Une étude solide qui rappelle la dimension internationale des contestations des « années 1968 », souligne les liens entre les acteurs qui s’affirmaient « révolutionnaires » et n’est pas européo-centrée. En effet, contestations du vieux monde et espoirs de révolution ont circulé tout autour du monde dans les « années 1968 ». De La Havane à l’Amérique du sud, de Berlin à Prague et à Paris, d’Alger à l’ensemble du continent africain, une partie de la jeunesse se rebelle et trouve des alliés contre les tenants de l’ordre établi.
La revue Monde(s) qui entend « contribuer à l’écriture d’une histoire globale » et concourir à se « départir d’une vision centrée sur l’Occident » propose des numéros thématiques pour analyser les mutations du monde, des mondes et les liens entre ceux-ci. Le numéro de mai 2017 est revenu sur les « années 1968 » en en proposant une exploration internationale, de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique latine et la vieille Europe, avec un regret, cependant, l’absence de contribution sur l’Europe de l’Est. En ces années, le souffle de la révolution semblait circuler d’un continent à l’autre et les emprunts étaient nombreux entre les forces contestataires alors que l’intervention américaine au Viet-Nam soulevait l’indignation dans de nombreux pays. Les auteurs qui dirigent ce numéro entendent réfléchir aux « modalités de passage, de réappropriation et de discussion des projets se réclamant de la révolution au cours de cette période » (p. 11), projets ou modèles qui sont d’ailleurs multiformes. Il ne saurait être question ici de présenter toutes les contributions de cet ouvrage mais plutôt d’en évoquer l’intérêt et la richesse.
Dans une longue introduction, Boris Gobille s’interroge sur la chronologie et le caractère global des mouvements des années 1968. Il souligne les points communs idéologiques, relativement connus, mais insiste sur les « transferts de contestation et les circulations concrètes entre activistes » (p. 20) : voyages militants, organisations internationalistes, passeurs… tout en soulignant que les réappropriations des idées peuvent s’accompagner d’interprétations différenciées voire de contresens… La place importante des contestations de la jeunesse renvoie, bien sûr, à l’accroissement du nombre de scolarisés et d’étudiants cependant, elle s’exprime de manière différente selon les espaces considérés et la nature des régimes des pays. Par ailleurs, si les « historicités des différents espaces connectés sont inextricablement mêlés », elles ne sont pas « alignées ». Enfin, le « Tiers-monde » ne saurait être considéré comme une périphérie mais est un « acteur nodal » des contestations de ces années (p.36) fournissant héros et causes à soutenir.
La dimension internationale apparaît par les espaces étudiés. Deux contributions portent sur l’Afrique. Françoise Blum évoque les passeurs et les transferts des révoltes et des contestations africaines. Les dirigeants de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France qui a été gagnée au marxisme à la fin des années 1950 sont, pour un certain nombre, séduits par la propagande chinoise après la rupture sino-soviétique et contribuent à diffuser les idées maoïstes au Mali, au Sénégal, au Congo… Les circulations se font aussi par des voyages d’étudiants, de syndicalistes ou par le cinéma. Le propos de Burleigh Hendrickson est centré sur la Tunisie et les circulations contestataires entre la France et la Tunisie. Est, entre autres, évoquée la figure de Mustapha Khayati, étudiant, tunisien, situationniste et qui fut un des rédacteurs strasbourgeois de la brochure célèbre De la misère en milieu étudiant. L’Amérique latine donne lieu à deux contributions, une est consacrée à l’influence que la révolution cubaine et ses suites (Organisation latino-américaine de solidarité, guérilla de Che Guevara en Bolivie) exercent auprès d’une partie des militants de gauche de plusieurs pays du continent. L’autre étudie finement la gauche radicale chilienne de ces années (le MIR) et les liens établis par ces militants avec Cuba, liens qui étaient aussi un enjeu de pouvoir interne.
La dimension internationale est aussi le fait des acteurs. Des groupes militants se disaient internationalistes et défendaient une cause au-delà des frontières de leur pays. Ainsi, en France, la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) ou des groupes maoïstes affirmaient leur solidarité avec les Front national de libération vietnamien et condamnaient l’intervention américaine. Les situationnistes, qui mêlaient avant-garde artistique aux influences surréalistes et références au marxisme dans sa tradition conseilliste, ont envisagé leur action sur le plan international. Reste que la réception de leurs œuvres outre-Atlantique ne s’est pas faite pas sans contre-sens. Un article revient sur l’évolution des relations entre la Chine de Mao et les groupes maoïstes européens. Son auteur considère que le revirement de la politique étrangère de Pékin et la recherche de liens avec les États-Unis est perceptible dès l’année 1968.
Les recherches historiques sur les années 1968 sont, elles aussi, internationales. Une vingtaine de pages de cette revue est ainsi consacrée à un débat autour du livre The Third World in the global 1960s de Samantha Christiansen et Zachary A. Scarlett (Berghann books, NY, 2013), non traduit à ma connaissance, recueil d’études axées sur les contestations des « années 1968 » dans plusieurs pays du « Tiers-monde » (Inde, Congo, Indonésie…).
L’intérêt de ce numéro de la revue Monde(s) est d’offrir un regard décentré sur ces années privilégiant les périphéries. Il permet de percevoir le caractère global des contestations mais aussi de comprendre que le régional ou le national travaillent et transforment les modalités et les discours des contestations. Les « circulations révolutionnaires » suivant parfois cependant des voies impénétrables.