Lors de sa visite du plateau de l’Obersalzberg, Thierry Lentz a été surpris de constater la foule présente pour visiter un endroit censé avoir été rasé. Suite à des recherches sur le sujet, il s’est rendu compte que la bibliographie existante ne donnait que très peu de détails sur cette quasi-capitale du IIIe Reich, ce très haut lieu du pouvoir nazi. Faire son histoire, c’est faire l’histoire du régime nazi.
Les débuts au « Berghof »
Les premiers chapitres sont consacrés à l’installation d’Hitler au début des années 1920 au « Berghof » et à la description du plateau de l’Obersalzberg, en Haute-Bavière. Au départ, le cadre paraît presque idyllique, Thierry Lentz décrivant une bulle de nature, agrémentée de paysages de montagne grandioses, de chalets pittoresques, de pensions… Les habitants, dans un premier temps, profitent de la présence d’Hitler pour attirer des touristes et renforcer l’économie locale. Cette attractivité du plateau se renforce au fur et à mesure qu’Hitler progresse dans la course aux élections, parallèlement à un renforcement de l’emprise des nazis sur ce lieu. Petit à petit, ils achètent des bâtiments, installent des hommes, contrôlent le tourisme et réglementent l’accès au plateau.
La description de l’installation et du quotidien d’Hitler est choquante par sa simplicité et sa banalité. Un chapitre sur ses chiens est très révélateur : Hitler avait une affection particulière pour eux, et notamment Burly, une femelle scottish-terrier. Contrairement aux bergers allemands représentatifs de l’idéal de puissance et de fidélité entretenu par le Reich, cette chienne est restée dans l’ombre, menant par le bout du nez son maître qui, aux dires de ses proches, lui laissait tout faire.
Une citation de Serge Lentz, mise en exergue au début du chapitre 1, est parlante quant au paradoxe que constitue Hitler : « Il est toujours agréable de voir que Dieu prend un malin plaisir à contrarier l’orgueil des puissants. Rien ne réchauffe le cœur comme le spectacle d’un roi, qui ne parvient pas à se faire obéir de son chien » (Vladimir RoubaIev ou les Provinces de l’irréel, 1985). D’autres chapitres permettent de suivre ce quotidien, à la fois banal et terrible, montrant les dîners organisés par Hitler, ses relations avec les femmes qui ont partagé sa vie, avec ses domestiques, sa passion pour la marche, ses plaisanteries laborieuses, ses habitudes alimentaires… donnant un visage presque humain au « diable sur la montagne ». Les nombreuses anecdotes et les témoignages à ce sujet permettent de retracer cette époque de manière détaillée, sortant de la Grande Histoire pour suivre la petite histoire du Führer.
Le tournant
A mesure qu’Hitler renforce son emprise sur la société allemande, un véritable tournant s’opère sur le plateau de l’Obersalzberg. C’est Martin Bormann qui est à l’origine de ce tournant. Profitant du voyage de Rudolf Hess en Angleterre, en mai 1941 pour négocier la paix, Bormann parvient à se rendre indispensable à Hitler, jusqu’à se hisser à la fonction de secrétaire particulier du führer. Il achète des propriétés, supervise la construction de nouveaux bâtiments et l’installation de nazis, puis exproprie des populations qui vivaient sur le plateau depuis leur enfance. Le « Berghof » et ses alentours deviennent une véritable forteresse nazie, construite autour de la personnalité d’Hitler. Le plateau de l’Obersalzberg a également servi de « laboratoire » aux persécutions contre les Juifs, avec une volonté d’en faire un espace « judenfrei », soit « sans juif ». Thierry Lentz a judicieusement utilisé l’exemple du chimiste et pharmacologue Arthur Eichengruen pour montrer les mécanismes de cette politique « judenfrei », avant et après la mise en place d’une législation antisémite.
Une des forces de cet ouvrage est la focalisation sur les membres de l’entourage d’Hitler et leurs témoignages. L’ascension de Bormann est particulièrement intéressante car elle montre l’influence de ses proches sur Hitler, bien que jamais il ne leur laissa une once de son pouvoir, Bormann allant jusqu’à anticiper les envies d’Hitler, les interpréter et les amplifier jusqu’à l’extrême. Par exemple, pour les 50 ans du Führer, Bormann a lancé un immense chantier sur le plateau, afin de lui offrir le « nid d’aigle ». Cet immense chantier a coûté des millions, a fait intervenir un nombre incalculable d’ouvriers et a nécessité une importante logistique. Ce projet est représentatif de la démesure du Reich, avec la construction de routes, d’un ascenseur à flanc de montagne et de cette absurde structure… qui ne plut même pas à Hitler.
Les relations entre les proches du führer montrent la profonde animosité qu’ils entretenaient entre eux et leur concurrence.
Une petite capitale
Après son accession au pouvoir, Hitler s’est rapidement détaché de son cabinet de travail officiel et de la routine gouvernementale, laissant à ses ministres le soin de transformer ses vues « en paperasses », selon ses propres termes. Si l’autorité suprême s’incarne dans la personne d’Hitler, il n’y a pas centralisation de l’administration entre ses mains. Pour Th. Lentz, Hitler était tenu autant que possible loin des tâches administratives désagréables, incarnant un chef placé littéralement au-dessus de la mêlée. A la fin de la guerre, le Reich était concrètement dirigé par la « bande des quatre », d’après l’expression de P. Longerich, composée de Bormann, Goebbels, Himmler et Speer. En effet, Hitler gouverne le Reich à sa façon, sans trop s’impliquer dans ses affaires.
Les opposants d’Hitler parlent du « dictateur du Berghof », ce lieu étant clairement identifié comme sa résidence sous le IIIe Reich et comme l’endroit d’où il pilote la politique nazie. Les photos du Berghof ne permettent pas de se rendre compte de cet environnement de chef d’Etat. Il y a reçu énormément de personnes, que ce soit des dignitaires étrangers, des personnalités nazies, des artistes, notamment la mère de Romy Scheider, y a organisé des soirées, des séances de cinéma…
Au travers des multiples anecdotes, Thierry Lentz nous fait découvrir plusieurs facettes peu connues de la personnalité d’Hitler : l’architecte, le décorateur d’intérieur, l’organisateur de soirées, le partenaire d’Eva Braun, le parrain d’enfants nazis, l’amateur de films Disney, le capricieux, l’amoureux des chiens… parallèlement à l’avancée de l’histoire du régime nazi. Hitler est obsédé par le végétarisme, ayant en horreur l’alcool et plus encore la cigarette. J’ai apprécié de mieux connaître également son couple avec Eva Braun, très dévouée à son homme, tout en étant d’une frivolité terrifiante, compte-tenu du contexte. L’auteur dépeint les petites habitudes de ce couple de l’épouvante, et les rares instants d’intimité qu’Hitler s’autorise avec sa compagne au Berghof. Quand le Führer est absent, l’atmosphère change du tout au tout. Eva Braun y invite ses copines pour des fêtes décontractées, pendant que l’Europe se consume.
La fin du Berghof est décrite au travers de plusieurs opérations militaires des Alliés, comme l’Opération Foxley, les attentats ratés contre la personne d’Hitler, le raid du Bomber Command…On y suit la chute du régime, les prises de conscience tardives d’Hitler face à une défaite qui se précise, les tentatives de ses proches pour l’éviter, et l’arrivée des alliés.
Pour conclure
Un des grands points forts de cet ouvrage est l’humour, omniprésent, qui dédramatise cette sombre période, tout en rendant la lecture très agréable. Je n’ai pas eu l’impression de lire un livre d’histoire mais presque un roman, tant l’écriture est fluide. Les multiples anecdotes et les très nombreux détails permettent de dresser un portrait d’Hitler tout en paradoxes, entre banalité et monstruosité. L’approche par le lieu, par les personnalités qui entourent Hitler et des thématiques variées, comme ses « amours », ses chiens, ses relations… rend le livre très attrayant, mais également très instructif, montrant l’évolution de l’emprise d’Hitler sur la société allemande et de sa politique, depuis ses débuts jusqu’à sa chute. Un excellent ouvrage sur un pan largement méconnu de l’histoire nazie.