vices inhumains » (fol. 48v, page 127).

Pour autant, il ne faudrait pas considérer Le Baud comme un propagandiste inféodé à la cause bretonne, car « notre historien conserve une liberté de ton et de pensée, qui examine avec lucidité les faits mémorables du passé, qu’ils soient prestigieux ou infamants » (p. 14). Comme tout historiographe médiéval, il procède à la compilation de nombreuses sources, certaines de seconde main, auxquelles il reconnaît le plus souvent sa dette… ce qui ne sera pas le cas d’Alain Bouchard et Bertrand d’Argentré envers Le Baud au siècle suivant ! Sa méthode de travail va bien au-delà de la simple compilation : il fonde son travail sur une démarche comparative, sans hésiter à émettre des réserves sur certaines sources, mais en livrant les deux versions des faits, afin de laisser son lecteur libre de juger lui-même. Même son impartialité peut avoir des limites, quand il s’agit de vanter les mérites des Bretons !

Néanmoins, le projet de Pierre Le Baud dépasse la simple « défense et illustration de l’État breton » et transcende le projet idéologique visant à forger un conscience nationale bretonne[4]. L’ambition de ce clerc est plus vaste : il entend composer une histoire universelle, dans laquelle le plan divin se révèle depuis le Déluge jusqu’à la succession des ducs de la dynaste des Montfort. En toute logique, sa chronique propose une lecture édifiante de l’histoire, dans laquelle la morale est agissante : elle justifie la condamnation des péchés des hommes et des peuples, tandis que la vertu est toujours récompensée, le plus souvent au profit des héros bretons de ce récit[5]. Quand bien même Le Baud fait œuvre d’auteur en introduisant une part de fiction dans son récit, en intégrant de courts dialogues imaginés ou des extraits de textes diplomatiques, en variant le rythme de sa narration, en cherchant à plaire et à émouvoir son lectorat par d’épiques morceaux de bravoure, la visée morale de sa Compillation apparaît comme centrale.

Le volume de Karine Abélard offre une introduction précieuse et claire, suivie d’une comparaison rigoureuse des deux manuscrits, d’une analyse linguistique et des normes d’établissement du texte. La lecture de l’édition critique du texte est facilitée par la présence d’un glossaire en moyen français, de trois index (sources, lieux et personnes, recensant environ 2000 personnages !), d’indications bibliographiques et d’un tableau des correspondances entre folios et pages. Il reste à espérer que cette édition impeccable d’un texte important de l’historiographie en français de la fin du Moyen Âge en appelle d’autres de la même qualité[6]. Nous pensons en particulier à la chronique dite de l’Anonyme de Saint-Brieuc, rédigée également en Bretagne, mais un siècle plus tôt et en latin, dont l’une des caractéristiques est de défendre la légitimité du duché de Bretagne avec encore plus d’ardeur que la Compillation de Pierre Le Baud, en recourant le cas échéant à une rhétorique clairement xénophobe.

 

 

Extrait du texte : fol. 353v à 355 (pages 485-486)

En 1420, le duc de Bretagne Jean V est fait prisonnier au château de Champtoceaux par Marguerite de Clisson, épouse de Jean de Penthièvre, avec le soutien du roi de France. Son épouse, Jeanne de France, sauve la situation par son énergie et son habilité politique.

CHAPITRE CCXXVII

Comme a l’ennortement des François, Olivier de Blays, comte de Paintevre, print en traïson le duc Jehan de Bretaigne, son seigneur, et son frere, le comte d’Estempes, et les enmena a Chantoceaux.

« Et adonc le comte de Paintevre, ses freres et leur mere, corrumpuz par les vaines promesses du roy de France et de son conseil, conspirerent a l’encontre du duc Jehan de Bretaigne leur prince et firent leur conclusion de le prandre et le mener en France. Mais pource que ilz ne pouaient leur desir et leur emprise parfaire par puissance, ilz pancerent d’en venir a chieff par cauteleuse et subtile maniere, c’est assavoir que ilz le invicteroient a aller a Chantoceaux soubz couleur de le festoyer et honnorer, et, lors que ilz l’auroient tiré aux champs, ilz tendroint contre lui leurs embusches par lesquelles ilz le feroient prandre et saesir, puis le meneroient a leur voulloir. Comme ceste chose fut entr’eulx proposee, pour y proceder de fait se transporta le comte de Paintevre a Nantes ou lors estoit le duc, lequel il supplia et requist que il lui pleust aller audict lieu de Chantoceaux ou estoit la comtesse Margarite de Cliczon sa mere, quar ilz [le] desiroient veoir et festoyer en leur maison. A laquelle chose se consenty le duc qui n’y pensoit mal ne traïson, mais cuidoit que le voulloir du comte fust semblable a ses parolles qu’il lui profferoit, ainsi qu’il lui sembloit, en grant amour, et debonnairement emprint ce veage oultre le gré de tous ceulx de son conseil, qui luy deslouoient a ce faire, quar bien cognoessoient et appercevoient par conjectures que ceulx de Blays [desiroient] sa destruction et le recouvrement de son duchié4 de Bretaigne. Jasceit que ce fust couvertement, si se contentoient mal de ce que en eulx avoit tant de fiance et souventesfoiz lui remonstroient les inconveniens qui en pouoient avenir – et qui de fait s’en ensuivirent – quar il ne voult oncques croyre leur conseil – comme pluseurs princes qui usent de volunté dont [f.354v] ilz sont maintesfoiz deceuz – et partit de sa cité de Nantes pour aller a Chantoceaux, en sa compaignie monseigneur Richart de Bretaigne son frere, monseigneur Bertran de Dinan, mareschal de Bretaigne, le sire d’Oudon et aucuns autres seigneurs, quar la pluspart de ses gens lessa a Nantes et leur y commanda de demourer pource que ilz ne peussent touz loger audit lieu de Chantoceaux. Mais comme il eut chevauché jucques a ung petit pont qui siet sus la voye d’un bouccage qui d’icelui pont est prouchain, saillirent gens d’armes et archiers que Olivier de Blays secretement y avoit fait embuscher, lesqueulx gens d’armes et archiers saisirent le duc Jehan, monseigneur Richart son frere, [le] mareschal de Bretaigne, le sire d’Oudon et les autres de sa compaignie, que ilz envoierent prisonniers a Chantoceaux sans resistance, quar ilz estoient sans armes et en riens ne se doubtoient de ce que leur advint soubdainement. Et fut ceste prinse en l’an mil IIIIct dix neuff, le XIIIe jour du moys de fevrier. Assez tost aprés fut celle prinse sceue par tout le païs de Bretaigne, et en vint la nouvelle a la duchesse et aux barons qui en furent doloreux oultre mesure et proposerent venger celle traïson. Et premierement la duchesse, jasceit ce que elle fust grandement angoeseuse pour la prison de son seigneur, neantmoins elle, comme dame de grant courage, emprint par merveilleux hardement sa delivrance et a le ravoir par puissance d’armes. Et manda tous les barons dessus ditz et autres seigneurs de Bretaigne en la cité de Vennes, ausqueulx elle remonstra mot a mot de sa propre bouche come le duc, son seigneur et leur prince, avoit esté prins en traïson par son desloyal vassal Olivier de Blays, comte de Paintevre, en leur priant et requerant aide et qu’ilz s’armassent pour sa delivrance. Et affin qu’ilz fussent plus curieux de celle chose emprandre, elle fist deslors distribuer ung grant thesor, que les estats de Bretaigne avoient assemblé pendant la minorité du duc, et leur dist oultre que, si a ce ne pouoit ledit thesor suffire, elle leur departiroit de ses riches joyaux et ournemens precieux jucques a la valeur de IIct mil escuz. Et en ce disant, tenoit la duchesse entre ses braz Françoys, comte de Montfort, son ainsné filz de l’asge de cinq ans, et monseigneur Pierre, son autre filz, [f.355] a celle fin que les Bretons eussent plus grant affection a delivrer le duc leur pere, auquel ledit comte de Montfort par droit devoit succeder ».

[1] Mauger Michel, Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle. Jean de Derval, seigneur de Châteaugiron, bâtisseur et bibliophile, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013.

[2] Voir le site de la BNF : gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8530342h/f790.

[3] Cassard, Jean-Christophe, « Un historien au travail : Pierre Le Baud », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, n° 62, 1985, p. 67-95.

[4] Kerhervé, Jean, « Aux origines d’un sentiment national. Les chroniqueurs bretons de la fin du Moyen Âge », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, n° 108, 1980, p. 165-206.

[5] Je me permets ici de renvoyer à ma thèse en cours de publication intitulée Pouvoir et société au miroir des vices. Représentation des péchés, normes et identités dans la Bretagne médiévale (XIIe-début XVIe siècle), (dir.) Daniel Pichot, Rennes 2, 2014, notamment les chapitres 5 et 6.

[6] Signalons néanmoins une coquille dans une citation de l’introduction : « (…) la vaye des mauvais eschiner », au lieu de « eschiver » (page 12, col. 1), heureusement corrigée dans l’édition du texte page 57.