CR de Laurent Resse

Cet ouvrage consiste en une collection d’articles organisés en trois parties :
La naissance d’un « océanisme » : visions idéales, hégémonies, politiques
Les ajustements de la modernité : décolonisation, mondialisation, nouvelles synergies spatiales
Le syndrome local et identitaire
Les articles sont issus des communications présentées au séminaire portant sur les « Recompositions identitaires et territoriales en Asie insulaire et en Océanie », tenu en 1999 et 2000 à l’université de Paris IV par le groupe Pacifica (UMR Prodig).

L’organisation globale de l’ouvrage mérite que l’on s’y attarde. Les différentes approches résultent de dialectiques que l’on retrouve au gré des différents articles : ouverture via la mondialisation et communautarisme, unité souhaitée de « l’océanisme » et diversités des territoires, crises liées aux mutations rapides et repli identitaire …
Au-delà de cette organisation, la collaboration de différentes disciplines universitaires favorise une approche globale des problématiques. Cependant, on ne saurait dire qu’il s’agit d’un livre de géographie ou un livre d’histoire voire de sociologie, il s’agit d’un mélange où la multiplication des approches nuit à la cohérence globale de l’ensemble. Les changements fréquents d’échelle, si plaisant aux géographes, permettent une approche complète des territoires océaniens : de la plus petite unité (l’atoll de Tikehau, archipel des Tuamotu, Polynésie française), à la région (autonomie régionale en Indonésie), à l’échelle du pays (mutations spatiales aux îles Hawaii) et enfin au niveau de l’Océanie insulaire. Cependant, là encore, les fréquents changements d’approche à chaque échelle ne permettent guère une approche globale. L’ouvrage comporte un résumé (abstract) pour chacun des 13 articles dont voici la liste et les auteurs
Introduction : Océanismes, des représentations occidentales aux reconstructions identitaires et territoriales actuelles du monde austronésien (Dominique Guillaud)
Approche ethnographique et historique :
Les butineurs d’îles, d’Asie en Océanie, des premiers Austronésiens aux premiers Océaniens (Hubert Forestier)
Explorateurs, éleveurs et aborigènes dans le nord de l’Australie : des premiers Austronésiens aux premiers Océaniens (Sylvie Roosen)
L’identité mélanésienne à travers le kava (Annabel Chanteraud)
Approche géographique et-ou sociologique :
Mondialisation et recompositions territoriales et identitaires dans l’Océanie insulaire (Gilbert David)
Espace, temps et société à Tikehau (Tuamotu, Polynésie française)
Mutations spatiales et mutations sociales aux îles Hawaii (Christian Huetz de Lemps)
Un mode d’expression spatial, social et politique, les manières d’habiter à Nouméa (Nouvelle-Calédonie)
Pour une archéogéographie, les reconstitutions des anciennes constitutions et leurs enjeux actuels dans le nord de la Nouvelle-Calédonie
Territoires et identités en Mélanésie, enjeux cachés du développement ? (Jean-Brice Herrenschmidt)
Approche politique, liée aux représentations :
Island Dreaming, the contemplation of Polynesian Paradise (John Connell)
Vie politique, insularité et tradition, l’exemple de Wallis et Futuna, 1996-2000 (Frédéric Angleviel)
Indonésie : le tourisme au service de l’unité nationale ? La mise en scène touristique de la nation (Christine Cabasset)
L’autonomie régionale : une réponse à la « javanisation » de l’archipel polynésien ? (Olivier Serin)

À la lecture de ces différents articles, on mesure les mutations profondes subies par un espace dans un laps de temps très court et finalement encore assez proche. Cet espace fut longtemps à l’écart des flux de la mondialisation, au moins jusqu’au XVII/XVIIIe siècle. C’est donc assez tardivement et sans doute avec une brutalité accrue que le choc avec les cultures et les exigences, principalement européennes, se réalisa.
Ce choc concerne un espace qui connaît une unité de peuplement, dirigé d’ouest en est, parti du continent asiatique (berceau chinois-formosien), il y a 5000 ans, pour gagner l’ensemble de l’espace insulaire Pacifique avec comme dernière grande île peuplée la Nouvelle-Zélande au début du deuxième millénaire (après J.C.). Une des particularités dans ce parcours c’est que la traditionnelle évolution connue au Moyen-Orient et en Europe subit ici quelques entorses. Le foyer de peuplement initial concernait des agriculteurs sédentaires qui progressivement au fur de la descente vers le Sud (Philippines) vont perdre leur unité culturelle et revenir à des activités mixtes (agriculture, pêche, cueillette) en même temps qu’une plus grande mobilité qui les dirigera de plus en plus vers l’est à tel point que l’on peut parler de butineurs d’îles. Cette unité de peuplement cache peu cependant des différences héritées de l’ampleur des espaces concernés qui ont par ailleurs vécu très longtemps de façon cloisonnée. Simplement les séparations habituellement connues : Mélanésie, Micronésie, Polynésie n’ont peut-être pas autant de sens qu’on veut bien leur donner.
La diversité existe à l’intérieur d’un espace aussi étendu que celui qui sépare l’Espagne du Japon qui correspond aux distances séparant Sumatra de l’île de Pâques. Diversité physique mais aussi politique : si le Pacifique insulaire a connu sa vague de décolonisation (tardive d’ailleurs), un tiers des territoires ne sont pas autonomes avec des compromis très variés comme les TOM français (et bientôt le POM polynésien) mais aussi des retours aux organisations traditionnelles (Vanuatu) ou bien une reproduction du modèle colonial à l’échelle d’un pays archipel (l’Indonésie). Ce qui l’emporte souvent est l’Etat faible, résultat de la géographie et de l’histoire, incapable d’imposer un modèle importé basé sur des valeurs culturellement étrangères (individualisme favorisé par l’urbanisation, particulièrement aux îles Hawaii), des systèmes politiques démocratiques et un mode d’économie mettant en valeur l’obtention de biens matériels. Le repli identitaire résulte d’une réaction de sociétés qui longtemps ont fonctionné avec des systèmes radicalement opposés privilégiant l’intérêt du groupe, de la famille, du clan à celui de l’individu et où l’acquisition de biens matériels n’était pas devenue de fait une finalité à l’existence. Pour certains Océaniens tels Hau’Ofa une des préoccupations actuelles est « de vouloir libérer la parole des insulaires, de rompre enfin sa subordination obligée à des modes de pensée forcés, importés exclusivement de l’étranger. Ceci, afin de trouver les nouvelles formes d’expression qui permettront enfin aux insulaires du Grand Océan d’entrer de plain-pied dans le dialogue de l’univers en disant les choses « autrement » pour le bénéfice de l’univers ». Pour aller vite, cette position participe à ce vaste mouvement qualifié d’océanisme qui en fait recoupe différentes voies. L’ »Asian way », « Melanesian way », « Pacific way » autant de mots pour qualifier une recherche identique tentant d’apporter une solution aux crises issues de la mondialisation.

À ce titre, l’article de Gilbert David me semble être au cœur de l’ouvrage. On y retrouve cette idée d’espace particulier, organisé de façon réticulaire comme le « système monde » lui-même qu’il étudie en trois temps : l’impact de la mondialisation sur ces territoires, la place de ces territoires dans l’économie mondiale et la réponse des territoires et société insulaires aux flux et processus émanant de la mondialisation. Force est de constater qu’une des particularités des espaces insulaires du Pacifique consiste en leur éloignement des grands marchés de consommation et par la même des flux les plus importants. Même à l’écart, l’impact est visible et s’exerce à différents niveaux (échelles planétaire, régionale, nationale …) : la mondialisation « surdétermine » la distance géographique dans la localisation des productions agricoles et des activités économiques (notamment par rapport aux ports susceptibles d’accueillir le trafic conteneur) alors que paradoxalement, dans d’autres domaines, la distance s’abolit progressivement (voyages aériens interinsulaires ou intercontinentaux) ou s’annule (flux de l’information). L’effet principal aboutit à un renforcement des oppositions centre périphérie à l’intérieur d’un espace lui-même ultrapériphérique. Certaines micro-économies ont ainsi le plus grand mal à s’insérer dans l’économie mondiale ne pouvant survivre que grâce au système MIRAB (MIgrations pour occuper des emplois à l’extérieur, « Remit tance » pour l’envoi d’argent qui en résulte, A pour aides internationales et B pour bureaucratie). En d’autres termes, Bernard Poirine évoquait une économie sous perfusion s’agissant de la Polynésie française. Cette dépendance n’empêche pas une volonté de s’organiser pour peser sur l’échiquier mondial. L’O.N.U, qui favorise en quelque sorte les micro-Etats, donne une place particulière aux petites unités insulaires du Pacifique pourvu qu’elles s’organisent. Ainsi depuis les années 70 qui correspondent aussi à une période de décolonisation, des tentatives d’agrégation sont apparues. C’est le cas du Forum du Pacifique Sud apparu en 1971 devenu ensuite CPS (Commission du PS), la création d’une université du Pacifique Sud. Outre la gestion des aides extérieures, ces regroupements régionaux ont permis une meilleure gestion des ressources spécifiques locales (Création d’une « OPEP du thon » passant par la reconnaissance des ZEE), développement artisanal plutôt qu’industriel « Small is beautiful », le tout subordonné au développement d’une économie rurale témoignant d’un attachement viscéral à la terre, une des caractéristiques de ces espaces.
Cet instinct de territorialité a trouvé dans le communautarisme une protection contre des évolutions peut être inéluctables mais sans doute trop rapides. Le mot terre revêt dans toutes ces sociétés, sous des noms différents : Hnadro en drehu, kraon en bichelamar, vanua en fidjien, fenua en maohi, une importance toute particulière aux connotations physique mais aussi sociale et culturelle. En Nouvelle-Calédonie, en Mélanésie, la coutume fonctionne de façon parallèle aux institutions officielles, que ce soit pour attribuer des squats à Nouméa, revendiquer des territoires miniers … pouvant aller jusqu’à une réappropriation complète comme celle prévue par la constitution du Vanuatu faisant fi de dizaines d’années de présences étrangères.
Progressivement, ces « îles des mers lointaines » deviennent une mer d’îles où l’océan devient un lien. Une nouvelle culture se forge faite de recours aux voyages à longue distance (alors que l’autre bout de l’île est ignoré), de l’idée de reconstruire un passé adapté aux besoins actuels afin de ne pas se limiter à l’évocation de l’inauthenticité des périodes précoloniales. Ces îles sont un lieu d’enchevêtrement d’idéologies qui s’expriment dans une combinaison faite d’isolement, de communautarisme, d’ouvertures souhaitées ou non, de recompositions spatiales, d’intégrations de groupes humains. Chaque espace y forge ses propres expériences d’où pourrait émerger une alternative au modèle sociétal occidental.

Conclusion : un ouvrage qui aborde des territoires souvent trop ignorés par les géographes hexagonaux. Rappelons que le programme de collège de cinquième prévoyait l’étude de l’Océanie (à côté de l’Asie, l’Amérique et l’Afrique), étude sacrifiée aux exigences horaires. Les différents articles donnent matière à différentes études de cas et peuvent permettre de réhabiliter l’Océanie au lycée (où les choix sont plus libres qu’au collège) notamment pour les classes de seconde et terminale.