C’est le premier livre traduit en français de l’historien australien David Garrioch, spécialiste de la bourgeoisie parisienne au XVIIIe siècle. L’idée de ce livre est née des cours en histoire sociale et culturelle, donnés à la grande université de Melbourne, la Monash university, à la suite des travaux sur l’histoire locale de Paris notamment ceux de Daniel Roche et de Steven Kaplan.
David Garrioch cherche à comprendre comment une ville qui se caractérisait par son dynamisme, sa prospérité matérielle croissante, une expansion des richesses sur deux générations, une relative tolérance religieuse, un bon niveau d’alphabétisation et d’instruction, un dynamisme intellectuel et éditorial, a pu donner naissance après un siècle de relatif calme populaire et un faible niveau de violence, aux mouvements sociaux et populaires de la révolution parisienne. Dans une postface concise, Daniel Roche met en évidence les points novateurs de ce livre tout en faisant le bilan des travaux historiques anglais, américains et français récents sur le sujet de la pré-révolution.
Paris au XVIIIe siècle apparaît dans les sources littéraires comme une très grande ville, lieu d’opportunités, d’élégance et de raffinement, mais on oublie un peu trop rapidement que cette ville duale oppose quartiers riches et zones où règne l’infortune. L’auteur reprend l’idée que la recherche ayant travaillé sur des groupes sociaux spécifiques, les historiens ont négligé d’interroger cette coexistence d’une richesse et d’une misère extrême.
Pour saisir les causes d’une révolte urbaine qui accompagne la révolution française, l’auteur veut montrer les mutations de la population parisienne tant sur le plan social que sur le plan culturel, sur l’environnement urbain tout en se voulant une synthèse des riches travaux sur Paris qui l’ont précédé.
La première partie décrit un ordre social parisien qui parait stable mais où s’affirme la différence croissante entre groupes sociaux, où les composantes sociales et culturelles nouvelles entrainent la rupture du lien de quartier et de paroisse. La seconde partie s’intéresse aux formes de polémique légère, de controverse locale, débouchant parfois sur un mécontentement populaire, pour s’interroger sur les formes de la remise en cause du gouvernement de la ville et de l’Etat. La dernière partie s’intéresse aux transformations urbaines, culturelles et des mentalités.
« Les odeurs de Paris ont des horaires, un calendrier et une topographie »
L’auteur fait entrer son lecteur dans la ville par les odeurs, les sons, la description imagée des quartiers, par une visite à pied dans le Paris du XVIIIe siècle. Il souligne les liens de voisinage, de parenté, de métiers qui animent les rues au quotidien et déterminent une puissante emprise affective entre les parisiens. L’ordre quotidien est réglé par la coutume parisienne, poli par l’usage et légitimé par l’ancienneté et la répétition.
Dans cette complexité sociale, dans ce mouvement permanent de la vie urbaine foisonnante, l’auteur cherche à caractériser les groupes en partant des plus pauvres. Parmi les transformations invisibles qui font s’accroitre les écarts de richesses, l’auteur rappelle les chiffres d’Ernest Labrousse : entre 1726-1741 et 1771-1789, les prix des biens de première nécessité ont augmenté de 62 % et les loyers de 130 %. Les pauvres sont nombreux à Paris autant que les types de pauvres permanents, miséreux, temporaires, âgés, inconnus, nouveaux, migrants, honteux … La ville a développé un large système de secours aux démunis dans le cadre des paroisses, des maisons religieuses mais également des institutions laïques, dont le Grand Bureau des pauvres.
Les métiers regroupent une grande partie de la population des travailleurs parisiens, assurant travail, formation, secours et relations sociales. A partir de 1750, le gouvernement favorise l’innovation et tend à remettre en cause les règles des corporations. Se développent alors les métiers liés au coton ou aux nouvelles industries, tandis que les corporations pourtant dominantes dans la production artisanale, s’étiolent dans des procès, des conflits entre maitres et compagnons, et des règlements complexes. La noblesse dans sa diversité procure également de nombreux emplois domestiques ou de fabrication de luxe à la population parisienne. Moins attachée à Paris qu’à ses terres, elle fréquente cependant des lieux spécifiques comme les Cours, certains jardins et des théâtres. Quant à la bourgeoisie, monde de propriétaires d’emplois ou de propriétés, elle paraît très influencée par le jansénisme.
Cette société parisienne diverse, contradictoire, aux valeurs divergentes, reposant sur la naissance, l’honneur, la dignité, l’argent, le mérite… montre sa diversité par une hiérarchie des apparences, une diversité de vêtements et de pratiques.
La cohésion sociale est garantie par la négociation, le consensus de la reconnaissance de l’autre et les rapports urbains de proximité. Au XVIIIe siècle, cette société est largement parcourue par des changements que personne ne remarque encore, malgré la confusion des rangs en matière vestimentaire : l’enrichissement rapide de certains rend la mobilité sociale possible, la mutation de métiers qui deviennent des professions libérales, des parvenus qui commencent à remettre en cause la subordination et l’ordre social.
La tentation de la violence
Malgré ce calme social dans cette animation urbaine quotidienne, des échauffourées ayant pour cause, une mauvaise organisation de l’approvisionnement alimentaire de la ville éclataient ponctuellement dans la communauté. Les autorités tentaient de réguler au plus vite le marché, de fixer des stocks mais avant tout de limiter la croissance de la population dans le début du XVIIIe siècle. En dehors de quelques émotions de quartier, la ville se régule d’elle-même par sa propre économie morale, ses règles et la force de ses quartiers. Elle attend du roi et de ses hommes, une aide au maintien de l’ordre sans intervenir dans les affaires locales, le respect de la déférence sociale et de l’approvisionnement alimentaire.
Puis les changements urbanistiques provoquent des déménagements de la noblesse vers d’autres quartiers, entrainent une dissolution des réseaux qui liaient leur sort à ces familles. La bourgeoisie souhaiterait revivre le temps de l’élite urbaine et municipale où les gens du roi ne contrôlaient pas la ville. Milice urbaine contre Chatelet crée parfois des tensions qu’atténue le lieutenant général du roi qui s’est imposé depuis 1667. Bientôt, il ne reste à la municipalité que le droit de régir la Seine, ses quais et ses ponts, ses bains publics, ses pompes, ses moulins à eau et ses lavoirs… La municipalité n’est plus un pouvoir alternatif à l’administration de la ville dépendant du roi, même si son souvenir reste fort parmi les élus qui ont été appelés à l’Hôtel de ville.
La ville accepte également le pouvoir de son Parlement, le premier tribunal en matière civile que les parisiens saisissent à l’occasion pour la règlementation des métiers, la mendicité sur la ville, les heures de travail…. La police liée à cette cour de justice ainsi que le monde des avocats, influents et d’accès facile, sont respectés dans la ville. Quand l’autorité ecclésiastique s’oppose à eux au moment du jansénisme, la population les soutient. A ses côtés, se placent également ses curés parisiens. Le jansénisme fit naitre des attitudes contestatrices contre l’Etat et l’Eglise dans le cadre d’une foi catholique librement choisie. L’affaire du diacre Paris et des jansénistes provoque une rupture sociale nette parmi la population parisienne, modifiant les principales forces politiques et les réseaux de patronage. La controverse montre que si les institutions qui gouvernent la ville (clergé, police, tribunaux, classes moyennes..) sont en désaccord entre eux, elles risquent de perdre le contrôle qu’elles exercent localement. Ainsi pour les gens ordinaires, instruits et solidaires, la mobilisation janséniste provoque une pratique de réflexion, favorisant une prise d’indépendance idéologique et entraîne le fait que la politique devient un élément quotidien.
A Paris, hommes et femmes s’intéressent aux affaires du temps
La proximité entre la monarchie et Paris permet à la population de suivre les grands événements grâce à la représentation monarchique : Te Deum, place royale, fêtes, entrées, mariages, pompes funèbres…. Ainsi l’opinion publique naît-elle depuis le début du règne de Louis XV et la spéculation de Law. Rien n’indique cependant que les parisiens aient pensé avoir légitimement voix au chapitre, ni ne revendiquent la participation aux affaires. Ils sont spectateurs et commentateurs. Dans les années 1730-1740, l’implication croissante du parlement entraine les parisiens à faire de cette cause, une lutte parisienne. Une étape est franchie quand vers 1750, les parisiens estiment que leurs opinions politiques sont légitimes puis, qu’elles doivent être prises en compte par le gouvernement.
Dans le même temps, a lieu ce que l’auteur appelle une sécularisation des esprits, une évolution du rapport à la foi, un abandon des anciennes formes de comportement religieux. Les ouvrages sur la préparation à la mort, les demandes de messes de requiem, les instructions détaillées pour les funérailles diminuent accompagnant le déclin des confréries religieuses qui conduit à une diminution importante des processions et services religieux dans la ville. La sécularisation fait son chemin même dans les élites urbaines puisque en 1777, la municipalité de Paris décide que lors des élections, les électeurs ne jureraient plus sur le crucifix.
Ces prises de distance ont des causes multiples et variées. L’auteur ajoute à celles traditionnelles évoquées par les historiens, le nouveau rapport à la science et notamment la révélation par Newton des lois élémentaires de la physique enseignées à l’université de Paris depuis 1740, le succès de la vaccination variolique qui suscitent un regain de confiance dans la capacité de l’homme à contrôler la nature.
Les mutations d’une ville
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la réforme urbaine des Lumières se caractérise par l’ambition de reconstruire la ville avec un gout affirmé pour les espaces ouverts, les espaces naturels mais domestiqués, les rues droites, propres et non encombrées. Il faut lutter contre les problèmes de circulation, contre les miasmes malsains émanant des cimetières intramuros. La ville doit gérer ses flux de circulation, d’eau et d’air.
Elle doit également faire respect la loi et pour cela, augmenter le nombre de ses employés qui passe de 8 en 1730 à 35 en 1788. La milice est remplacée par la garde royale. Paris est désarmé progressivement. Le contrôle que commence à exercer la police met à mal le rapport local que la garde entretenait avec la population et beaucoup perçoivent cela comme la manifestation de l’absolutisme. Et quand en juin 1779, des numéros sont peints au-dessus des portes dans cet essai de numérotage des maisons de Paris, c’était la volonté des autorités de rendre l’espace urbain plus uniforme, contrôlé et organisé. Mais la population y voit le projet d’un nouvel impôt. Ainsi il devenait clair que les forces de la médecine, de la police, de la raison et du progrès étaient en lutte contre l’irrationalité, la superstition, la maladie et le désordre local.
La concentration des entreprises modifie la vie économique : les secteurs à forte croissance sont ceux des produits de luxe, l’ameublement, le textile qui développent la sous-traitance. Les corporations perdent leur pouvoir économique. Les élites locales perdent leur influence au dépend de la bureaucratie, nouvelle forme d’administration. La monarchie remplace peu à peu tous ceux qui avaient gouverné la ville, sans intention cependant de renforcer son contrôle sur Paris. Elle cherche surtout l’efficacité et les économies.
De ce fait, la circulation devient plus aisée dans Paris, l’espace urbain parcouru par chacun s’accroit, de nouveaux liens se créent entre les quartiers. Les nouveaux espaces bâtis transforment le rapport entre les habitants et l’espace habité, qui pour certains devient la maitrise d’un espace urbain global.
Mais la culture coutumière cède difficilement la place à ce que l’auteur appelle, une culture métropolitaine, une nouvelle urbanité volontaire, entrepreneuriale, orientée vers la consommation et regardant vers l’extérieur.
Ces deux modes de pensée s’opposant, ne conduisent cependant pas à des conflits ouverts. Les entrepreneurs comprenaient la pratique coutumière du quartier ou de leurs ouvriers et la respectaient dans le but de ne pas provoquer une émeute ou une grève qui entrainerait une rupture de production et un surcoût de fabrication.
La révolution parisienne
La révolution n’est pas née des écarts de richesse. Elle n’est pas née la radicalité de la classe pauvre et exclue des progrès de la fin du XVIIe siècle. Elle n’est pas née d’un quelconque complot.
Les causes sont multiples, conséquences des transformations de la vie matérielle, religieuse, sociale, des manières de vivre et de travailler qui ont affecté l’ensemble de la société parisienne. En un siècle, les mutations urbaines et économiques ont transformé en profondeur les liens sociaux.
L’emploi de l’armée contre les émeutiers relève de la fragilité de la monarchie plutôt que de sa force. Elle montre une rupture des relations de patronage entre les dirigeants de la ville, ce que montrent par exemple les élections de députés : un nombre important de dirigeants révolutionnaires étaient des migrants ou fils d’immigrés de province, attirés par la ville pour ses opportunités de travail et de promotion. Leur installation date d’une dizaine d’années, ainsi la ville s’était-elle renouvelée en développant ses classes moyennes.
La foule dans son activité révolutionnaire a transcendé les frontières sociales et les intérêts locaux de la paroisse ou du quartier. Les nouveaux usages de l’espace urbain ont rompu les frontières psychologiques et sociales entre quartiers et ont préparé les citoyens à agir de façon cordonnée.
Mais la révolte a été entretenue par la mentalité coutumière qui a mis les droits collectifs au-dessus des droits individuels. Le peuple reste opposé aux mesures libérales de l’assemblée en matière économique.
L’auteur termine sa description par un tableau du nouveau Paris en 1800, un Paris déchristianisé, sans emblème royaliste. Un Paris appauvri car la clientèle de luxe a déserté le temps de l’émigration, provoquant de nombreuses faillites mais un Paris de l’imprimerie et de l’édition florissant. Paris s’est militarisé, ce qui a contribué à redéfinir les représentations de la masculinité et de la citoyenneté. Paris dont les femmes ont perdu leurs pouvoirs et leur indépendance juridique après le Code civil, des femmes républicaines pour qui la liberté est un vain titre.
L’ouvrage rédigé dans une langue alerte, vivante, s’appuie toujours sur des exemples concrets, des épisodes significatifs. L’auteur a une exceptionnelle connaissance des lieux et des quartiers parisiens dans lesquels il se déplace évitant les rapides carrosses, rencontrant au coin d’une rue devant la statue d’une vierge qu’un miracle aurait fait tourner la tête, artisans, pauvres, nourrices ou bruyants gamins des rues débattant de certitudes, de doutes et de croyances.
Pascale Mormiche