Historien et rédacteur en chef du magazine Conflits, Jean-Baptiste Noé cultive de nombreux centres d’intérêt : géopolitique de la gastronomie, intelligence économique, histoire religieuse, renseignement… Dans Géopolitique du Vatican, il donne à voir les outils d’influence et les motivations d’une entité fascinante et souvent méconnue du grand public.

Une précision terminologie s’impose d’emblée. Si le Vatican désigne une cité-Etat de quarante-quatre hectares située au cœur de Rome, le Saint-Siège renvoie au gouvernement de l’Église catholique, lequel est doté d’une personnalité juridique sur la scène internationale et d’une vocation universelle. C’est donc par commodité de langage que l’auteur emploie le terme « Vatican ».

L’une des idées maîtresses de l’ouvrage est que la géopolitique du Saint-Siège « ne vise pas à étendre l’influence d’un État ni à conquérir des parts de marché », encore moins à obtenir des prérogatives politiques. Elle ambitionne plutôt de répandre des notions comme le bien commun, la paix ou le développement intégral de la personne. Paradoxalement, c’est ce détachement de la poursuite d’intérêts étatiques classiques qui rend cette entité d’autant plus influente sur la scène internationale. Aspirant à toucher « le cœur et l’âme de l’homme », le Saint-Siège s’impose comme un médiateur international de premier rang.

Une histoire et une géographie singulières

Pour comprendre ce positionnement si singulier, l’auteur dessine le cadre géographique et historique dans lequel s’est développé le Saint-Siège. A cet égard, on ne peut que souligner la place de la romanité dans la formation du Vatican. Créés par Pépin le Bref en 752, les États de l’Église recouvrent alors le Latium et quelques terres dans la vallée du Pô. Les papes ont dirigé ces territoires comme de véritables chefs d’État, pendant plus de mille ans.

Les remous de la géopolitique mondiale ont contribué à façonner la doctrine du Saint-Siège en matière de Relations internationales. En 1929, les accords de Latran mettent un terme à la « question romaine » en fondant l’État du Vatican que nous connaissons aujourd’hui. De manière étonnante, c’est la disparition des États pontificaux qui a donné un nouveau souffle à la diplomatie pontificale : puisqu’il n’a pas d’intérêts propres à défendre, le pape peut se consacrer à des missions universelles tout en s’affirmant comme le chef d’une puissance neutre. Léon XIII (1878–1903) jette ainsi les fondements de l’action du Saint-Siège pour le XXe siècle : médiation internationale et défense de la paix, protection des catholiques persécutés et défense des libertés humaines. Le rôle majeur joué par le Vatican dans les Relations internationales se maintient pendant la guerre froide, comme l’atteste l’action de Jean XXIII dans la crise de Cuba et, bien sûr, les efforts de Jean-Paul II en direction des régimes communistes. La fin de la guerre froide ne signifie pas que les combats de l’Église sont terminés. Jean-Paul II met en garde contre la société de consommation, le relativisme et la négation par l’Europe de ses « racines chrétiennes ».

Un médiateur incontournable

S’appuyant sur ses paroisses et ses fidèles dans le monde entier, le Vatican dispose du plus vaste réseau de renseignement. Ses nonces, présents dans 180 États, ont pour mission d’annoncer l’Évangile et parlent pour les intérêts de l’ensemble de l’humanité. Ce sont des diplomates d’un genre particulier, qui promeuvent l’interdépendance des États et l’épanouissement des personnes. Acteur de l’édification des normes internationales, le Saint-Siège est observateur dans diverses institutions comme l’ONU ou l’Unesco. Cette position lui permet de se placer au-dessus des questions partisanes induites par le statut de membre votant.

Sur les dossiers transversaux, l’action du Saint-Siège est remarquable. Intervenant généralement en sous-main pour mener offices et médiations, les diplomates du Vatican ont par exemple permis la reprise des relations entre les États-Unis et Cuba en décembre 2014. Malheureusement, l’accès aux archives demeure pour l’instant limité et ne permet pas de saisir entièrement l’action diplomatique du Saint-Siège.

L’horizon européen

Pour l’auteur, contrairement à une idée répandue, l’avenir du catholicisme est bien en Europe. Jean-Baptiste Noé estime ainsi qu’il existe « une flambée de foi en Europe qui va en s’accroissant ». A cet égard, l’affluence massive aux Journées mondiales de la jeunesse de Madrid de 2011 a agi comme le révélateur d’une tendance de fond déjà bien entamée et une réponse éclatante aux constats pessimistes sur la désertion des églises et le vieillissement des fidèles. En France, l’année 2012-2013 a vu une jeune génération de catholiques se dresser contre le projet de loi autorisant le mariage homosexuel, preuve supplémentaire de l’engouement que suscite le catholicisme chez les jeunes.

Le Vatican et la paix

Il est souvent dit que le Saint-Siège promeut la paix, mais il convient de préciser ce que recouvre cette notion. Il ne s’agit pas de l’absence de guerre, mais de l’absence d’injustice. Une guerre est justifiée si elle permet de rétablir la justice, donc la paix. Cette vision élargie de la paix signifie qu’il peut exister des guerres sans armées, partout où la justice ne prévaut pas. Cette conception de la paix n’exclut pas un droit à la légitime défense armée, sous certaines conditions qui rappellent la doctrine de la guerre juste de Saint-Augustin. Pour assurer la cohabitation pacifique des États, le Vatican plaide pour le respect du droit des peuples et la conformité aux engagements souscrits dans les traités internationaux. Cette primauté donnée au droit explique le rôle de médiateur incarné par les papes depuis Léon XIII.

L’auteur examine trois cas d’échecs à la paix sur lesquels le Saint-Siège s’est positionné. A propos du terrorisme, il fait l’objet d’une condamnation sans détours de l’Église. Celle-ci en attribue la responsabilité aux injustices et préconise le respect du droit dans les mesures de représailles. Une autre question, plus délicate, est celle de l’immigration. A ce sujet, le Vatican affirme un principe de charité tout en reconnaissant le droit aux États de contrôler leur immigration. Le Compendium appelle les États à accueillir des immigrés en s’assurant que ceux-ci peuvent trouver des conditions de vie décentes qui leur permettent de s’intégrer à la société. Les papes ont aussi souligné l’enjeu que représente le fait de rester dans son pays pour pouvoir le développer, Benoît XVI évoquant un « miel amer » de l’émigration. Enfin, le Vatican participe à la lutte contre le crime organisé. En tant qu’évêques de Rome, les papes sont particulièrement concernés par le problème structurel des mafias en Italie, usant de mots très durs à l’égard de ces organisations.

Un corpus d’idées varié et cohérent fondé sur la primauté de la personne humaine

Jean-Baptiste Noé consacre un chapitre entier aux idées promues par le Saint-Siège dans ses Relations internationales. A nouveau, le Saint-Siège se distingue par son approche originale de certains sujets.

Le Vatican propose tout d’abord une vision universaliste de l’homme. Cela signifie que l’Église parle à l’homme dans son intégralité. De fait, s’agissant du regard porté sur les peuples, l’Église reste attachée à la diversité et la multiplicité des nations contre une mondialisation uniformisante. Rome est donc prise entre respect des particularismes et universalisme. En lien avec la question de l’universalisme, l’engagement de l’Église sur la thématique des droits de l’homme est bien connu. Le Vatican considère que ces droits ne sont pas occidentaux, mais peuvent être adoptés par tous les peuples. Parmi ces droits, celui à la vie est l’un des plus controversés en raison des positions qu’il implique sur l’avortement et l’euthanasie. Il est intéressant de voir cette conception des droits élargie aux nations. Le droit à l’autodétermination des peuples demeure fondamental pour le Saint-Siège. Toutefois, le pape distingue les mouvements d’indépendance et les sécessions régionales ou instrumentalisées. Ainsi, il n’a pas pas reconnu l’existence du Kosovo ni protesté contre le rattachement de la Crimée à la Russie.

Les préoccupations pacifistes induisent une prise de position sur la question des armements. Le Saint-Siège défend un principe de suffisance, c’est-à-dire de possession des moyens nécessaires à l’exercice de la légitime défense. Le désarmement porte sur des armes précises, jugées trop létales ou aveugles. C’est pourquoi l’Église dénonce l’usage des drones, mettant en avant l’importance de l’élément rationnel et du jugement moral. L’armement nucléaire est également dans le collimateur du pape. Le Vatican n’adhère pas à la doctrine de dissuasion nucléaire en ce qu’elle nourrit le développement constant de nouvelles armes nucléaires pour continuer d’exister.

Des prises de position politiques

La notion de « bien commun » promue par le Vatican renvoie à la promotion intégrale de la personne et au respect de ses droits fondamentaux, garantis par l’État. Le bien commun est la raison d’être de l’État.

L’Église prône aussi le principe de subsidiarité, autrement dit le rejet de l’intervention intempestive de l’État dans la vie des personnes. Par conséquent, le Vatican défend le rôle des corps intermédiaires et des structures locales, contre l’omnipotence de l’État-providence. De fait, il dénonce la dépendance excessive des individus aux aides de l’État, car celle-ci entraîne une perte de liberté et de dignité.

L’on comprend que la Vatican est plutôt favorable à la démocratie. Pour autant, il ne soutient aucun projet politique messianique et admet qu’il existe divers régimes fonctionnels dans le monde. Léon XIII a exprimé la position de l’Église en ces termes : «Aucune des différentes formes de gouvernement ne répugne à la doctrine catholique », car elles traduisent toutes des traditions et des génies propres. Léon XIII précise néanmoins qu’il n’existe pas de « souveraineté populaire », car toute souveraineté émane de Dieu dans une société où la famille est la celle de base.

Le Vatican et l’économie

La vision que le Saint-Siège développe vis-à-vis du capitalisme demeure ambiguë et a souvent évolué. Deux grands courants se sont traditionnellement opposés dans l’Église : une tendance qui perçoit le capitalisme comme un système asservissant et attire l’attention sur le sort des défavorisés, une autre qui donne sa chance au capitalisme tant qu’il assure le développement des sociétés et le respect de la personne humaine. Ces deux courants se rejoignent sur un point : le refus du matérialisme. Léon XIII a formulé une synthèse qui est une vision intégrale de l’homme. La liberté d’entreprendre est au fondement de cette vision. Le travail n’est pas perçu négativement car il est la condition de l’épanouissement de l’homme.