La série Jour J de Delcourt est spécialisée dans l’uchronie, c’est-à-dire une réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un évènement du passé. C’est ainsi que dans cette série, les auteurs imaginent les conséquences si les Russes avaient été les premiers à mettre le pied sur la lune ou si l’attentat contre Henri IV par Ravaillac avait échoué (pour ne citer que les tomes les plus récents)

Dans ce tome de Fred Duval et Jean-Pierre Pécau (assistés de Fred Blanchard) pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et Jérome Maffre pour la couleur, les scénaristes imaginent que l’on ait réussi à éviter les attentats du 11 septembre 2001. En fait, ils s’inspirent ici de deux personnages ayant réellement vécu et présentés dans le cahier didactique de 8 pages présent dans cette édition spéciale, à savoir d’un côté John Patrick O’Neill, surnommé le Prince des Ténèbres par ses collègues (à cause de ses costumes noirs et de son acharnement au travail tard la nuit), et de l’autre, Ali Mohamed, qualifié en 1995 par un directeur de la sécurité intérieure américaine d’« homme le plus dangereux du monde ».

Le premier, John Patrick O’Neill, a un destin hors du commun et digne d’un scénario hollywoodien. En effet, cet agent du FBI devient coordonnateur de la lutte antiterroriste en 1995. Il s’intéresse alors aux attentats du World Trade Center de 1993 : alors que le FBI considérait l’affaire classée, il découvre l’existence d’une mystérieuse organisation du nom d’al-Qaïda et de son dirigeant Oussama ben Laden. Il découvre aussi l’existence d’un projet nommé “Bojinka” consistant à détourner plusieurs avions de ligne pour les envoyer sur des cibles importantes. Mais, ses supérieurs ne le croient pas comme ce sera ensuite le cas lors des attentats des tours de Khobar en Arabie saoudite en 1996 et lors de l’attentat contre l’USS Cole au Yémen en 2000 (date à laquelle il est pourtant n°2 du FBI). Fatigué de se battre contre des moulins à vent, il démissionne du FBI et devient chef de la sécurité du World Trade Center le 23 août 2001 : 15 jours plus tard, il mourra dans l’effondrement des tours jumelles lors des attentats du 11 septembre 2001.

Le second, Ali Mohamed (appelé aussi Abou Omar, Al-Amriki) est un agent double d’origine égyptienne digne aussi des meilleurs romans de John Le Carré. Il est d’abord recruté par Ayman al-Zawahiri (émir du Jihad islamique égyptien) pour pénétrer le système de renseignement américain (grâce à son anglais ainsi que son diplôme de Fort Bragg, école des forces spéciales américaines). Et une fois au sein de la CIA, il est recruté par celle-ci pour infiltrer le Hezbollah libanais mais la Compagnie suspend l’opération et le place sur liste noire lorsqu’elle découvre son double jeu. Malgré ça, il revient tranquillement aux USA en 1985 où il est recruté comme simple soldat au sein de l’US Army. Encore une fois, repéré pour ses compétences, il intègre le bureau du Moyen-Orient de Fort Bragg. Mais, en-dehors de ses heures de service, Ali organise des séances d’entraînement pour des musulmans voulant se battre en Afghanistan, créant ainsi la première cellule clandestine d’Al-Qaïda aux Etats-Unis (celle responsable entre autres des attentats du World Trade Center en 1993). En 1989, il quitte les USA pour se rendre au Pakistan où il formera les recrues et les dirigeants d’al-Qaïda (notamment un certain Oussama ben Laden) et il sera chargé en 1992 d’assurer le déménagement d’al Qaïda de l’Afghanistan vers le Soudan via le Pakistan. De retour aux USA, il est convoqué par le FBI à qui il propose ses services qui sont acceptés : il en profite pour créer une ONG lui servant de couverture pour envoyer des fonds aux djihadistes et pour se rendre à Nairobi. C’est suite aux attentats d’al Qaïda contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es Salam le 7 août 1998 que le FBI comprend qu’Ali Mohamed est un agent double. Arrêté à la fin du mois d’août 1998, plaidant coupable pour son implication dans les attentats de Nairobi, il est détenu depuis sans être condamné. Il est depuis soupçonné d’être le concepteur des attentats du 11 septembre sans pour autant n’avoir été jugé pour ça.

Le point de départ de cette bande dessinée uchronique est donc de se demander ce qui se serait passé si O’Neill avait été entendu par la hiérarchie du FBI et si Ali Mohamed avait été démasqué à temps. En réalité, cette édition spéciale est la compilation de 3 tomes publiés en 2017 et intitulés Le prince des ténèbres. Dès les premières pages du premier tome, les scénaristes nous plongent en pleine uchronie : on est en décembre 2004 et John Kerry vient d’être élu président des Etats-Unis en battant Georges Bush Jr. On y apprend aussi que les attentats contre le World Trace Center (les tours jumelles étant visibles en arrière-plan d’une vignette) ont été évités grâce à un certain O’Neill, surnommé le Prince des ténèbres et qu’a bien connu le vice-président des USA, un certain Barack Obama. Grâce à un système de flash-back, on suit alors l’enquête menée par O’Neill et ses deux collaborateurs (les agents Carter et Sullivan) à partir des attentats contre les tours de Khobar en Arabie saoudite en 1996 : l’administration américaine dénonçant l’Iran comme étant le principal commanditaire contrairement aux résultats de l’enquête du prince des ténèbres. Ce dernier va alors interroger en Allemagne un certain Al-Fadl (le fameux Ali Mohamed) qui lui confirme l’existence d’Al Qaïda et d’Oussama ben Laden : il lui confirme aussi son implication dans les attentats des tours de Khobar. Pour confirmer les dires d’Ali Mohamed, il se rend dans une des bases de la CIA où un informateur lui dévoile une pièce entière consacrée aux investigations sur Ben Laden, parlant entre autres d’un plan des “avions”. Mais, malgré ces avancées, l’administration américaine reste sur la piste iranienne. L’attentat raté contre Clinton aux Philippines en 1996 et ainsi que ceux contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salam en 1998 confirment ses soupçons contre Ben Laden : mais les demandes de son élimination sont toutes rejetées par le FBI. Il prend donc attache avec un ancien de la CIA, un certain Bob pour éliminer Ben Laden. Ce Bob est aussi un personnage inspiré de la réalité : il est inspiré par Robert Booker Baer, dit Bob Baer, agent de la CIA qui combat l’islamisme sur tous les fronts entre 1976 et 1996, date à laquelle il démissionne de la CIA. Dans la BD, le prince des ténèbres et Bob montent une opération clandestine pour éliminer Ben Laden au Pakistan mais cette opération échoue.

Le deuxième tome commence avec l’enterrement de l’agent Sullivan mort au Pakistan suite à l’opération ratée. Le père de cet homme, un sénateur riche, demande alors à O’Neill, qui a démissionné du FBI, de retrouver celui qui a tué son fils et de lui rendre justice. Epaulé par Bob et l’agent Carter, O’Neill va continuer son enquête officieuse : passant de Gaza au New Jersey et au Massachussetts, ils réussissent à remonter la piste et à faire échouer les attentats prévus du 11 Septembre, l’agent Carter laissant la vie dans un des avions abattus in extremis aux abords du mémorial de Washington. Ce tome se termine en 2005 par la nomination d’O’Neill au poste de directeur du FBI par John Kerry suite à la demande pressante de Barack Obama.

Le troisième tome se déroule dans un Moyen-Orient transformé. En effet, l’Irak est devenu une démocratie suite à la défaite de Saddam Hussein aux élections. Cette révolution démocratique en Irak a déclenché un printemps arabe dans les autres pays du Moyen-Orient. C’est dans ce contexte géopolitique chamboulé que Bob, l’agent rebelle de la CIA, continue la traque de Ben Laden. Arrêté en Irak, Bob est exfiltré grâce à l’aide (officieuse bien sûr) d’O’Neill et des Kurdes. Il met alors en place aux Etats-Unis une cellule composé entre autres geek pour intercepter les écoutes téléphoniques et les photos satellites : grâce à ces nouvelles technologies, il remonte jusqu’à la cache de Ben Laden au Pakistan. Après la mort de Ben Laden, O’Neill reste directeur du FBI et Bob continue à œuvrer pour la démocratisation du Moyen-Orient par des voies officieuses.

Disons-le tout de suite, cette BD est destinée à un public adulte : violence, nudité et intrigue complexe. Le graphisme et le dessin ne sont pas vraiment ma tasse de thé (mais ça dépend des goûts me direz-vous…) : le manque de finesse des visages des personnages ne permet pas toujours de bien les reconnaître et d’entrer en empathie avec eux (surtout que le prince des ténèbres et Bob connaissent peu d’évolution psychologique tout au long des trois tomes). Quant à l’histoire, je trouve que l’uchronie est finalement assez limitée et peu exploitée. En effet, elle est surtout présente dans le troisième tome avec le traitement d’un printemps arabe anticipé. Le reste de la BD suit en grande partie la réalité en la modifiant légèrement : pour une fois, la réalité aurait-elle été plus forte que l’uchronie ? C’est la question qu’on peut se poser lorsqu’on lit le cahier didactique. Personnellement, j’aurais trouvé plus intéressant de faire une BD biographique du prince des ténèbres plutôt que d’en faire un récit uchronique.