Un défi impossible ?

Un roman graphique sur Jan Karski est un défi, tant en raison de la complexité de son parcours que de la sensibilité su sujet. Et on ne peut s’empêcher de songer à Annette Wieviorka, très critique sur le roman de Yannick Haenel sur le même thème, s’interrogeant sur un effet de génération dans le traitement de la Shoah par les artistes d’aujourd’hui. Marco Rizzo revendique Yannick Haenel comme source d’inspiration, ainsi que le témoignage écrit de Jan Karski. Journaliste, il a le sens du récit, du rythme et de l’anecdote. Auteur de bandes dessinées, il est connu pour ses super héros. On retrouve donc tout cela dans Jan Karski, comme le faisait pressentir le sous-titre assez malheureux « l’homme qui a découvert l’Holocauste » : historiquement, cette phrase n’a aucun sens, Jan Karski n’a pas découvert la Shoah, il en a témoigné, sans être ni le premier ni le dernier. Le terme Holocauste est surprenant, car il rattache l’ouvrage à une historiographie anglo-saxonne, démodée en France, où Karski est connu pour son témoignage dans le Shoah de Lanzmann.

Un parcours polonais toujours à redécouvrir

Cependant, le livre est à mon sens une réussite. Les auteurs sont dans la retenue, tant au niveau des textes que des dessins, avec une palette toute en nuance, et des dialogues au plus près du témoignage de Karski. Divisé en 7 chapitres courts, qui relient plus qu’ils ne séparent, l’ouvrage maîtrise son tempo. Les deux tiers du livre ne parlent que de Karski, de sa transformation de jeune étudiant passionné d’histoire, entouré d’ami dans un cercle privilégié, en soldat, puis en résistant. On réalise combien l’année 1939 a été longue pour les Polonais, entre ce 1er septembre et la défaite de la France qui est mentionné à la page 89, soit à la moitié du volume. C’est dans cette moitié que Karski devient un combattant, un survivant du goulag, un fugitif, un résistant qui voit tous ses camarades se faire assassiner, un prisonnier torturé pendant 25 jours par les nazis. L’accent est mis à la fois sur la diversité de ses activités de résistance (courrier, imprimeur clandestin, traduteur…) et ses voyages à la fois à l’intérieur de la Pologne et en Europe. C’est un hommage à la Pologne assumée, avec son histoire, ses tragédie, ses héros qui reviennent en leitmotiv, en particulier Tadeusz Kosciusko, et sa résistance. Mais contrairement au malaise que cette approche avait provoqué chez Lanzmann, elle est ici potentiellement intéressante car les deux auteurs sont Italiens, et donc héritiers d’une histoire différente et aussi ambivalente. Ce serait en tous cas une question à leur poser, afin d’évaluer l’effet d’un décentrement de cette histoire

Comment s’approprier un témoignage ?

Le dernier tiers est consacré à sa découverte du traitement des juifs. Si la constitution des ghettos étaient mentionnées dès la page 51, c’est p. 106, soit à l’automne 1941, que Jan rencontre des membres du ghetto de Varsovie, qui lui demandent de les accompagner à l’intérieur pour témoigner. Sa visite du camp se termine p.135. Mais ces pages sont très puissantes. Très peu de mots, et pour le camp, le choix d’inclure directement le témoignage de Karski en colonnes extérieures, tandis que les dessins de Lelio Bonaccorso montre la violence : le roman graphique a intégré l’indicible de la Shoah, c’est avec pudeur que les auteurs se mettent en retrait tout en affrontant le témoignage. On comprend parfaitement l’envie de ne pas savoir, de se cacher à soi-même une réalité au-delà de la compréhension, et le drame personnel de Karski, parlant, sans relâche, sans être cru en devient palpable.

Au final, l’image qui est donnée de Jan Karski n’est pas celle d’un héros, mais plutôt d’un homme placé dans des situations impossibles, qui tente de rester fidèle à ses valeurs avec beaucoup d’humilité et de pudeur. Son accablement, sa culpabilité de survivant sont montrés là encore avec pudeur. Il n’y a aucun jugement de la part des auteurs, qui ne prétendent pas faire de l’Histoire, et expliquent leurs choix en postface. Ils ne reprochent pas aux alliés de ne pas avoir cru Karski, avec l’idée que ce qu’il disait était impossible à croire. Un bel hommage donc d’une troisième génération non scientifique mais concernée et soucieuse de ne pas projeter sur le passé ses propres certitudes.