WEB ET MONDE ARABE
En ce début d’année, la revue dirigée par Guillaume Fourmont s’intéresse de près aux relations qui existent entre les révolutions arabes et ce qu’on appelle communément le Web 2.0., C’est-à-dire le Web interactif des réseaux sociaux. C’est aussi l’occasion de s’intéresser à l’évolution des médias dans le monde arabo- musulman, une évolution qui, par certains aspects, nous évoque des problématiques familières (avenir de la presse papier, place de la radio, hiérarchisation des informations disséminées sur le web). Car, dans l’immense maelström d’images, de données et de son de la mondialisation, les analogies sont nombreuses. L’originalité du monde arabe est, comme en Afrique en général, d’être passé presque directement de l’absence de Web au Web interactif. La multiplication des terminaux mobiles depuis les 10 dernières années a permis une augmentation du nombre d’internautes. Quoi de plus significatif que de voir que l’utilisation de l’arabe a augmenté dans la dernière décennie de plus de 2500 % ?
FAIRE LA CHASSE AUX CLICHÉS
Il faut toutefois relativiser. Sur ce point, les différents auteurs qui interviennent sur le dossier brisent de nombreux clichés. Ainsi, tout le monde n’est pas connecté, loin de là : les pays du Golfe arrivent en tête, le Yémen et la Mauritanie en queue de peloton. À l’intérieur même d’un pays, la fracture numérique et nette entre les zones urbaines et littorales et l’intérieur des terres. L’article de Romain Leconte sur la Tunisie montre ainsi la prééminence de Tunis, de Sousse, de Sfax et de Gabès sur tout le reste du pays. Mais là encore c’est un autre cliché qui est remis en cause, un cliché qui voudrait que tous les utilisateurs du Web soit modernistes, modérés et démocrates. Comme la télévision satellitaire en son temps, le Web permet toutes les expressions : démocrates, libérales, complotistes et, bien sûr, islamistes.
GOUVERNEMENTS CONTRE BLOGUEURS
Comme tout média, le Web fait l’objet d’une tentative de contrôle du gouvernement, ce qui ne va pas sans paradoxe. La Tunisie de Ben Ali voulait être connectée, mais chaque cybercafé y était surveillé de près. Dans les pays du Golfe, là où la population connectée et la plus nombreuse, la censure et la surveillance du Web est extrêmement poussée, notamment grâce à l’aide de compagnies américaines qui mettent leur savoir-faire au service des monarchies pétrolières dans le domaine de la cyber surveillance (Blue Coat). Cela n’empêche pas la contestation pour autant, il est clair que les réseaux sociaux ont à la fois préparé et accompagné les révolutions arabes de 2011. La revue recense d’innombrables blogueurs, plus ou moins libres, plus ou moins menacés (« tu n’as pas de kalachnikov, tu as un clavier, c’est pareil »), mais qui sont devenus de véritables références come la tunisienne Lina Ben Mhenni. Car dans ce monde de blogueurs, les femmes blogueuses tiennent un rôle important, en particulier en Libye comme le montre très bien l’article de Sihem Najar. Avant 2011, dans ce pays, le but principal est de déjouer la censure, puis d’accompagner l’éviction de Kadhafi et enfin, aujourd’hui, de plaider pour plus de démocratie et de respect du droit dans une Libye qui reste corrompue et soumise au bon vouloir de nombreuses milices armées.
UN CHANGEMENT DES MODES DE COMMUNICATION
Irruption du Web dans la vie quotidienne des Arabes à apporter quelques modifications significatives en termes de communication : généralisation sur Twitter du hashtag (mot clé précédé du signe #, qui permet de « suivre » certains sujets) et apparition d’un arabe phonétique, l’Arabzi, né de la transciption de l’Arabe sur des claviers aux caractères latins. Milad Doueihi, professeur à l’uiniversité de Laval au Canada livre d’ailleurs un entretien sur le sujet qui se révèle intéressant, car cette nouvelle langue/écriture échappe au carcan de l’arabe classique, tout en gardant des spécificités locales : l’Arabzi écrit au Maroc n’est pas le même que celui utilisé en Égypte et en Arabie Saoudite. Selon Doueihi l’Arabzi « incarne la créativité des jeunes utilisateurs et leur manière d’assumer leur identité » et se doit de continuer d’évoluer.
Dans le domaine économique, le web-business permet aussi de nouvelles perspectives, même si elles restent encore balbutiantes. Un article complet sur la Jordanie écrit par Caroline Ronsin montre comment la volonté monarchique cherche à développer l’industrie du web à travers des universités, des hubs et des parcs technologiques (King Hussein Business Park) à l’image de l’Internet City de Dubaï. Les start-up jordaniennes connaissent actuellement de grands succès qu’il faudra confirmer.
LE WEB ARABO-MUSULMAN, COMBIEN DE DIVISIONS ?
De tout ce dossier spécial reste l’image d’un monde arabo-musulman de plus en plus lié à la mondialisation, à la recherche de nouvelles formes d’expression et d’activités, loin des clichés parfois condescendants des occidentaux : ces derniers auraient donné le Web aux Arabes afin qu’ils l’utilisent pour se démocratiser. C’est en partie chose faite, mais le Web a été totalement approprié par un ensemble plus vaste de ppulations arabes aux intérêts souvent divergents. Le mythe d’une révolution « propre » des claviers à fait long feu.
JEUNESSE, FEMMES-MARTYR ET CARTOGRAPHIE
En dehors de ce dossier sur le Web, comme toujours dans Moyen-Orient, une foule d’articles et d’entretiens intéressants. Je retiendrai entre autres le regard de Myriam Catusse, de l’IFPO d’Annam, sur les jeunesses arabes, un regard à la fois complexe et éclairé qui évite la facilité, l’article de Carole-André Dessornes sur les femmes-martyrs aux Moyen-Orient et celui, plus géographique, de Cyril Roussel sur la difficulté à cartographier de façon précise le territoire du Kurdistan irakien. Un article qui m’a remémoré une bande dessinée de Peters et Schuiten que tout géographe se devrait de lire, « La Frontière Invisible », 2002-2004, chez Casterman. Et, justement, on n’oublie pas en fin de revue la revue des bandes dessinées, des livres (où est d’ailleurs chroniqué l’ouvrage de Myriam Catusse (voir ci-dessus) et de Laurent Bonnefoy » Jeunesses arabes, du Maroc au Yémen : loisir, cultures et politiques ») et des sites web, de plus en plus pertinente.
Mathieu Souyris, collège de Trèbes (Aude).