Avec ce Roman des damnés, qui paraît ici dans sa version de poche, Eric Branca, journaliste et historien, offre un éclairage nouveau et troublant sur le destin des nazis qui ont échappé à la justice de Nuremberg pour poursuivre des carrières prestigieuses dans l’après-guerre. Cet ouvrage explore les parcours de personnages tel que Walter Schellenberg, principal collaborateur d’Heydrich puis d’Himmler, cité à Nuremberg comme simple “témoin”, alors qu’il jeta les bases de la Shoah par balles en Union soviétique. C’est aussi Rudolf Diels, le premier chef de la Gestapo (1933-34), qui se transforma en chasseur de communistes pour le compte de l’armée américaine !
Ces figures qui, malgré leur participation active aux crimes du régime hitlérien, ont réussi à s’intégrer dans les structures politiques, économiques et militaires des vainqueurs. En retraçant ces vies marquées par des réinventions spectaculaires, Eric Branca dresse une galerie de portraits fascinante et dérangeante, où se croisent opportunisme, compromission et mémoire tronquée en tirant profit de l’après-guerre pour entamer une « seconde carrière » dans l’ombre des démocraties occidentales, interrogeant ainsi notre rapport complexe à l’histoire et à la justice.
Le roman des damnés d’Eric Branca est une lecture saisissante qui révèle les dessous peu reluisants de la politique d’après-guerre, avec une documentation rigoureuse et une approche critique. En confrontant les sources et les études historiques, Eric Branca incite à réfléchir sur les dilemmes moraux auxquels les vainqueurs ont dû faire face. Ce livre est indispensable pour qui s’intéresse aux zones grises de l’histoire contemporaine, là où pragmatisme et morale s’affrontent.
Des experts au service du Troisième Reich et de l’après-guerre
Certains responsables nazis ont mis leur expertise technique ou militaire au service de l’effort de guerre du Troisième Reich, pour ensuite se redéfinir comme technocrates indispensables aux puissances de l’après-guerre. Albert Speer, ministre de l’Armement, et Werner von Braun, pionnier des missiles V2, illustrent cette catégorie. Speer, par sa capacité à gérer la production d’armements, a déployé un immense réseau de travailleurs forcés. Son image de technicien « apolitique » et son habileté à se présenter comme un « repenti » lui permettent d’éviter une peine capitale à Nuremberg. Von Braun, quant à lui, tire profit de ses compétences balistiques pour rejoindre la NASA, contribuant ainsi à l’avancée spatiale des États-Unis. Pour ces techniciens, Eric Branca souligne combien la compétence a pris le pas sur l’éthique, tant leurs connaissances étaient recherchées.
Les maîtres du renseignement : alliés ou ennemis selon les circonstances
Eric Branca consacre une part importante de son analyse aux chefs du renseignement nazi qui, grâce à leurs connexions et à leur expertise, deviennent des pions précieux pour les forces alliées dans le contexte de la guerre froide. Reinhard Gehlen, ancien chef du renseignement militaire sur le front de l’Est, devient un acteur stratégique pour les États-Unis, jetant les bases des futurs services secrets ouest-allemands. Walter Schellenberg, chef du renseignement SS, parvient également à se positionner comme un atout pour les Alliés, usant de sa connaissance approfondie de ses réseaux pour se rendre indispensable. Ces hommes, pour lesquels la fidélité idéologique n’était parfois qu’un outil de carrière, s’adaptent aux circonstances avec une habileté que Eric Branca juge glaçante.
Les politiciens « réhabilités » : compromis et dilemmes de la reconstruction
Parmi les nazis qui trouvent un second souffle après la guerre, plusieurs s’illustrent dans des carrières politiques ou administratives en Allemagne de l’Ouest et au-delà. Rudolf Diels, premier chef de la Gestapo, est un exemple de cette réintégration dans les nouvelles structures de la République fédérale. De même, Kurt Georg Kiesinger, ancien membre du NSDAP devenu chancelier d’Allemagne de l’Ouest, représente ces politiciens dont le passé est éclipsé par le pragmatisme politique. Eric Branca souligne ici les paradoxes de la reconstruction allemande, qui, dans un besoin de stabilité et de compétence, a permis à des anciens dignitaires nazis de retrouver des rôles influents.
Des parcours d’après-guerre à l’international
Certains membres de l’ancien appareil nazi se reconvertissent dans des parcours internationaux, continuant d’exercer une influence par-delà les frontières, souvent dans l’ombre. Otto Skorzeny, célèbre pour ses opérations spectaculaires comme la libération de Mussolini, devient après-guerre un mercenaire international, naviguant entre idéologie et opportunisme pur. Hanna Reitsch, célèbre aviatrice du régime nazi, continue de voler après la guerre dans des compétitions internationales. Cependant, en raison de son passé et de son absence de regrets publics quant à ses activités sous le Troisième Reich, elle demeure une figure controversée.
Instrumentalisation et retournement idéologique : le paradoxe de la propagande
Enfin, Eric Branca s’intéresse à ceux qui se retournent contre leur propre camp pour des raisons opportunistes ou idéologiques. Friedrich Paulus, ancien général capturé par les Soviétiques, devient une figure de propagande pour l’URSS, diffusant des messages anti-nazis en Europe. Ce retournement idéologique, que Eric Branca décrit comme paradoxal, illustre l’opportunisme extrême de certains acteurs, prêts à toutes les alliances pour sauver leur peau ou donner un nouveau sens à leur carrière.
Dans Le roman des damnés, Eric Branca nous confronte aux contradictions de l’après-guerre, où l’on voit d’anciens nazis réintégrés, célébrés ou simplement « utilisés » par les puissances victorieuses. Ces choix éthiquement discutables révèlent la complexité des logiques de l’époque : entre la mémoire des crimes et les impératifs politiques, économiques et stratégiques, beaucoup d’entre eux ont été réhabilités.