Juifs et musulmans en Algérie, VIIe-XXe siècle, rédigé sous la plume de Lucette Valensi, historienne spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de l’islam méditerranéen et directrice d’études émérite à l’EHESS, est le deuxième volume d’une série de douze livres commandés par le Projet Aladin sous l’égide de l’Unesco.

Ce projet est né à l’initiative de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah en 2009, avec pour objectif de départ de remplir un vide en matière de connaissance, à savoir l’histoire de la Shoah dans le monde arabo-musulman. Publié en 2016 dans la collection « Histoire partagée » et réédité dans la collection « Texto » en 2023, l’ouvrage de Lucette Valensi s’inscrit dans une politique générale et éditoriale du Projet Aladin qui se donne pour objectif de contribuer à « un rapprochement interculturel entre les mondes juifs et musulmans par la diffusion des savoirs et au rejet de toutes les formes de révisionnisme historique ».

Dans la préface de l’ouvrage, Michel Abitbol, directeur de la collection « Histoire partagée » chez Tallandier, et Abdou Filali-Ansary qui préside le comité scientifique de la collection, expliquent que la série d’ouvrages dont celui de Lucette Valensi fait partie se donne l’ambition de retracer, par aire géographique, l’histoire des relations entre les juifs et les musulmans des origines de l’islam à nos jours. Ils insistent sur la diversité et la complexité des relations judéo-musulmanes au sein de ces aires géographiques. Plus que tout, ils souhaitent sortir des clichés souvent contradictoires qui présentent ces relations comme « une suite interminable de sévices et de persécutions » ou à l’inverse « un âge d’or de tolérance et de convivialité brutalement interrompu par la colonisation et le sionisme ».

En s’appuyant sur une riche historiographie à la fois française et anglophone, Lucette Valensi  cherche à comprendre les relations que les juifs et les musulmans ont entretenues depuis le VIIe siècle jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Toutefois, elle insiste sur les terminologies et préfère employer le terme de Maghreb central pour la période médiévale puisque ce territoire se trouve tantôt sous la domination d’une dynastie marocaine à l’ouest, tantôt sous celle d’une dynastie ifriqiyenne à l’est. Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle, sous la domination de la milice turque d’Alger, que la régence d’Alger peut être considérée comme l’ancêtre direct de l’Algérie d’aujourd’hui.
Lucette Valensi articule son ouvrage Juifs et musulmans en Algérie en deux parties. La première, divisée en trois chapitres, est consacrée aux VIIe-XIXe siècles, au sein de laquelle l’historienne montre dans cette longue histoire que les juifs du Maghreb central n’ont pas vécu en vase clos, que ce soit au cours des règnes des grandes dynasties berbères ou pendant la période ottomane. Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’historienne explore au sein de quatre chapitres « l’expérience coloniale, entre cooptation et exclusion » depuis 1830 jusqu’au « double exil » vers la France des juifs du Maghreb et des maghrébins musulmans.

La longue histoire que les juifs du Maghreb – VIIe-XIXe siècles

Dans la première partie, Lucette Valensi étudie les relations judéo-musulmanes sous la souveraineté musulmane.

Dès le départ elle ne présuppose pas d’une spécificité juive et tente de comparer les expériences de cette communauté aux autres composantes de la société. C’est ainsi qu’elle rappelle qu’au travers des différentes crises que traverse le Maghreb central, notamment au moment des conquêtes destructrices des Almoravides puis Almohades, « toute la population a souffert de cette instabilité et de cette insécurité » dues aux rivalités politico-militaires. Elle insiste également sur les longues périodes de prospérité de certaines régions du Maghreb centrales qui ont été épargnées par les turbulences.

Toutefois, l’autrice rappelle que la communauté juive a subi deux vagues de persécutions violentes au cours du Moyen Âge : l’une au XIIe siècle sous les Almohades au nom de la « purification religieuse » et la seconde au XVe siècle avec la destruction des juifs du Touat et les torrents de haine déversés par l’influent juriste Al-Maghîlî. Enfin, elle insiste sur le fait que la population juive n’est pas la seule communauté qui a vécu comme une minorité dominée. Les femmes, les esclaves et les affranchis ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les hommes musulmans adultes et doivent également être considérés comme des « sujets dominés ».

Au sein de la régence d’Alger, « la société composite et cloisonnée de l’Algérie inclut finalement les juifs mais dans une place qu’ils doivent savoir garder ». Toutefois, l’autrice rappelle que « les communautés juives n’ont pas vécu en vase clos sous la régence ottomane ». En effet, à l’échelle locale, les juifs sont inclus dans le domaine économique du fait de l’interdépendance entre les acteurs juifs et musulmans. Proches du pouvoir ottoman d’Alger, certaines familles juives jouent également de leurs relations dans les domaines économique et diplomatique, mais de manière plus ou moins précaire.

 L’expérience coloniale, entre cooptation et exclusion

Dans la seconde partie, Lucette Valensi poursuit son étude des relations judéo-musulmanes dans une société qui compte désormais deux nouveaux acteurs : l’administration française et la population colonisatrice. L’autrice rappelle que si les ouvrages sur les Algériens colonisés et sur les juifs d’Algérie sont désormais nombreux, ceux qui interrogent les relations judéo-musulmanes  sur la période coloniale sont encore rares et témoignent de lacunes historiographiques qui restent à combler.

À partir de 1830, les 17 000 juifs d’Algérie bénéficient des mesures édictées sous le premier Empire, organisant notamment le Consistoire. L’historienne affirme que l’objectif premier des autorités coloniales est de contrôler les populations. Par conséquent « les fonctions des consistoires étaient moins religieuses que sécuritaires ».

En 1870, le décret Crémieux accorde aux juifs d’Algérie la citoyenneté française, synonyme d’élévation sociale. Ainsi, la distance entre juifs et musulmans se creuse du fait des bouleversements introduits par la colonisation. Pourtant les population juive n’est pas véritablement assimilée, victime de l’antisémitisme colonial symbolisé en 1934 par les émeutes antijuives de Constantine.

Lorsque débute la guerre d’indépendance en 1954, 130 000 juifs majoritairement citadins vivent en Algérie. Au sein du chapitre consacré à ce conflit, Lucette Valensi montre parfaitement la distance qui existait alors entre la majorité des juifs et le nationalisme algérien puis leur exode vers la France.

L’autrice insiste toutefois sur les travaux  de recherche qui restent à mener sur la situation des juifs dans la guerre et après l’indépendance.

En conclusion, Juifs et musulmans en Algérie est un livre essentiel pour ceux qui cherchent à approfondir leur compréhension de l’histoire de l’Algérie depuis le début de l’ère islamique, ainsi que les relations entre les communautés juives et musulmanes qui ont marqué ce pays. Ce qui rend cet ouvrage particulièrement intéressant est la manière dont l’historienne met en évidence les dynamiques complexes et les enjeux multiples qui ont influencé les relations entre les deux communautés. Elle examine les facteurs socio-économiques, politiques, religieux et culturels qui ont façonné ces relations, en soulignant l’importance de la colonisation française et de l’émergence du nationalisme algérien. Grâce à son analyse rigoureuse et avec une grande maîtrise du sujet, Lucette Valensi offre une contribution précieuse à la compréhension de ces questions complexes et souvent méconnues.