Vendetta raconte l’histoire de Lénine, mais d’une manière très dynamique et contemporaine, à la manière d’une histoire corse ou de parrain : Lénine n’est pas ici un politicien ou un révolutionnaire, mais un chef mafieux.
Oubliez le communisme, pensez à Colomba et à De Niro. Avec un parti pris assumé, tout le parcours de Lénine est ici expliqué par sa haine des Romanov, provoquée par l’exécution de son frère aîné qui avait participé à une tentative d’attentat contre Alexandre III. Alors que la famille Oulianov berçait dans la culture, les études, entre jeu d’échec et Dostoievski, le progressisme disparaît en même temps que la reconnaissance sociale. La haine englobe toute la famille Oulianov, puisque la mère, la sœur et le frère participent à l’entreprise de Lénine, et la seule vocation de la révolution est ici la destruction des Romanov dans leur ensemble : il faut les tuer tous, d’autant plus une fois que le Tsar Alexandre III est mort. Lénine cherche pendant toute sa vie à agrandir le clan Oulianov, en se servant du peuple et des idéalistes qu’il rencontre, pour préparer son face à face final.
Un mafieux ne philosophe pas ! Un choix osé
Ce parti pris fonctionne plus ou moins bien, et implique des choix historiographiques discutables : ainsi, l’œuvre idéologique de Lénine est complètement minimisée, et se résume à « il faut tuer les Romanov ». La révolution n’est qu’un prétexte pour réaliser ce but, privilégiant l’action à tout débat. Les contradictions de Lénine sont mises en avant : il faut laisser le peuple souffrir pour qu’il se révolte, et non pas soulager sa souffrance par des actions sociales. De même, il suffit d’avoir l’apparence de la vertu, peu importe de l’être réellement. En revanche, cela fonctionne parfaitement pour expliquer l’alliance entre Lénine et Koba/Staline, braqueur de banque, renommé chef des expropriations : Lénine fait le choix de l’association de malfaiteurs tout en s’affranchissant des règles d’un mouvement révolutionnaire qu’il n’arrive pas à suffisamment contrôler. Les grandes figures se succèdent, de Martov à Trotski, mais sans s’attarder sur les idées développées par chacun. Toutes les actions de Lénine sont décrites comme dénuées de conviction, basées sur les apparences et la manipulation, avec l’avidité du pouvoir et le rejet de la liberté.
Une vision manichéenne et sans appel
Le Tsar est absent de toute la première partie de l’histoire ; il n’est qu’un portrait, un nom, en l’occurrence celui d’Alexandre III, qu’Alexandre Oulianov a voulu assassiner. Cette absence montre d’autant mieux le parti pris de l’obsession de Lénine pour une famille, les Romanov, bien plus que pour une fonction, le Tsar. La tragédie commence à la page 63, où Nicolas II entre en scène et prend le commandement de son armée. Pourtant, si les deux familles, les deux clans sont enfin face à face, l’un semble totalement ignorer ce que lui veut l’autre. Et c’est là encore l’une des limites de l’exercice : Nicolas II, objet de l’obsession, n’est jamais acteur et semble complètement ignorant des forces politiques en présence. Les pages racontant son exécution et celle de sa famille le montre en martyr ignorant, humain trop humain.
Le Tsar est mort, vive le Tsar, autrement dit Lénine : les auteurs ont ajouté quelques planches pour clouer le cercueil de Lénine, en montrant l’échec de toutes ses prétentions : sa seule réussite, au soir de sa vie, c’est sa vengeance ; mais il a échoué dans tout ce pour quoi son frère était mort. Un constat sans appel du point de vue narratif.
Un esthétisme travaillé alliant le fond et la forme
Ce parti pris est soutenu par les choix esthétiques du dessin. Seuls le noir est utilisé pour tracer des visages qui ne sourient jamais, que l’on mélange parfois : difficile de toujours suivre entre la mère, la sœur et l’épouse, Nadejda. Mais c’est cohérent avec l’idée que c’est un affrontement clan contre clan. A partir de la page 61, soit déjà dans la deuxième moitié du livre, le rouge apparaît, exclusivement sur des drapeaux (p. 64, 70, 75, 88), en petites taches. Mais il est aussi très intéressant de remarquer le choix du papier, qui est rosé : le blanc n’existe donc pas dans cet ouvrage, il n’existe que du noir et des teintes de rose, allant jusqu’au rouge des drapeaux. Il s’agit là d’un choix original et très pertinent, au service du récit.
Il en résulte un ouvrage complètement atypique, décalé, avec une Histoire bousculée et traitée de manière irrévérencieuse, un peu comme un manga, mais ce Lénine corse se lit avec plaisir.