Gerd Krumeich est professeur émérite de l’université Heinrich Heine de Dusseldorf. Il s’est spécialisé à la fois sur la Première Guerre mondiale et sur Jeanne d’Arc. Il a publié en France Jeanne d’Arc en vérité (Tallandier) et Le Feu aux poudres. Pierre Nora fait la préface de son ouvrage Jeanne d’Arc à travers l’Histoire (Belin, une réédition de 1993), dans lequel il présente l’historien comme le « Grand Gerd », signe d’un intérêt tout particulier porté à Jeanne d’Arc. Dans cet ouvrage, G. Krumeich propose une histoire de l’image de Jeanne d’Arc du XVe siècle au régime de Vichy et découpe son livre en six chapitres.

Tradition, Révolution, Restauration
L’historien montre à quel point il est difficile de raconter l’histoire de Jeanne d’Arc sans prendre position quand il confronte les encyclopédies modernes et historiques. Cette position oscille entre scepticisme, foi ou ironie. Il note que les historiens du XIXe siècle s’appuient sur une certaine tradition à laquelle ils cherchent à échapper ou à surpasser. L’histoire de Jeanne, à travers les siècles, est abordée mais elle est souvent erronée (ex. Jeroom Vercruysse). Les écrits de l’époque de Jeanne d’Arc ont influencé les siècles suivants en fournissant les principaux thèmes de recherche et d’appropriation publique de Jeanne d’Arc au XIXe siècle. Dès cette époque, les contemporains apportent deux traditions : l’une sur Jeanne comme envoyée de Dieu (Jean Chartier) et l’autre comme complice du Diable et jouet de Satan (dans Le Bourgeois de Paris). Les écrits d’Enguerrand de Monstrelet montre une image négative de Jeanne qui perdure jusqu’au XVIIIe siècle. Les Recherches de la France d’Etienne Pasquier contiennent la présentation la plus célèbre et la plus riche de Jeanne au XVIe siècle : celle de l’envoyée de Dieu. Au XVIIe siècle, une version royaliste de l’histoire de Jeanne d’Arc est véhiculée par Mézeray. Pendant les Lumières, les critiques se polarisent sur l’imposture clérico-royaliste. Voltaire disait d’elle qu’elle était idiote et tournait en dérision sa virginité. Au XIXe siècle, Michelet et Quicherat défendent l’idée que la Révolution avait permis à l’histoire de la simple bergère d’évoluer et de prendre une nouvelle ampleur tandis que les milieux catholiques montraient que l’iconoclasme révolutionnaire avait atteint aussi Jeanne d’Arc. Au final, elle a été épargnée par rapport aux autres figures catholiques. Par la suite, la Restauration mène une campagne de récupération politique et pédagogique de Jeanne d’Arc.Le renouveau historiographique
Au XIXe siècle, l’historien G. Krumeich constate un renouveau historiographique à partir de certains ouvrages, notamment celui de L’Averdy. Le courant « romantique » apporte une nouvelle sensibilité à cette tradition. Ce renouveau de conscience ne va pas de pair, toujours, avec la science historique et à l’époque, il est parfois difficile de sortir de la littérature « romantico »-historisante. Dans ce moment d’intensité émotionnelle et politique, Jeanne d’Arc renaît, notamment dans le Génie du Christianisme de Chateaubriand. Dans l’Histoire des Français de Sismondi paru en 1831, Jeanne d’Arc apparaît différente : elle est l’incarnation du peuple et préfigure la Jeanne d’Arc de Michelet. L’historien G. Krumeich détaille aussi les thèses de Barante, de Lavallée.

La maturation
Aucun autre écrivain et historien n’a joué un rôle aussi déterminant dans la popularisation et le développement de l’image de Jeanne d’Arc au XIXe siècle que Michelet. Il est au cœur de la réforme historiographique et fait la synthèse de tout ce que la nouvelle école des chercheurs français avait postulé et apporté. L’apport de Michelet est d’être arrivé à créer une image de Jeanne qui résiste à la bipolarisation des « Deux France ». Pour lui, dès 1834, Jeanne d’Arc est le premier personnage à avoir donné une expression cohérente au sentiment national naissant des Français. Quicherat, quant à lui, édite les actes du procès de Jeanne d’Arc ainsi que d’autres sources. Une nouvelle image de Jeanne est donc perceptible. Pour Quicherat, Michelet popularise la « véritable » image de Jeanne. Avec Henri Martin, G. Krumeich montre qu’entre les années 1830 et les années 1860, l’image de Jeanne passe d’une image stéréotypée à celui de figure identificatoire haute en couleur.

La réappropriation de Jeanne d’Arc par les catholiques

L’historien note une continuité dans le culte voué à Jeanne d’Arc par l’Eglise catholique depuis le XVe siècle. Certains thèmes reviennent tels que ceux de la « providence », de l’ « Etat-Roi-Patrie ». La Restauration, elle, réactive les panégyriques. Il détaille l’image de Jeanne dans quelques ouvrages : par exemple, pour Görres, l’histoire de Jeanne est parcourue par le souffle de Dieu ; dans celle de Monseigneur Dupanloup, elle sauve la France de la ruine et devrait être canonisée.

Jeanne d’Arc dans la querelle des « deux France » jusqu’à la Première Guerre mondiale
La défaite française de 1870 confirme et accentue la vénération de Jeanne d’Arc : Domrémy devient « Domrémy-la-Pucelle », un lieu de culte ou de pèlerinage. Ce phénomène est à nuancer car les entrées dans la maison natale de Jeanne stagnent voire diminuent suivant les périodes. Les années 1878-1879 sont des années importantes pour le culte de Jeanne d’Arc car les Républicains récupèrent son image et l’exploitent. Elle devient « la fille du peuple, trahie par son roi et brûlée par l’Eglise ». Joseph Fabre, en 1883, propose une journée de commémoration, le 30 mai. Fruit de la bipolarisation de l’image de Jeanne, cette proposition essaie de concilier les « Deux France ». Devenu sénateur en 1884, il tente d’introduire une fête de Jeanne d’Arc mais le contexte intérieur ne le permet pas entre 1884 et 1894. Il faut attendre 1912 pour avoir une nouvelle proposition de fête nationale pour Jeanne d’Arc. Une fois de plus, la proposition est enterrée.

La Première Guerre mondiale et l’après-guerre
Avant la Première Guerre mondiale, la polémique autour de Jeanne d’Arc prit un caractère de plus en plus stéréotypé entre les « Deux France ». La guerre a confirmé la fixation voire de la fossilisation du culte de Jeanne d’Arc, affirmée auparavant tant chez les catholiques que chez les républicains, socialistes. La première fête après la guerre est célébrée le 18 mai 1919. L’enthousiasme de cette fête disparaît en 1920 avec une nouvelle appropriation. Cette année se produit un double événement : la canonisation et l’instauration d’un jour de fête nationale en l’honneur de Jeanne.

Le régime de Vichy et l’après-guerre
L’historien évoque un sombre chapitre de l’histoire de France : celui du régime de Vichy. Celui-ci continue à célébrer le culte de Jeanne d’Arc dont les cérémonies se font en toute discrétion. Le régime tente à plusieurs reprises d’orienter son culte vers son idéologie et Jeanne devient un objet de propagande pour Pétain. Elle est la « Sainte de la défense nationale ».

Une excellente synthèse sur le sujet, richement documentée et très agréable à lire.