En dépit du prix Goncourt 1927 attribué à son roman «Jérôme 60° de latitude nord», Maurice Bedel (1883-1954) dort dans l’immense cimetière des écrivains oubliés. Le centenaire de la Grande Guerre lui offre l’occasion d’émerger de ce néant grâce à la publication de son volumineux journal de guerre, inexplicablement resté inédit jusqu’alors. Psychiatre mobilisé comme médecin de troupe, le futur écrivain est un praticien de l’avant qui a fait longtemps campagne en première ligne, en immersion dans des unités combattantes. Authentique soldat du front, blessé à trois reprises et décoré pour sa bravoure et son dévouement, il livre un témoignage particulièrement complet, aiguisé par un regard à la fois lucide et fraternel et soutenu par l’élégance parfois éblouissante de son expression littéraire.

Ce copieux récit, rédigé au jour le jour, sort de la plume prolixe d’un grand bourgeois lettré fréquentant la bonne société d’avant-guerre. Pourtant, Maurice Bedel est loin de porter un regard hautain sur le prolétariat des troupiers. La fibre patriotique et la camaraderie du front se combinent pour animer son texte d’un bienveillant levain de fraternité humaine. La matière est riche et la forme plaisante, au gré d’une prise de notes pratiquement quotidienne multipliant avec allant les scènes de genre de la vie du front (où survivre signifie alterner « vie de lapin » et « vie de taupe ») comme de l’arrière (ce morne paradis où « s’ennuient royalement » des « pantouflards embusqués »). Son style alerte et enlevé est ponctué par l’éclat de pointes d’ironie, parfois indulgentes et parfois acides (tel ce formidable jaillissement de bile combattante qui flagelle les planqués de toutes sortes p.419-420). Dans les secteurs plus calmes, la Lorraine vosgienne en 1914 et l’Alsace en 1916, ou durant les séjours en convalescence, la narration prend la forme presque voluptueuse d’un tourisme de guerre confortable, marqué par l’émerveillement des petites choses du quotidien, les plaisirs de la nourriture et des loisirs, et les beautés pittoresques de la végétation. Mais d’autres séquences sont le reflet d’instants beaucoup plus tragiques, où la mort s’invite à chaque phrase. Le ton du journal se teinte alors d’une brutale crudité, dont la terrible poigne ensanglante des pages intenses. Tel est notamment le cas de la terrible relation de l’offensive lancée dans le secteur de Mesnil-les-Hurlus, en mars 1915, où Bedel perd de nombreux amis officiers et est lui-même blessé par balles. Tout aussi éprouvant est son bref séjour aux Éparges quelques semaines plus tard. En revanche, il échappe à la fournaise de Verdun.

La deuxième partie de la guerre du docteur Bedel est plus terne. Relevé contre son gré, il quitte le front français en septembre 1916 pour accomplir un âpre et dépaysant séjour au Maroc, où les forces françaises luttent contre des tribus insoumises. Plus spectateur qu’acteur de ces opérations à basse intensité, le soignant désœuvré meuble alors sa chronique de descriptions où ennui et fascination orientaliste convergent dans une certaine préciosité de plume. Au retour de cette pause exotique, il est affecté en août 1917 à un groupe de brancardiers employé sur le front du Chemin-des-Dames. Il y retrouve avec soulagement l’univers familier de la guerre, dont le déploiement d’énergie mécanisée le frappe. En 1918 enfin, le médecin-capitaine Bedel rejoint à regret la quiétude du front d’Alsace, dans un poste d’état-major où il suit par procuration les péripéties de la fin du conflit, rapportant et commentant les bruits et nouvelles qui lui parviennent, inquiétantes d’abord, victorieuses ensuite. Effaré par la précipitation des événements, il est clairement frustré d’être loin de l’action et déplore que son secteur soit « un véritable sanatorium » ! Le récit se clôt sur les impressions qu’inspire à Bedel l’entrée des armées françaises dans l’Alsace-Moselle désannexée.

Complété par un cahier photographique composé de clichés pris par Maurice Bedel lui-même au cours de ses campagnes, le journal de ce médecin mobilisé, guerrier de circonstance et homme de lettres en devenir, est d’un grand intérêt documentaire. Malgré l’absence d’index et quelques petits défauts de finition dans l’appareil critique, cet inédit exhumé après un siècle d’oubli intronise directement son auteur parmi les grands témoins de la Grande Guerre. De la mobilisation de 1914 au départ pour le Maroc en 1916, la force et le naturalisme de son récit font songer à la prose de Maurice Genevoix, que le médecin a d’ailleurs croisé alors que tous deux étaient convalescents. Mais ce texte est aussi le portrait psychologique d’un homme. D’une grande solidité intellectuelle et morale, ce nanti distingué et cultivé est animé par une conception tout à la fois sensible et exaltée de la guerre. Humain et fraternel, parfois caustique mais jamais condescendant, Bedel n’en demeure pas moins imprégné d’une fermeté patriotique inébranlable. Conscient de l’atrocité de la guerre industrielle, il y éprouve pourtant l’attrait de l’aventure et l’ivresse du danger. Rarement dupe mais jamais désabusé, ce représentant de l’esprit combattant a mûri sous le feu sans renier sa vision du monde. Durant ces quatre ans et demi passés sous l’uniforme s’est aussi forgée, avec vigueur et avec rondeur, la vocation d’un écrivain. Un siècle plus tard, cet écrit du for intime s’impose comme son meilleur viatique pour le panthéon des lettres auquel il aspirait.

© Guillaume Lévêque