Olivier LoubesProfesseur de chaire supérieure au lycée Saint-Sernin de Toulouse, historien de l’enseignement travaille sur Jean Zay depuis près de 20 ans. L’ouvrage qu’il nous propose aujourd’hui, dans la collection des « Nouvelles biographies historiques » dirigée par Vincent Duclert chez Armand Colin, n’est pas une biographie au sens habituel du terme. Le lecteur ne sera pas submergé par des centaines de pages lui exposant avec force détails et exhaustivité la vie du héros. On pourrait même regretter que certains événements soient quasiment oubliés de cette biographie, ainsi des conditions du départ de Jean Zay pour Bordeaux puis de son embarquement sur le Massilia en juin 1940, qui serviront de prétexte à son accusation de désertion, ou des conditions de son exécution par la Milice en juin 1944.

Un exigeant « essai historique sur Jean Zay républicain »

L’ouvrage est beaucoup plus ambitieux. Dans le cadre d’une démarche très problématisée, Olivier Loubes propose une réflexion sur « l’incarnation de la République » par Jean Zay. Montrant que Jean Zay incarne la République pour les républicains (il fut à ce titre le Jules Ferry du Front populaire), et qu’il l’incarne aussi pour les ennemis de la République (il fut à ce titre le Dreyfus de Vichy, condamné par un tribunal militaire à la même peine que Dreyfus), Olivier Loubes pense que le parcours de Jean Zay « se lit à la rencontre des deux regards portés sur la République » et permet donc de « définir la République au croisement de ses valeurs et de leur contraire ».

L’auteur définit son livre comme « un essai historique sur Jean Zay républicain ». Parfait connaisseur des « trois continents historiographiques et bibliographiques » au croisement desquels s’écrit l’histoire de Jean Zay : l’histoire de la République radicale (travaux de Serge Berstein), celle de l’école républicaine (travaux d’Antoine Prost) et l’histoire culturelle (travaux de Pascal Ory), sans oublier l’histoire du Front populaire et celle de la dictature de Vichy, Olivier Loubes nous propose un ouvrage exigeant, d’un abord parfois difficile, quand, par exemple, il appuie sa réflexion sur le concept de « régime d’historicité ».

Si cette exigence doit être signalée, elle ne doit pas décourager, l’ouvrage étant en effet remarquablement construit, les problématiques toujours explicitées, avec des sous-titres qui rendent intelligibles la structure et la démarche. Précisons encore que l’auteur est conscient du danger de l’hagiographie dans la rédaction d’une biographie et qu’il se méfie aussi d’une approche téléologique, qui le conduirait à tracer une ligne droite vers le ministre du Front populaire et le martyr de 1944.

Une longue première partie s’intitule : « L’Homme-République ». Elle comprend quatre chapitres traitant de l’écolier patriote, de l’étudiant pacifiste tôt engagé dans la lutte politique, du ministre de la République et de son oeuvre, de celui qui fut l’objet de toutes les haines de l’extrême droite. La seconde partie intitulée : « Dans le panthéon moral de la République », présente avec brio l’histoire de la mémoire de Jean Zay. L’inventaire des sources et la bibliographie, une « chronologie de Jean Zay » (« qui dit, d’une autre façon, linéaire et ponctuelle, ce que fut la vie de Jean Zay, depuis ses ascendances jusqu’à sa postérité »), une liste des lieux de mémoire et quelques pages de notes complètent l’ouvrage.

Jean Zay, héritier de la République radicale

« Fils de la République, Jean Zay l’est doublement, des deux côtés de son ascendance, par la famille israélite mosellane et alsacienne de son père et par la famille protestante beauceronne de sa mère ». Son père Léon, s’est émancipé du judaïsme jusqu’à en sortir, se mariant au temple protestant en 1903 et optant pour l’enterrement civil en 1945. Journaliste, puis rédacteur en chef, il anima pendant 41 ans le journal radical d’Orléans, pilier de toutes les campagnes électorales des radicaux du Loiret. La famille de sa mère est protestante, républicaine et radicale.

Un écolier pénétré de la culture de guerre

Jean Zay est un bon exemple de la méritocratie républicaine. Il est aussi « un petit patriote bien représentatif de ces écoliers de l’arrière entre 1914 et 1918, d’autant mieux pénétrés de la culture de guerre que leurs pères sont au front ». Élève d’une école primaire d’Orléans jusqu’à son certificat d’études en 1916, lycéen boursier dans la même ville « il y a intériorisé une culture de guerre patriotique comme le montre à la fois sa production scolaire prise dans un enseignement de guerre et ses journaux rédigés pendant la guerre ». En effet, cet enfant rédige trois journaux de guerre successifs sur ses cahiers d’écolier, dont l’originalité est d’être composés comme de véritables journaux avec éditoriaux, publicités, annonces judiciaires, cartes du front, feuilletons, faits divers etc. L’auteur en étudie le contenu, « la récolte historique est dense, et nous donne à hauteur d’enfant ce que fut le consentement des civils à la guerre alors qu’elle touche à sa fin » ; ces cahiers expriment en effet en permanence la haine des « boches ».

Jeune, radical et pacifiste

Après des études de droit à Paris, Jean Zay devient avocat en 1928 au Barreau d’Orléans. C’est avec la campagne électorale de 1924, alors qu’il n’a pas encore l’âge de voter, qu’il commence à intervenir dans les réunions publiques. Analysant le contenu des nombreuses conférences qu’il prononce en France et à l’étranger, des dizaines d’éditoriaux qu’il signe dans Le Progrès du Loiret (journal radical d’Orléans) et des articles qu’il rédige pour des revues littéraires, O. Loubes décrit l’évolution politique et idéologique de Jean Zay.

Jean Zay anime dans le Loiret les Jeunesses laïques et républicaines, qui rejettent avec vigueur la figure d’une France « gouvernée par des vieux », qui ont envoyé toute une génération se faire massacrer sur les champs de bataille. « C’est ce rejet des vieux et de la guerre qui conditionne un de ses textes les plus controversés, « Le Drapeau », dont l’histoire est à la fois rocambolesque- vrai-faux pastiche de Gustave Hervé ?, oublié dans un livre puis vendu à la presse d’extrême droite dans les années 1930 par un vrai-faux ami…-et dramatique car « Le Drapeau » et les campagnes de haine qui ont accompagné sa redécouverte sont très largement à l’origine de son assassinat en 1944 ». Jean Zay partage alors très largement la culture de rejet de la guerre dans laquelle baignent alors, ceux qui furent écoliers pendant le conflit et que Jean-François Sirinelli a regroupés sous l’appellation «Génération de 1905».

Du pacifisme à l’antifascisme

Jean Zay est inscrit au parti radical depuis sa majorité en 1925, initié à la franc-maçonnerie, admis à la Ligue des droits de l’homme, et inscrit aux Jeunesses laïques et républicaines. C’est d’ailleurs cette organisation, dont il crée une section orléanaise, qui est le premier support de son ancrage local. L’arrivée de Hitler au pouvoir lui fait prendre conscience en politique étrangère des dangers du nazisme, les événements du 6 février 1934 l’amènent à réfléchir sur la fragilité de la démocratie républicaine en France. « Cette double prise de conscience le conduit à donner progressivement la priorité au combat antifasciste ». Son antifascisme l’éloigne alors du pacifisme et son analyse des solutions économiques à la crise l’éloigne du libéralisme des radicaux pour le rapprocher du dirigisme des socialistes. Il est alors membre, avec Pierre Mendès France et Pierre Cot d’un groupe qu’il est plus convenable d’appeler « Jeunes radicaux » que « Jeunes Turcs », car plusieurs membres de ce dernier groupe ont quitté le parti radical et ne sont pas partisans de l’union des gauches. Jean Zay est leur porte-parole habituel, notamment à l’Assemblée nationale et dans les congrès, jusqu’à incarner ce groupe oppositionnel et bientôt la stratégie du Front populaire au sein du parti radical.

Il parvient à une stature de leader national au congrès radical de 1935. Rapporteur pour la politique générale, il incarne dans son parti la ligne qu’il fait triompher avec Édouard Daladier, celle du Front populaire. Il défend l’intervention de l’État dans l’économie, la nationalisation du commerce des armes, le contrôle de la Banque de France, le renforcement du pouvoir exécutif, une loi sur la presse. Parce qu’il représente la jeunesse de l’aile gauche montante du parti radical, Maurice Sarraut le fait entrer dans son gouvernement en janvier 1936 afin d’équilibrer son cabinet ministériel, dans le même esprit Léon Blum l’intègre lui aussi dans son gouvernement de Front populaire en mai 1936. Il a 32 ans.

Le Jules Ferry du Front populaire

« De même que Pierre Rosanvallon identifie un moment Guizot ou s’invente la France moderne dans les années 1830, de même qu’à Jules Ferry correspond bien une période remarquable de construction de l’État républicain dans les années 1880, on peut accorder à Jean Zay, pour son rôle dans la refondation de la République par la démocratisation de l’école, une place comparable dans les années 1930. »

Jean Zay est ministre 40 mois sous cinq gouvernements, de juin 1936 septembre 1939. A son apogée, en 1937, il a sous sa responsabilité les domaines de l’Éducation nationale (nouveau nom donné à l’ancien ministère de l’Instruction publique), des Beaux-Arts, de la Recherche, des Sports et des Loisirs, dans un grand ministère avec deux ou trois sous-secrétaires d’État. Son oeuvre législative est en apparence extrêmement limitée : une seule loi, la prolongation d’un an de la scolarité obligatoire de 13 à 14 ans ! Son oeuvre réelle est bien plus importante : « il installe de façon pionnière le projet de démocratisation au coeur des politiques éducatives et culturelles ». On peut en effet attribuer à Jean Zay la grande réforme de l’enseignement fixant, à partir de 1936, les premières bases de la démocratisation du secondaire, la création du CNRS, du Musée de l’homme, du festival de Cannes, de l’ENA, et la mise en oeuvre des congés payés avec des collaborateurs comme Jean Cassou, Léo Lagrange ou Irène Joliot-Curie. « C’est bien à Jean Zay que l’on doit la mise en place des fondements de notre organisation scolaire et des principes démocratiques qui vont guider l’action de l’État dans les domaines scolaire, sportif, artistique et scientifique jusqu’à nos jours. » Si aucune grande loi ne semble être à l’origine de cette oeuvre c’est parce que le ministre, pour surmonter les blocages corporatifs et législatifs, a procédé par décrets, arrêtés et circulaires, et aussi par ce qu’il a eu recours à une démarche systématique d’expérimentations, qui étaient évaluées avant d’être élargies à tout le pays.

« Je vous Zay »

C’est dans L’École des cadavres (1938) que Louis-Ferdinand Céline transforme un nom propre en verbe de haine. Dans les années 1930, Jean Zay partage avec Léon Blum et Georges Mandel la particularité de concentrer sur lui toutes les haines de l’extrême droite. « Quand on connaît la composition des « quatre états confédérés »-les protestants, les juifs, les francs-maçons et les métèques-qui font l’Anti-France pour les maurrassiens, on comprend mieux pourquoi Jean Zay suscite la haine tant sa figure permet la coagulation des idées antirépublicaines. Antisémitisme, antiprotestantisme, antimaçonnisme, antiparlementarisme, antirépublicanisme, il réunit en effet toutes les facettes des détestations de l’extrême droite. »

Le procès de Jean Zay en octobre 1940, à la suite du piège du Massilia, fut celui de la défaite, de la République et du Front populaire bien avant le procès de Riom. Néanmoins ce procès est peu connu et son histoire est récente. Le 4 octobre 1940, après cinq minutes de délibération, le tribunal militaire de Clermont-Ferrand condamne Jean Zay aux peines de déportation et de dégradation sous le motif de « désertion en présence de l’ennemi ». Il est le premier procès politique accompli par le régime de Vichy en 1940, après le procès par contumace du Général de Gaulle et le procès de Georges Mandel qui débouche sur un non-lieu, transformé en détention. La « justice » militaire est ici une « justice » politique de répression qui mêle la revanche contre le Front populaire et la haine antisémite, le lien entre juif et antipatriote étant fondamental dans ce procès du « déserteur en présence de l’ennemi ». Il s’agit pour Vichy de montrer que les responsables de la défaite sans les ennemis intérieurs, identifiés depuis longtemps comme étrangers à la « vraie France », et Jean Zay en est l’archétype.

Jean Zay passe ensuite presque quatre années dans une cellule de la prison de Riom. Son régime de détention, liée à sa condamnation à la déportation, équivalait à un régime de semi-liberté. Sa famille le rejoint à Riom, en mai 1941. Son épouse et lui s’efforcent de maintenir à leurs deux petites filles une existence normale. Il organise ses journées autour de sa vie familiale, du moins quand son régime est respecté, et de ses activités d’écriture. Il écrit énormément : plaidoyer du procès de 1940, courrier administratif, correspondance familiale et amicale, carnets journaliers, notes de lecture, de réflexion, composition de mots croisés, de romans policiers, d’une vingtaine de contes, enfin de son ouvrage Souvenirs et solitude, sorti clandestinement dans le landau de la plus jeune de ses deux filles, et publié en 1945.

Jean Zay a résisté : il a participé aux comptes rendus du procès de Riom, qui ont transité par sa cellule avant d’être imprimés sur les presses de La Montagne, il a aussi été en contact avec l’organisation de résistance OCM (Organisation civile et militaire) et travaillé aux plans futurs de l’Éducation nationale.

Histoire d’une mémoire républicaine

Le 20 juin 1944, trois miliciens se présentent à la prison de Riom avec un ordre de transfert du prisonnier Jean Zay pour la prison de Melun. On lui refuse le droit de rencontrer son épouse et ses filles, et la voiture démarre. Quelques kilomètres plus loin, elle s’arrête et les miliciens, qui se font passer pour des résistants le conduisant au maquis, demandent à Jean Zay de descendre et d’emprunter un petit chemin forestier. Après quelques centaines de mètres, ils l’assassinent et jettent son corps dans un ravin. La Milice ayant agi de son propre chef, il faudra que Pierre Laval mène sa propre enquête, à la demande de Mme Zay, pour que la vérité soit lentement connue. Mais il faudra attendre 1948, l’arrestation et les aveux du milicien assassin, pour que le corps de Jean Zay, qui avait été découvert par des chasseurs en 1946, soit identifié.

Durant les 10 années qui suivent la Libération, la première strate de la mémoire de Jean Zay se met en place. Il est alors considéré comme un résistant « isolé », « assassiné par les ennemis de la patrie », ou « de la France », ou encore par « les complices de l’ennemi ». Mme Zay obtient réparation matérielle et morale, mais sa demande que soit lue une lettre au procès du maréchal Pétain afin de reconnaître la responsabilité de Pétain dans le sort de son mari, est rejetée par la Cour de justice. En 1948, l’assassin défendu par Me Floriot sauve sa tête, dans un contexte favorable d’amnistie pour les faits de collaboration.

Dans les 30 années suivantes Jean Zay est célébré en martyr de l’école publique et de la République laïque. C’est la Ligue de l’enseignement et le syndicalisme enseignant qui portent sa mémoire et contribuent, avec les Amis de Jean Zay, à la commémoration de son action, puissamment ancrée à gauche. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, vécue comme un écho du Front populaire, revivifie la mémoire de Jean Zay.

Un nouvel âge mémoriel s’est alors ouvert, celui dans lequel nous sommes encore en 2012, qui coïncide avec l’essor de véritables travaux historiques sur Jean Zay. La montée du Front National conditionne désormais les discours commémoratifs, tandis que se développe le « syndrome de Vichy ». « Le martyre de Jean Zay se fait miroir des affrontements franco-français séparant les fourriers du totalitarisme des combattants de la démocratie. » Jamais son nom n’a été aussi présent dans l’actualité de notre pays.

Sa place dans les hommages, les parrainages, n’a jamais été aussi forte. Même s’il reste une figure de gauche, un véritable consensus politique se fait alors autour de lui, car, avec lui, on assiste à la redécouverte « des grands réformateurs radicaux-socialistes, ces réformateurs d’Etat, profondément républicains, qui conjuguent le souci d’égalité sociale avec celui des libertés publiques ». Cette redécouverte correspond selon l’auteur, à la recherche actuelle de modèles politiques d’action face aux crises d’adaptation de la société et de l’économie.

© Joël Drogland