Le sous-titre du Dieu vert porte une date : 1475. Il indique le problème auxquels les héros vont être confrontés tout au long des cinquante-six pages de l’aventure : « l’or de l’empire du Mali attise toutes les convoitises ». L’illustration de la couverture montre un cavalier sur un chameau qui avance dans un paysage désertique : elle rappelle les gravures de l’époque coloniale, flattant la curiosité européenne pour les choses de l’Orient. En attendant, ce sont ces trois éléments — la date, la problématique, l’illustration — qui viennent attiser la nôtre. Car si on regarde de plus le cavalier, on voit qu’il porte une armure — en plein soleil saharien, cela ne laisse pas d’intriguer. Il a également un petit écu blanc, orné d’un aigle noir aux ailes déployées. Un cavalier venu d’Occident…

On connaît le principe de la série Jour J : en partant d’élément factuels ou de personnages réels, les auteurs tirent la ficelle de l’Histoire pour l’envisager autrement. Que se serait-il passé si… ? On a ainsi un beau jeu d’hypothèses qui se déploie alors. Au lecteur de juger si cela est plausible ou pas. Cependant, la crédibilité de ces reconsidérations tient à la documentation accumulée par les auteurs. Des éléments solides sont utilisés dans ce volume n° 37, qui fait suite au vingt-sixième album, « La Ballade des pendus ». Une partie de la péninsule ibérique est toujours sous domination musulmane. On voit que des relations se sont tissées entre les chrétiens et leurs adversaires, notamment commerciales. L’Église joue un rôle important dans les opérations de conquête de la péninsule, et qu’elle est en proie à des difficultés avec les souverains occidentaux. Etc. Des personnages sont convoqués : Jeanne d’Arc, Charles de Bourgogne, Isabelle la Catholique…

Jeanne est alors mercenaire : condottiere, pour reprendre l’appellation qu’elle utilise. Elle est accompagnée d’une Malienne, Innana. À cette époque, les ravages de la peste ont désorganisé les chrétiens : Grenade qui pouvait être prise aux musulmanes ne le sera pas. En revanche, l’empire malien est à la manœuvre, grâce à l’or tiré de ses mines, alors que celles de l’Europe sont épuisées. Cela amène des bouleversements géostratégiques, qui conduisent à une redistribution des cartes politiques mais aussi religieuses. Sans dévoiler quoi que ce soit, la papauté connaît de très sérieuses difficultés, et le « dieu vert » n’y est pas pour rien…

Là dessus viennent se greffer les premiers développements de ce qu’on appelle les Grandes Découvertes, sans oublier l’expédition de l’amiral Zhen He. L’Afrique se retrouve ainsi au cœur d’un monde qui s’élargit subitement, et on pressent que ces données changent profondément la place qu’elle occupera par la suite. C’est certainement le point le plus intéressant du récit, et il nous tarde d’en connaître la suite. Au milieu de ces enjeux, Jeanne et Innana apparaissent écrasées par ce qui se déroule, ce qui contraste avec leur activité guerrière impressionnante et leur caractère invincible. On pourrait alors estimer que l’album a raté son objectif, puisque les personnages principaux semblent en réalité bien secondaires. A contrario, ils donnent la mesure de ce qui se passe : c’est par eux que l’on perçoit des éléments qui prennent peu à peu une importance de plus en plus grande, et qui finissent par les dépasser complètement. La stratégie des auteurs est ici à saluer. Ainsi, on peut lire l’album à plusieurs niveaux : suivre les tribulations de deux guerrières, face aux pouvoirs des hommes — la gent masculine, s’entend — ; suivre les modifications dans les relations internationales qui sont en train de se faire. Le tout est servi par un dessin propre et net — même si, dans la confusion des luttes, on perd Innana à un moment donné.

Mais on peut aussi — la chose n’est absolument pas interdite, fort heureusement — se laisser porter par l’histoire qui est racontée, et se prendre à rêver que ce qui nous est dit aurait pu se passer. C’est la part du rêve qui est attachée au genre littéraire de l’utopie (ou de la dystopie, selon l’issue), et il faut la préserver.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes