L’anthropologue Maurice Godelier, partant de son expérience de terrain en Nouvelle Guinée, essaie de nous montrer comment, au cours des cinq siècles derniers, l’Occident a réussi à peu à peu dominer le monde et à lui imposer son mode de production capitaliste en le faisant entrer dans un processus de modernisation et de mondialisation. Il étudie ce phénomène dans toute son ampleur spatiale et temporelle, en en montrant les limites, à un moment où sa domination, qui s’était imposée et généralisée de la fin du XIXe au début du XXe siècles, est remise en cause, en particulier en Asie, où la Chine se donne de plus en plus les moyens de disputer aux États-Unis et à l’Europe le leadership mondial. La définition préalable de quelques notions est essentielle pour suivre l’approche de M. Godelier dans cet ouvrage : l’Occident, se moderniser, coloniser, s’occidentaliser.

« L’Occident est un mélange de réel et d’imaginaire, de faits et de normes, de modes d’action de modes de pensée qui tournent autour de trois axes, de trois blocs d’institutions ayant leur logique, leurs représentations, leurs valeurs propres : le capitalisme, la démocratie parlementaire et, via le christianisme, un certain rapport à la religion » (p. 12).

« Se moderniser, c’est pour un État entreprendre et imposer de profondes réformes dans le but d’accroître la prospérité et la puissance de la société qu’il gouverne. Entreprendre de telles réformes est toujours l’initiative d’un groupe social, d’une minorité qui a le pouvoir, et non de la majorité des membres de la société… Pour réussir, de telles réformes de grande ampleur entraînent l’élimination des institutions sociales, des façons de penser et de faire traditionnelles qui leur font obstacle et leur remplacement par d’autres » (p. 12).

« Coloniser, c’était toujours pour un pays, découvrir avant les autres un territoire à conquérir, l’envahir, le soumettre, puis le gouverner soit directement, soit en exigeant l’obéissance et la coopération des pouvoirs en place. Et c’était en exploiter les ressources et la main d’œuvre au profit avant tout de la métropole » (p. 20).

« S’occidentaliser, c’est emprunter à l’Occident différentes constitutions, la création de parlements, de partis et d’élections, l’adoption du Code de commerce allemand, du Code civil français etc. » (p. 22).

Partant de son expérience d’anthropologue, Maurice Godelier montre d’abord comment une petite société tribale, celle des Baruya qui résidaient dans deux vallées de Nouvelle Guinée, a, à partir de 1950, été entrainée par la colonisation dans un processus d’occidentalisation qui a profondément transformé son mode de vie et sa vision du monde. Il montre concrètement, au ras du sol, ce que signifie la modernisation sur un terrain qu’il a étudié tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Une phrase prononcée par l’un de ses membres résume de façon saisissante ce phénomène : être moderne c’est « suivre Jésus et faire du business ».

Changeant d’échelle, M. Godelier passe ensuite à celle d’un État, le Japon, qui est le premier à s’être modernisé en empruntant à l’Occident ses sciences, ses techniques et son capitalisme industriel et financier à l’origine de sa puissance. Il réussit ainsi, le premier des puissances non occidentales, à vaincre une puissance européenne, la Russie tsariste, en 1905 et à se constituer un empire colonial en Asie orientale sur le modèle occidental. Mais il sut très tôt mettre des limites à son occidentalisation en préservant ses institutions impériales et religieuses, le shintoïsme, le cœur de son identité. Il avait déjà dans son histoire, à partir de VIe siècle de notre ère, emprunté à la Chine voisine une grande partie de sa culture. Le Japon est donc à la fois un pionnier en matière de modernisation et d’occidentalisation, allant jusqu’à égaler les puissances occidentales pour la première fois mais sans adopter le modèle occidental dans sa totalité, et un rival dans la colonisation.

Les colonisations européennes et la domination du monde

Dans une première partie, M. Godelier montre que les différentes étapes de la colonisation portugaise et espagnoles au XVIe siècle se sont déroulées dans la continuité de la Reconquista. « Un ordre colonial fait d’une combinaison de coercition, de violence mais aussi de droits concédés (en tant que sujets de la Couronne), formule que l’on retrouvera mise en œuvre dans presque toutes la colonies des pays européens… » (p.97). La domination coloniale espagnole et portugaise en Amérique a été la première forme d’européanisation du monde, l’Espagne bénéficiant de l’afflux d’énormes quantités d’or et d’argent qui en ont fait une grande puissance mondiale. Au XVIIe siècle, les Hollandais ont pris le relais comme première puissance maritime, construisant un immense réseau de comptoirs commerciaux disséminés dans l’Eufrasie. Alors que les premiers empires ibériques européanisent ou occidentalisent les populations colonisées en conquérant les esprits et en détruisant les sociétés, la colonisation hollandaise européanise a minima les populations et les modernise surtout pour en tirer des richesses. Au XXe siècle, le Japon, la Turquie, l’Iran, pour ne pas devenir des colonies, ont engagé leur société dans la voie d’une modernisation de leur armée, de leur économie, de leur État, inspirée de l’Europe, avec un degré plus ou moins poussé d’occidentalisation.

Au XIXe siècle, les puissances occidentales ont dominé le monde en s’appuyant sur le système capitaliste et en développant plus particulièrement le capitalisme industriel dans la suite des capitalismes commercial et financier antérieurs. Les machines ont remplacé de plus en plus tout ou partie du travail humain, produisant une quantité croissante de marchandises. Dès les débuts du XXe siècle, le capitalisme financier est redevenu dominant. La Grande-Bretagne, vite concurrencée par l’Allemagne et les États-Unis établit la domination irréversible de la grande industrie qui bénéficie des avancées des sciences modernes, théoriques et expérimentales occidentales. Les découvertes scientifiques et technologiques sont, pour la première fois dans l’histoire, systématiquement appliquées à la production des biens et des services. Cette base matérielle assure la croissance, la prospérité mais aussi la puissance militaire des sociétés occidentales à mesure qu’elles s’industrialisent.

Le capitalisme est un système économique qui produit simultanément de la richesse et de la pauvreté. Il repose sur une forme moderne d’exploitation du travail humain, le travail salarié. En Occident, et nulle part ailleurs dans le monde n’a existé une telle accumulation et convergence de découvertes scientifiques et d’innovations technologiques, donnant un sentiment de supériorité et d’arrogance des élites occidentales vis-à-vis des autres peuples, même s’ils appartenaient à de grandes et anciennes civilisations, comme la Chine ou l’Inde ou le monde musulman. Mais la source de cette puissance et de cette richesse était l’exploitation de millions d’Européens ou Américains qui n’avaient d’autre ressource pour vivre que de vendre l’usage de leur force de travail, manuelle et/ou intellectuelle, à la minorité de ceux qui possédaient les moyens de production et d’échange, l’argent.

Du XVIIe au XXe siècle, la colonisation d’une dizaine de pays européens leur a permis de contrôler près de la moitié du total des terres émergées. Être colonisé signifiait perdre du jour au lendemain la souveraineté qu’on exerce sur sa société et son propre territoire. Le commerce à longue distance de produits exotiques ou précieux, la traite de centaines de milliers d’esclaves africains, le droit de conquête, la conversion au christianisme puis la notion de « mission civilisatrice » en ont été les principales caractéristiques. La supériorité militaire des Européens sur les peuples qu’ils conquièrent a été décuplée au XIXe siècle par le développement de l’industrie et de l’armement moderne. La Grande-Bretagne, première puissance maritime du monde, créa le plus grand empire colonial grâce à une coopération étroite entre le capitalisme industriel et commercial britannique et le pouvoir politique et militaire de la Couronne. La France, puis l’Allemagne, la Belgique et l’Italie ont aussi construit leur empire avec des territoires de statut variable au delà des mers. À partir de la fin du XIXe siècle, les États-Unis d’Amérique, tout en achevant la colonisation interne de l’Amérique du Nord aux dépens des Indiens massacrés, ont conquis des territoires outre-mer aux dépens de l’Espagne. La « mission civilisatrice de l’Amérique », qui visait à « répandre la démocratie », justifiait le désir d’affirmer une puissance nouvelle par rapport aux autres États coloniaux.

En marge de l’Europe, s’est constitué le vaste empire continental eurasiatique russe. Après s’être constitué à la suite de l’Empire byzantin et avoir subi l’invasion mongole de la « Horde d’Or », la Russie tsariste s’est tournée vers l’Europe sous Pierre le Grand puis Catherine II, tout en renforçant son pouvoir autocratique. Une politique de réformes et de modernisation a occidentalisé de plus en plus la Russie. Les deux révolutions de 1905 et de 1917 ont débouché sur un socialisme d’inspiration marxiste qui a poursuivi la modernisation et l’occidentalisation de la société tout en l’isolant de l’Occident auquel elle s’opposait. À l’inverse, l’Empire ottoman, vaste État musulman au sud-est de l’Europe, ne réussit pas à se moderniser et à s’occidentaliser, très hétérogène géographiquement et démographiquement. Il finit par se disloquer entre un grand nombre d’États partiellement dominés par des puissances occidentales. Un nouvel ordre mondial se format à la suite de la Première Guerre mondiale basé sur l’avènement d’États-nations succédant aux Empires austro-hongrois et ottoman. « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et les « nationalités », aspirant à sortir d’un empire pour devenir des nations, ont fait de l’État-nation, né en Europe, la forme étatique universellement adoptée au XXe siècle.

Le grand tournant du XXe siècle : l’expansion du communisme et la décolonisation

On assiste alors, dans une seconde partie, aux premières mises en cause occidentales de l’Occident. Le rejet du capitalisme par les bolchéviques en Russie se traduit par une collectivisation particulièrement brutale des terres, l’industrialisation comme priorité et la planification générale de l’économie. Staline utilise le Parti pour exercer une dictature sur la société tout entière, arrêter et déporter dans les camps du goulag des millions d’individus. Des inégalités s’exercent au profit d’une intelligentsia qui participe aux hiérarchies au sein des appareils de production, à l’administration de l’État ou au fonctionnement du Parti, en tirant des avantages.

Parallèlement, des régimes anti-communistes et antidémocratiques se mettent en place en Allemagne, en Italie et au Japon, puis en Espagne à la suite d’une guerre civile qui préfigure la Seconde Guerre mondiale. Deux anciens empires procèdent à une modernisation de leur société et de leurs institutions à marche forcée : la Turquie de Mustafa Kemal et l’Iran de Reza Shah Pahlavi. L’idéologie kémaliste s’appuya sur le républicanisme, le nationalisme, le populisme, l’étatisme dans lequel le développement économique reposait sur l’État et pas sur le marché, le sécularisme opposé à la tradition musulmane et enfin sur le combat contre l’état « arriéré » de la société légué par l’Empire ottoman. La Turquie put ainsi échapper à la mise sous tutelle des pays occidentaux que subirent la plupart des pays arabes. La Perse rebaptisée Iran se dota d’une constitution et d’un Parlement, mais fut partagée en trois zones d’influence (le nord aux Russes, le sud aux Anglais et le centre neutre). À partir de 1925, le régime autoritaire de Reza Shah Pahlavi accélère la modernisation de l’économie et des institutions.

La Seconde Guerre mondiale provoquée par des pays européens qui a eu une plus grande extension mondiale que la Première a été la plus sanglante. Elle l’a dépassée par la masse de ses destructions, de ses crimes de guerre et son caractère génocidaire, affaiblissant considérablement l’Europe. Les États-Unis et l’URSS apparurent comme les deux grands vainqueurs. S’en est suivi un partage du monde entre l’URSS et les Occidentaux regroupés autour des Américains, s’affrontant durablement dans une guerre froide jusqu’en 1991. L’Occident capitaliste et libéral s’est alors efforcé de contenir, d’endiguer ou de refouler partout dans le monde l’influence soviétique et le communisme. Le monde communiste a eu l’ambition de rivaliser avec l’Occident par des formes de production non capitalistes et des gouvernements non démocratiques.

Dans un premier temps le communisme a connu une extension en Europe de l’Est et en Asie sous l’influence de l’URSS de Staline et de ses successeurs immédiats. Cependant la Chine de Mao Zedong, devenue la République Populaire de Chine en 1949, a suivi une voie révolutionnaire différente, s’appuyant sur ses masses paysannes, sur ses ouvriers, sa petite bourgeoisie et ses capitalistes nationalistes. Lançant périodiquement des campagnes de masse contre le sectarisme et les cadres du parti, elle développa une nouvelle stratégie pour construire le socialisme : le « Grand Bond en avant » (1958), la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » (1965), traumatisant pendant plusieurs années la société chinoise (famines, déportations et emprisonnements dans des camps). L’appareil d’État dirigé par Zhou Enlai a tenu bon. La rupture avec le modèle soviétique favorisa des conflits frontaliers le long du fleuve Oussouri avec l’URSS en 1969. Un modèle « socialiste » de modernisation de la société, non occidental, était-il vraiment possible ?

La décolonisation a été un processus mondial qui a débuté en 1947 en Inde et s’est achevée dans les années 1980. Après la Seconde Guerre mondiale, la puissance des pays européens colonisateurs a atteint ses limites, favorisant la revendication des indépendances. Le retour au statu quo s’avérait impossible en 1945. Les trois grandes puissances coloniales, la Grande-Bretagne, la France et la Hollande, ont cherché à améliorer leur administration coloniale, mais les élites indigènes se sont retournées contre l’Occident au nom des principes libéraux qu’il défendait. L’URSS et les États-Unis, affichant un anticolonialisme de principe, ont aidé les peuples ayant gagné leur indépendance à faire reconnaître par l’ONU leur nouvel État-nation. L’Empire britannique commença sa décolonisation par le partage sanguinaire de l’Inde en deux puis trois États, mais la poursuivit de façon plus ou moins pragmatique en Asie et en Afrique, en procédant par étapes, en adoptant puis en révisant des constitutions propres à chaque territoire aboutissant à l’indépendance, le processus s’achevant en Afrique du Sud en 1961. L’Empire colonial français fut dissout plus difficilement avec notamment les guerres d’Indochine (1945-1954), d’Algérie (1955-1962), ou même des épisodes sanglants à Madagascar (1956-1960) ou au Cameroun (1955-1960). Les empires coloniaux néerlandais, belge et portugais se sont dissouts de même difficilement non sans conflits armés.

L’immense empire colonial de la Russie tsariste puis soviétique est resté intact jusqu’en 1991, date de la dissolution de l’URSS. Les populations y ont été soumises à une politique de russification intense. La Chine de même a conservé son empire à l’ouest et au nord, à l’exception de la Mongolie extérieure. La création de l’État d’Israël par l’ONU avec l’approbation de l’URSS et des États-Unis en 1948 provoqua une série de guerres avec les pays arabes voisins (1948-49, 1956, 1967) aboutissant à la conquête et à l’occupation d’une grande partie de la Palestine par Israël, qui, après 1977, poursuivit une colonisation illégale des territoires occupés. La décolonisation ne s’achève pas avec la fin de l’assujettissement politique d’un pays mais se traduit par le maintien de la domination des grandes puissances occidentales sur leurs ex-colonies. Quelques véritables démocraties parlementaires, telles que l’Inde ou le Sri Lanka, se sont mises en place, mais la généralisation de partis uniques au service de pouvoirs autocratiques avec des élections de façade concerne le plus grand nombre de ces pays nouvellement indépendants. Le développement génère des inégalités croissantes entre pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux.

Le rejet de l’Occident

Dans une troisième partie, Maurice Godelier analyse les tendances évolutives du monde présent à grands traits. Il privilégie l’étude du monde musulman dans ses relations avec l’Occident, car, dans la seconde moitié du XXe siècle, le rejet de l’Occident s’y est affirmé de plus en plus ouvertement et violemment, au nom d’un islam qui se dit radical et prétend revenir à l’islam des origines, qui avait eu la capacité de bâtir des empires. Il étudie d’abord le cas de l’Iran : l’échec du Shah Reza Pahlavi qui a voulu faire de son pays une grande puissance au prix d’une modernisation à marche forcée sans démocratisation. Il décrit la révolution de 1979 qui, avec l’arrivée de l’ayatollah Khomeini au pouvoir, a subordonné la vie politique et sociale à l’islam chiite, permettant au clergé de prendre le contrôle de la vie publique et privée du pays. Il souligne le rôle précurseur de l’Iran qui a construit une identité nouvelle mêlant l’iranité, l’islam et des composantes de la modernité occidentale (scolarisation massive de toute la population, suffrage universel, Parlement…).

L’Arabie saoudite, née du wahabbisme et de l’application de la charia, a favorisé pendant un temps les Frères musulmans, les mouvements islamiques djihadistes, et les Talibans en Afghanistan. Les plus radicalisés regroupés dans l’organisation terroriste Al-Qaida ont défié l’Occident en organisant des attentats sur son sol. La guerre américaine en Afghanistan à la suite du 11 septembre 2001 avec le soutien occidental s’est finalement soldée par une grave défaite avec le retour de Talibans à Kaboul en 2021. Le Pakistan, instable politiquement et qui joue un double jeu permanent entre les États-Unis, les Talibans et d’autres organisations islamistes fondamentalistes, est imprégné du rejet de l’Occident, tolérant des pogroms sanglants contre ses minorités chiite et chrétienne. En contrepoint, M. Godelier présente le cas de l’Indonésie représentant un islam tolérant, avec une constitution qui se réfère à un Dieu unique mai pas à la charia. Non réellement sécularisée, sa stratégie gouvernementale la fait apparaître comme un pont entre le monde musulman et l’Occident.

La disparition du « mode de production socialiste »

Après la disparition des empires coloniaux des puissances européennes, celle de l’URSS et la dissolution de l’empire soviétique est le fait historique majeur de la seconde moitié du XXe siècle. La mort de Staline en 1953 permet de restaurer un système d’une direction collégiale voulue par Lénine. Khrouchtchev entreprend de mettre fin à la dérive dictatoriale de Staline dénonçant en 1961 au XIIe congrès du PCUS ses crimes et faisant adopter de nouveaux statuts du Parti. Mais il est remplacé en 1964 par Brejnev qui met fin à sa politique de déstalinisation. Celle-ci a provoqué des tentatives de réformes et des soulèvements dans divers pays d’Europe orientale réprimées par des interventions armées en Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie de 1956 à 1968. Après la crise de Cuba (1962), une politique de coexistence pacifique avec un traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (1968-1972) permet à l’URSS d’investir davantage dans son économie et d’intervenir de plus en plus en Afrique et dans l’océan Indien. Mais la bureaucratie du Parti et la passivité de la population bloquent la modernisation de l’économie et les transformations de la société, l’URSS restant très en retard par rapport aux pays capitalistes avancés lors de la mort de Brejnev en 1982.

Une deuxième tentative de réforme du système socialiste soviétique à partir de 1986 est faite par Gorbatchev dont les mots d’ordre sont Glasnost (transparence) et Perestroïka (restructuration). Il vise à donner une plus large autonomie aux entreprises et à la constitution d’un véritable marché sans abolir la propriété par l’État des moyens de production. Mais la résurgence des nationalismes dans diverses républiques de l’URSS concourt à la dissolution de celle-ci en 1991, année de la démission de Gorbatchev.

L’empire soviétique en Europe de l’Est se disloque avec la fin du pacte de Varsovie, ces pays s’engageant dans l’économie de marché, en abandonnant l’économie étatique planifiée et centralisée. Le capitalisme sauvage s’est alors imposé entraînant l’enrichissement rapide et impressionnant en Russie des oligarques qui se sont emparés de l’exploitation du pétrole et du gaz. Eltsine a dirigé la Fédération de Russie pendant cette période chaotique jusqu’en 1998, puis mit en place Vladimir Poutine, élu président en 2000. Celui-ci s’imposa rapidement grâce à une guerre en Tchétchénie, en exaltant le patriotisme puis le nationalisme russe, tout en s’abritant derrière un façade de démocratie réduite à des élections manipulées pour faire gagner son parti Russie Unie.

Le « mode de production socialiste » aura duré 74 ans en Russie, 46 ans dans les démocraties populaires d’Europe orientale, et 29 ans en Chine (1949-1978). Il n’a pu s’imposer que par la dictature dans des pays à sociétés rurales ou à des pays où le capitalisme industriel existant fut éliminé tels que la Hongrie ou la Tchécoslovaquie. Ce fut un double échec économique et politique pour les révolutionnaires qui avaient voulu libérer les peuples de leur exploitation et soumission. Il n’a été qu’une parenthèse historique comparée à l’existence du système capitaliste de beaucoup plus longue durée.

La domination du capitalisme mondialisé

L’Europe détruite et ruinée après la Seconde Guerre mondiale s’est vite relevée avec l’aide américaine et le rôle de l’État nationalisant les secteurs clés. Mais rapidement, le capitalisme reprit sa marche adoptant des politiques néo-libérales produisant simultanément et complémentairement de la richesse et de la pauvreté. Le capitalisme financier contrôle les capitalismes industriel et commercial. Tous les partis socialistes européens ont renoncé à la lutte des classes dans cette seconde moitié du XXe siècle, et à la socialisation des moyens de production et d’échange, les deux objectifs du marxisme. L’économie des pays en développement producteurs de matières premières reste dépendante des pays capitalistes qui dominent les marchés mondiaux. « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un système économique, inventé en Occident, s’étend à toutes les sociétés qui existent dans le monde et contrôle une large part de leurs conditions d’existence et de leur avenir » (p. 420).

Cette mondialisation du capitalisme a entraîné un mouvement de délocalisation des entreprises des pays industrialisés vers des pays pauvres, moins développés ou émergents (Europe de l’Est, Chine et Asie) à main d’œuvre abondante et bas salaires, avec une réglementation du travail non contraignante et offrant des avantages fiscaux, d’où la désindustrialisation partielle et l’augmentation du chômage dans les pays d’Europe occidentale et les États-Unis. Le centre de gravité de l’économie mondiale depuis le début du XXIe siècle s’est déplacé en Asie à la suite de l’adoption de l’économie de marché capitaliste par la Chine depuis Deng-Xiaoping (1978), précédée par la Corée du Sud, Taiwan et Singapour, puis par l’Inde.

La Chine ambitionne de devenir la première puissance économique mondiale, offrant au monde un modèle alternatif de développement et de gouvernement. « Modèle de pouvoir autoritaire, dictatorial qui entend contrôler les pensées, les comportements et les actes de sa population, pour la guider vers plus de bien-être et de puissance. Ce modèle rejette le principe de libertés individuelles, principe qui se trouve au fondement de la vie démocratique des sociétés, mais qui, en Chine, comme dans beaucoup d’autres pays, est accusé d’être la source de la décadence morale et du déclin irrémédiable de l’Occident » (p. 428). Les dirigeants de Chine, avec la dictature du Parti communiste dirigé par un nouveau grand timonier, rêvent d’une Chine devenue la première puissance économique et militaire du monde capable d’offrir à tous les peuples un modèle politique autoritaire alternatif à celui des démocraties occidentales. Les dirigeants de Russie s’appuyant sur l’habitude de l’autocratie, habillée en démocratie, tentent de reconstruire la Grande Russie impériale.

L’Occident est aujourd’hui une notion géopolitique qui, débordant les États-Unis et les pays européens, rassemble d’autres pays pour la défense d’intérêts communs : Israël, le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada. Les pays les plus hostiles à l’Occident sont un certain nombre de pays musulmans : l’Iran, le Pakistan, le Soudan, l’Émirat islamique d’Afghanistan, ainsi que les organisations armées de l’islam radical, Al-Qaida, Daech, les Frères Musulmans, Boko Haram… À l’opposé, la Russie et la Chine disposent du soutien ou de la neutralité de la plupart des pays du Sud global, c’est-à-dire des pays asiatiques, africains ou latino-américains ayant historiquement souffert du colonialisme ou de l’impérialisme des puissances occidentales. « Le dénominateur commun de toutes les oppositions à l’Occident est le refus grandissant de la domination des États-Unis sur l’ordre mondial, de son hégémonie tant économique que politique et militaire » (p. 445).

Pour tirer le bilan de ces cinq siècles de domination occidentale sur le monde, on peut constater que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une civilisation a eu un impact sur toutes les autres et que toutes les sociétés ou presque sont entrées de force dans la trame d’une histoire commune. La puissance et la richesse des puissances coloniales due au développement impétueux des sciences, des techniques et du capital industriel au XIXe siècle ont fait de l’Occident un modèle à imiter par le reste du monde. Pourtant, aucune société non occidentale, même en ayant beaucoup emprunté à l’Occident, tels le Japon ou l’Inde, ne s’est complètement ni même profondément occidentalisée. On peut s’occidentaliser sans devenir occidental. Dans le système capitaliste mondialisé, plus un pays atteint un niveau de développement économique élevé à l’aide d’innovations empruntées à l’Occident, une prospérité et une puissance militaire et financière comparables à celles des pays occidentaux les plus avancés, moins il subit l’influence et l’attrait de l’Occident, comme, par exemple, la Chine de Xi Jinping, la Turquie d’Erdogan ou l’Inde de Narendra Modi. De très nombreux États non occidentaux rejettent la démocratie et la définition des droits de l’homme telle que l’entendent l’Occident et les Nations Unies, car ils les considèrent comme une menace pour leur régime autoritaire ou dictatorial.

La démocratie, sous sa forme républicaine ou de monarchie constitutionnelle, impliquant la séparation du politique et du religieux, possède une force sociale corrosive pour les régimes autoritaires ou dictatoriaux ou les démocratures truquant et manipulant les élections, comme le montrent les diverses formes d’oppositions internes plus ou moins violentes (Printemps arabes, Révolutions de velours, oppositions pacifiques ou armées diverses). Mais l’Occident doit admettre qu’on n’exporte ni n’impose la démocratie à des peuples qui ne l’ont ni désirée, ni demandée, et que les échanges marchands, le commerce n’ont jamais fait naître la démocratie mais seulement favorisé la paix. D’autre part, les pays occidentaux doivent la protéger à l’intérieur contre les populistes et nationalistes de tous bords et l’enrichir par l’éducation de leurs citoyens.

Ce livre est le retour d’expérience d’un anthropologue de terrain qui resitue ses observations dans une tribu de Papouasie-Nouvelle Guinée à l’échelle de la géohistoire du monde. Ayant introduit en France une anthropologie économique fondée sur une analyse marxiste, il tire le bilan d’une vie de chercheur consacrée à l’évolution des sociétés non européennes qui ont subi le choc d’une modernisation née en Occident, imposée et/ou désirée. La mondialisation capitaliste occidentale qui a, pour la première fois dans l’Histoire, réussi à tenter d’imposer un modèle capitaliste et démocratique au monde entier, est remise en cause par la seconde puissance économique et militaire, la Chine, aidée par d’autres anciens empires non occidentaux, l’Inde, l’Iran ou une Turquie néo-ottomane cherchant à mobiliser une grande partie du monde musulman. L’échec de l’alternative communiste en Russie et en Chine a anéanti l’espoir qui pouvait être placé dans un « mode de production socialiste » susceptible de concurrencer et de remplacer le mode de production capitaliste qui devient incontournable. La seule perspective qui reste est la défense des régimes démocratiques occidentaux réformables et améliorables contre les régimes autocratiques ou dictatoriaux des anciens empires et de leurs alliés du Sud global. Mais les institutions démocratiques sont menacées dans la plus puissante d’entre elles, les États-Unis eux-mêmes. L’avenir est donc plein d’incertitudes. Ce livre, qui s’appuie sur l’expérience d’une vie et sur une littérature scientifique abondante, nous donne des clefs de compréhension de l’état du monde au début du XXIe siècle dans un style très clair, sous un angle encore peu abordé, celui des rapports entre colonisation, modernisation, occidentalisation et capitalisme. Fruit d’une approche à la fois anthropologique, économique et géo-historique, il nous donne à lire l’évolution des sociétés dans le temps long et dans leurs contradictions les plus récentes.