Vient de paraître pour la première fois en français, le Journal de Sophie von La Roche. C’est une première pour la France mais c’est également une première pour l’Allemagne car ce récit de voyage est le premier récit de voyage féminin dans le monde germanique. C’est dire l’importance de cet ouvrage dans la littérature en langue germanique et pour l’histoire littéraire des femmes.

Cette femme écrivain vivait à Coblence où elle tenait un salon littéraire dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elle y recevait les hommes de l’Aufklarung, comme Jacobi, Goethe…. Son salon est considéré comme le premier salon littéraire National dans une Allemagne divisées en principautés. Elle rédige un roman L’histoire de Mlle de Sternheim, traduit à son époque en plusieurs langues (1777). Encore une fois, elle l’avait publié anonymement sous nom d’auteur masculin comme beaucoup de femmes écrivains de cette époque (cf Mme d’Arconville…) Elle créa une revue littéraire féminine Pomona pour les filles d’Allemagne (1783) que lut même Catherine de Russie. C’est une des rares femmes écrivains à vivre de sa plume.

« Dans quelques heures maintenant, je serai à Paris, où des milliers de personnes souhaitent aller » (p 51)

Au début de l’année 1785, elle décide d’un voyage de quatre mois en France. Elle accompagne son amie Elise von Bethmann qui se rend à Bordeaux. En 1787, elle le publie, après en avoir fait un voyage en Suisse et un en Hollande et Angleterre.

Son journal n’a rien d’un journal intime. Il est documenté, très bien fouillé et analysé. Elle ouvre sa carte de Paris, dans sa chambre et suit les lieux « depuis Jules César ». Elle écrit pour informer ses lecteurs. Son style est savoureux, léger, précis et vif. Elle connaît bien l’histoire de France, les auteurs, les références. Elle sait ce qu’il faut admirer. Pour elle, la France est un lieu incontournable qu’elle observe avec ses yeux de grande bourgeoise germanique déchue, un temps à la limite de l’aristocratie. Elle reste très objective et tolérante. Elle note ce qui peut être difficile à comprendre pour ses lecteurs sans porter de jugement dépréciatif. Elle, la républicaine parvient même à admirer la reine de France dans toute sa beauté.

Elle se fixe à Paris où elle est logée au palais-Royal. La ville lui paraît gigantesque, démesurée : « 24 mille maisons parmi lesquelles quelques milliers sont magnifiques (p 55) ». Mars 1785, c’est pour la monarchie française une période de gloire puisque c’est la naissance du second héritier, le duc de Normandie. Pourtant, elle met l’accent sur les différences sociales, beaux quartiers et maisons populaires, dégradées. Elle est sensible à la laideur de certains quartiers et à la pauvreté, la brutalité sociale qui y règnent, ferments d’une opposition sociale qu’elle ne souhaite pas. Elle visite tous les lieux qu’il faut voir.

Pour aller à Versailles, ce voyage d’agrément coûte toujours très cher (p 144)

Elle rend huit visites au château de Versailles. D’abord, la première fois, elle ne dissimule pas sa déception en découvrant le château dont elle avait lu tant de descriptions merveilleuses. « Nous avons bien ri entre nous, n’ayant pas voulu croire que ce fut vraiment le château de Versailles » (p 145). En 1785, elle le trouve « délabré » (p 281). En revanche, elle apprécie le parc. Son château préféré, ce sont les Tuileries, en étant « impressionnée par la vue de ce grand et noble édifice » (p 65). Chantilly lui semble « d’un aspect ancien vraiment princier ». (p 170).

Quand elle assiste au repas du roi au Grand Couvert, elle montre avec finesse et sans aucune critique anti-monarchique, le formalisme stérile de l’étiquette, la contrainte monarchique imposée au roi et aux courtisans mais que personne ne veut remettre en cause. Elle met parfaitement en évidence le fardeau de la représentation. « Voilà donc l’homme à qui sont soumis 25 millions d’hommes (p 285) ». Elle reste incrédule face au système monarchique de représentation en le comprenant très bien : « six personnes se rendant à l’église dans une voiture d’apparat mais celle-ci est tirée par deux chevaux seulement en signe d’humilité » (p 292). Lors des relevailles de la reine à Paris, Sophie von La Roche perçoit et relève les premières critiques contre l’Autrichienne, notamment le silence des parisiens sur le passage de celle-ci.

Elle s’intéresse à l’éducation, au maternage des enfants, à la mise en nourrice, comme à la maison des Enfants Trouvés au faubourg Saint-Antoine. Elle rend visite à Mme de Genlis à Saint Leu (p 298) et admire Saint-Cyr de Mme de Maintenon (p 332). Les enfants français sont éduqués « avec affectation et une liberté trop grande à mon sens, qu’ils ont de plaisanter avec leurs parents et de les taquiner comme s’ils étaient leurs camarades » (p 258). Elle admire la récente fonction de l’hôtel des Menus plaisirs à Versailles où des cours sont donnés aux enfants et pour elle, ce ne sont pas « des plaisirs accessoires » que l’instruction des plus pauvres (p 297).

Les parisiennes, les plus habiles coquettes au monde ? (p 117)

Loin d’être une féministe, elle limite assez volontiers le voyage à des femmes libérées des charges familiales, d’un certain âge pour être moralement inattaquables ! Elle porte un intérêt particulier aux femmes ce qui fait de son Journal une source d’informations exceptionnelle. Elle affirme que la domination masculine sera comme la domination du clergé, passagère au regard de l’histoire. Logée au Palais Royal, « un lieu magique universel (p55)» elle porte quotidiennement un regard de compassion sur le sort des femmes prostituées sans aucune condamnation morale et sans détourner le regard. Lucidement, elle explique le processus qui poussent les filles à la rue dès l’enfance.

Quoique protestante, elle décrit pour ses lectrices, les nouveautés de la mode parisienne, tout en rendant visite à Rose Bertin, la modiste chez qui elle «a la permission de venir tous les jours voir les nouvelles robes » (p 108) . Elle suit les belles calèches au bois de Boulogne et dans les lieux à la mode. Elle déplore les excès de vitesse sur la route de Versailles ! Elle admire une boutique d’argenterie par la variété des pièces de vaisselle proposées et par la civilisation de la table à la française. Elle insiste toujours sur le travail de l’artisan, l’ingéniosité des petits métiers.

La mise en page de ce Journal est soignée, même si parfois la police de caractère notamment pour les introductions rend les lignes difficiles à suivre. Les repères en marge sont très utiles. Les notes permettent notamment de resituer les lieux de ce Paris du XVIIIe siècle.

Des illustrations rendent vivantes les visites effectuées que l’on suit avec des cartes. Ce livre offre donc une belle présentation de textes.

On peut y trouver des descriptions passionnantes vivantes de Paris et de Versailles à la veille de la Révolution. Sa description de Bordeaux fut pendant longtemps le seul passage traduit en français et la seule description de Bordeaux à l’âge d’or. Ces descriptions peuvent être également utilisés en section d’histoire allemande où l’on montrera le point de vue germanique et protestant sur une France monarchique et catholique au tournant des Lumières.

Pascale Mormiche