CR de Cyrille Chopin, professeur d’Histoire-Géographie au collège Léo Lagrange, Le Havre

Henri Platelle est avant tout un spécialiste d’histoire médiévale qu’il enseigne aux Facultés Catholiques de Lille (1949-1987) et à l’institut catholique de Paris (1973-1985). Son attachement à l’histoire du Nord ainsi que son parcours personnel (il est ordonné prêtre en 1946) ont contribué à élargir son champ de recherche, notamment aux époques modernes et contemporaines avec une prédilection pour l’histoire religieuse et l’histoire des mentalités. C’est à ce titre qu’il s’intéresse au texte qu’Alexandre Dubois, curé de Rumegies (diocèse de Tournai), laisse pour instruire ses successeurs. Rédigé sur le registre paroissial des années 1677-1693, il couvre une période qui débute en 1686, date de son entrée en charge, et s’achève en 1731, soit quelques années avant sa mort survenue en 1739. C’est ce texte annoté et précédé d’une présentation qu’Henri Platelle édite en 1965 sous le titre du Journal d’un curé de campagne au XVIIe siècle, ouvrage réédité en 1997 puis en 2008.

Un liber memorialis

Le journal d’un curé de campagne , roman de Bernanos (1936) inspire le titre que donne Henri Platelle à cet ouvrage. Le texte d’Alexandre Dubois présente certes des points communs avec l’œuvre de Bernanos : une paroisse du Nord de la France, le désespoir du curé devant le manque de foi de ses ouailles. Cependant, le terme de « journal » ne doit pas induire en erreur. Il ne s’agit pas d’un texte écrit au jour le jour, ni même de manière périodique. En cela, il n’est pas comparable par exemple avec le journal que tient Samuel Pepys (http://www.pepysdiary.com/). En effet, Alexandre Dubois débute sa rédaction en 1694 suite à une ordonnance royale de 1691 qui conduit au renouvellement annuel des registres paroissiaux et crée pour ce faire un nouvel office. Cette écriture est irrégulière et inégale en volume dans le temps. Un tiers du texte est consacré à la période 1686-1694. Cette partie semble avoir été rédigée d’un trait. A l’inverse, le récit des années 1694-1720 paraît avoir été écrit en plusieurs étapes sous la forme de longs passages couvrant une à deux années. Seules trois pages couvrent les années 1720-1731. Alexandre Dubois a le sentiment de faire œuvre utile. Il considère son texte comme des « Mémoires » (page 127) et « ne prétend que lui donner la suite d’an en an, avec le plus de vérité possible. » (page 78) de manière à assister « de beaucoup ceux [les pasteurs] qui viendraient après eux [lui et les titulaires antérieurs de la cure]. » (page 78). Il n’est pas possible d’établir si Alexandre Dubois a suivi l’enseignement du séminaire du diocèse de Tournai, institué en 1666. Cependant, le style de son écriture, notamment le recours aux citations latines (Ecritures, maximes), montre une indéniable instruction. Sa formation est par ailleurs approfondie par les conférences ecclésiastiques que met en place Choiseul, évêque de Tournai de 1671 à 1689. Ces dernières sont l’occasion d’approfondir et d’unifier la pastorale dans le diocèse (page 73). Alexandre Dubois est donc un curé suffisamment instruit pour prendre partie dans les grandes controverses religieuses de son époque. Ce n’est pas un curé coupé du monde. Outre les mandements et instructions de l’évêque et les ordonnances royales, des libelles et des journaux passent entre les mains d’Alexandre Dubois. Ainsi le récit du siège de Philipsburg (1689) est-il fortement inspiré de la Gazette de France (page 64). De même, le curé de Rumegies ne s’attarde pas sur les détails de la paix de Ryswick (1697) « à cause que cent libelles qui paraissent en donnent connaissance. » (page 109).
Formation intellectuelle, ouverture sur l’extérieur mais aussi écriture différée des « Mémoires »font tout l’intérêt de celles-ci.

Alexandre Dubois, curé de Rumegies

Henri Platelle présente en premier lieu Rumegies, village intégré à la seigneurie abbatiale de Saint-Amand. Ce dernier compte, en 1673, 754 habitants répartis en 166 familles dont un peu plus de la moitié vit de la terre tandis qu’un nombre non négligeable file la laine pour l’industrie textile régionale. Il précise ensuite l’ancrage des curés de Rumegies dans leur communauté. Outre sa remarquable longévité et l’exercice d’un autre ministère dans les environs immédiats avant son entrée en charge (chapellenie dans l’église paroissiale de Saint-Amand de 1684 à 1686), Alexandre Dubois côtoie sa parenté à Rumegies (sa mère, son frère et trois neveux sont mentionnés dans les registres paroissiaux). De tout ceci, cependant, n’est pas abordé par Alexandre Dubois. Cependant, à travers les faits qu’il choisit de transmettre, les solidarités et les tensions qui traversent la communauté villageoise peuvent êtres esquissées. La solidarité villageoise apparaît à travers son rôle de porte-parole de la communauté, par exemple lorsqu’il s’agit de négocier avec les autorités militaires après l’assassinat d’un soldat maraudeur par des villageois (page 70), ou encore lorsqu’il organise les secours distribués aux pauvres, par exemple lors de la crise de 1693-1694 (page 86). Il est, par ailleurs, conscient des évolutions sociales qu’induisent les guerres et les crises de subsistance. Ainsi en est-il des censiers qui affichent leur enrichissement par un luxe vestimentaire (« chapeaux galonnés d’or et d’argent », page 105) qu’il réprouve. Enfin, Alexandre Dubois est aussi un acteur économique et social du village et, à ce titre, est parfois en butte à l’hostilité des villageois. Ainsi, l’affermement de la dîme abbatiale par le curé (page 127-128) ligue-t-il le village contre lui. Mais, Alexandre Dubois se présente avant tout comme un « pasteur » et, à ce titre, est un témoin privilégié de la vie religieuse et des mœurs de ses ouailles. Il déplore leur foi superficielle qui les conduit à négliger les vêpres si les travaux agricoles l’exigent. Il se console cependant avec leur grande charité et le fait qu’ils ne meurent pas sans avoir reçu les derniers sacrements (page 71) … D’autre part, ses « Mémoires » reviennent à plusieurs reprises sur la violence des villageois. Selon Alexandre Dubois, cette violence est induite par la guerre (« Tout le monde se mêle de porter des armes », page 102) mais aussi par l’absence d’une « justice sur le lieu » (page 102). Le règlement des conflits est donc parfois intra-communautaire et extrajudiciaire : Pain de Soil, assassin d’un censier, est, par exemple, mis à mort par une vingtaine de villageois (page 57). L’absence de justice locale conduit Alexandre Dubois à souhaiter l’arrivée d’« un meurt de faim de bailli » (page 102) qui se paierait sur les peines infligées …

Alexandre Dubois, témoin des crises de la fin du règne de Louis XIV

Région frontalière, le Tournaisis, est l’un des théâtres des guerres de Louis XIV. Or, les conflits que décrit Alexandre Dubois, les guerres de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne, se doublent des graves crises de 1693-1694 et du « gros hiver » de 1709 (page 140). A travers les « Mémoires » du curé de Rumegies se déclinent les malheurs d’un village soumis au cantonnement ou au passage des troupes. Pour être épargné, une contribution est à payer, encore faut-il fournir des otages quand l’argent fait défaut (page 83). Toutefois la « sauvegarde » versée par le curé en 1709 n’évite pas son passage à tabac, la profanation de l’église dans laquelle s’est réfugiée la population qui n’a d’autre solution, alors, que la fuite, ainsi que la tentative de destruction des cloches, symboles de la communauté (pages 141-143). Cette incursion hollandaise provoque par ailleurs la famine et l’arrivée de la peste dans le village (page 144). Le passage ou le cantonnement des troupes, quelles soient hollandaises ou françaises, est toujours une occasion de « prendre des argents à frais » (page 149). Avec une remarquable acuité, Alexandre Dubois expose également les conséquences financières et fiscales de la guerre – dévaluations monétaires, créations d’offices et leur rachat par les communautés (page 77), don gratuit du clergé (page 90) ou encore capitation (page 94-95)-, toutes conséquences que la communauté de Rumegies peine à supporter.

Alexandre Dubois, curé gallican et janséniste

Les « Mémoires » d’Alexandre Dubois sont traversés par des prises de positions très tranchées sur les controverses religieuses de son époque. Henri Platelle voit dans Monseigneur de Choiseul le modèle qui a sans doute inspiré le curé de Rumegies. Les prises de positions gallicanes ou d’inspiration janséniste ainsi que l’opposition aux Jésuites et aux Mendiants du prélat ont de réels échos chez Alexandre Dubois. Cependant, ce dernier n’a pas la profondeur doctrinale de son premier évêque. Ainsi la déclaration des quatre articles (1682) que Choiseul a fortement contribuée à élaborer est-elle simplifiée à trois articles dans les « Mémoires » de Dubois (page 61). Le jansénisme de ce dernier relève par ailleurs moins d’une prise de position idéologique que d’une application stricte des préceptes chrétiens. Son gallicanisme est, d’autre part, une forme de patriotisme ou tout au moins une manière de rejeter l’autorité romaine (« religion des Wallons », page 69). Ce patriotisme français s’affiche également lorsqu’il estime, à propos de la révocation de l’édit de Nantes, que « sa religion [la religion du roi] l’a emporté au-dessus de ses intérêts » (page 66).
Les « Mémoires » d’Alexandre Dubois pourront être aisément employés par tout professeur à la recherche de documents, notamment pour la 4e (Partie I. Les XVIIe et XVIIIe siècles Chapitre 2. La monarchie absolue en France). Le curé de Rumegies consacre par exemple une vingtaine de lignes aux causes et aux conséquences de la révocation de l’édit de Nantes, nouveau repère du Diplôme National du Brevet …

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