Des incursions vikings à l’origine de la création de la Normandie jusqu’à l’aube du XIIIe siècle, « L’épopée des Normands » raconte trois siècles d’exploits accomplis par des ducs ou simples chevaliers en France, en Angleterre, avec Guillaume et en Méditerranée, là où chrétiens et musulmans s’affrontèrent.
Ces réussites normandes en Europe et en Méditerranée s’expliquent à la fois par la supériorité militaire des chevaliers et par leur aptitude à s’adapter à des pays différents et à les administrer avec une grande efficacité.
Pierre Bouet est maitre de conférences honoraire en latin médiéval de l’université de Caen et spécialiste reconnu des chroniques grecques, latines et françaises qui constituent les sources incontournables de la geste normande.
François Neveux, professeur émérite en histoire médiévale de l’université de Caen, a publié de nombreux ouvrages sur la Normandie médiévale.
Ce nouvel ouvrage reprend et regroupe pour une sorte de synthèse approfondie de l’épopée normande, certains ouvrages précédents des deux auteurs. On pensera à « L’aventure des Normands – VIIIe – XIIIe siècle » pour François Neveux et « Rollon, le chef viking qui fonda la Normandie » pour Pierre Bouet.
Si la supériorité militaire fut incontestable notamment dans les conquêtes d’Etats comme pour l’Angleterre ou la Sicile, peut-on y voir une continuité avec les raids des vikingsLes auteurs ont fait le choix d’écrire le vocable viking sans majuscule, puisqu’il ne signifie ni un peuple, ni une civilisation, mais littéralement « l’activité de marins audacieux ». du IXe siècle ?
Des vikings pillards aux Normands bâtisseurs d’empire, quelle continuité ?
Les deux auteurs s’attachent dans une première partie à dissocier les invasions vikings du IXe siècle avec les trois siècles de construction d’Etats normands en Europe et en Méditerranée. Un tel paradoxe – alors que le grand public les associe – mérite développement.
Il s’agit d’abord de rappeler ce qu’a été pour les contemporains du IXe siècle, le bouleversement causé par ces invasions brutales qui ont terrorisé les populations et désorganisé les élites des peuples qui y ont été confrontés.
La réalité de la violence viking
Les récentes découvertes comme la tombe d’un guerrier viking – en fait une guerrière – ou la meilleure connaissance d’une civilisation dont le pillage était la facette la plus connue, et qui avait ainsi pu en occulter les aspects marchands ou culturels montrent tout l’attrait d’un monde fascinant. Témoignages de cet intérêt, les revues historiques, les séries et les jeux vidéos sur le sujet.
Le témoignage essentiel dont nous disposons est l’oeuvre du chanoine Dudon de Saint-Quentin, envoyé à la cour ducale de Richard 1er de Normandie, et qui rédige l’histoire des premiers ducs. Il y inclut donc celle de Rollon, connu du grand public comme le chef viking s’étant converti au christianisme en échange d’un vaste territoire allant d’Avranches à la vallée de la Seine que le roi Charles le Chauve lui concède par le traité de St Clair sur Epte en 911.
Dudon n’élude aucunement l’extrême violence des pillards vikings qui durant un siècle se livre au massacre des populations, à l’asservissement des survivants et à la destruction des abbayes, lieux religieux, certes, mais aussi centres de commerce et de développement économique. La Neustrie carolingienne, entre Seine et Loire en fut particulièrement meurtrie. Paris est assiégée pendant plus d’un an par des dizaines de milliers de vikings avec plus de 700 navires…
les raisons de ces raids dévastateurs
Les chroniqueurs contemporains y voient la marque du châtiment divin envers les Francs corrompus et dont les vikings seraient le bras de Dieu.
La surpopulation, souvent évoquée, n’est pas non plus convaincante. En effet les raids se traduisaient par l’établissement de comptoirs et le retour en terre natale était la norme. Ce n’est qu’à la fin du IXe siècle que la colonisation de terres (Islande, îles anglo-saxonnes..) a lieu.
Les sagas scandinaves insistent sur le désir de s’enrichir, lié plus prosaïquement au commerce et aux voies maritimes des mers du Nord bien connues à l’époque. Grâce à leurs bateaux à fond plat permettant la navigation fluviale, ils passent en Méditerranée ou en Mer Noire. Pour eux, troc et échanges se confondent avec le pillage… Autre traffic encouragé, la pratique de l’esclavage, fort lucrativeRouen était célèbre pour son marché aux esclaves..
Il ne faut pas oublier non plus que la violence n’était pas l’apanage des seuls pillards du Nord. La conquête carolingienne en Saxe au nom de la religion chrétienne avait été d’une cruauté inouïe. Et le déclin de l’empire à la suite des partages successoraux et des rivalités intestines entre les petits-fils de Charlemagne allaient aiguiser l’audace des Scandinaves. Les chroniqueurs sont du reste très sévères avec la faiblesse des rois Francs incapables de défendre leurs territoires.
Les vikings en Normandie, la seule intégration réussie à la civilisation occidentale
Rollon connaît une vie semblable aux autres chefs vikings, participant pendant des décennies au pillage systématique de la Neustrie. Mais sa défaite à la bataille de Chartres en 911 et la lassitude d’années de combats et de ravages le conduisent à négocier une paix avantageuse avec les Francs, paix qu’il comprend qu’elle doit être consolidée par une intégration à un territoire de culture franque. D’où les conversions générales de ses hommes, les mariages inter-ethniques sous l’égide des évêques et la création de nombreuses abbayesC’est à l’époque de Richard 1er, en 965-966, qu’est érigée l’église de Notre-Dame-sous-Terre, premier édifice sur le Mont-Saint-Michel marquant la limite occidentale du duché, face aux Bretons. .
Un choix visionnaire alors que les autres principautés, notamment dans les îles anglo-saxonnes, ne purent être pérennisées. Et ce sera bien de Normandie que se constituera 2 siècles plus tard le royaume normand en Angleterre.
Les Etats normands, trois siècles d’histoire glorieuse
De la Normandie, il y a un premier axe d’expansion vers le nord et les îles britanniques, puis un autre vers la Méditerranée avec l’affrontement entre chrétiens et musulmans auquel les chevaliers normands participèrent activement.
On a longtemps retenu la supériorité militaire des chevaliers normands, magnifiée par la tapisserie de la reine Mathilde, dite « Tapisserie de Bayeux », femme aimée de Guillaume le Batârd , 7e duc de Normandie. D’autres facteurs sont bien sûr à prendre en compte : la capacité à respecter la culture des peuples soumis, nonobstant la brutalité avec laquelle ils imposèrent leur autorité ; le soin méticuleux à organiser la gestion des territoires conquis ; enfin le facteur chance, ayant souvent accompagné tel ou tel chef connu pour sa bravoure ou son intelligence tactique.
Dernier aspect et non des moindres, la capacité des conquérants à se forger une image de supériorité lié au mythe du « Peuple normand » (Gens Normannorum), choisi par la Providence pour assurer l’ordre chrétien.
De l’Etat normand au royaume d’Angleterre (1000-1087)
Une histoire bien documentée
L’histoire de la Normandie des XIe et XIIe siècles est connue à travers une série d’historiens, dont Guillaume de Jumièges qui continua l’oeuvre de Dudon avec les ducs suivants jusqu’à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant. L’archidiacre de Lisieux et chapelain du duc, Guillaume de Poitiers, fit une analyse précise de la situation politique de l’époque et rendit compte avec précision des importants préparatifs que l’expédition d’Outre-Manche impliquait pour la réussite de la conquête. Enfin le moine franco-anglais Orderic Vital fut le témoin avisé des aspects que prit l’appropriation brutaleSelon Orderic Vital, la terrible répression de la « grande révolte du Nord de 1069-1070 aurait fait près de 100 000 victimes, soit 10% de la population anglaise de l’époque. (car ponctuée de révoltes importantes) du territoire anglo-saxon par les vainqueurs.
Un profond bouleversement pour l’Angleterre
Si le peuple reste saxon, l’aristocratie des earls est la plus touchée. Beaucoup d’entre-eux étaient morts au combat, les autres furent remplacés par les chevaliers vainqueurs, Normands, mais aussi Bretons, Manceaux et autres continentaux.
Guillaume introduisit le droit féodal, inconnu en Angleterre et construisit plus de 500 mottes féodalesL’une des 3 mottes érigées à Londres devint la célèbre « Tour de Londres » (White Tower) érigée à partir de 1078 en pierre de calcaire de Caen, et modèle de nombreux donjons érigés au XIIe siècle en Angleterre et en Normandie., points hauts de défense quadrillant le territoire anglais.
Le roi se montra en outre en « bon fils de l’Eglise » en soutenant la réforme grégorienne contre l’empereur germanique partisan de l’indépendance du pouvoir séculier face au pouvoir papal.
Le Domesday Book témoigne du modèle de bonne administration que fut celle de Guillaume en Angleterre : avec le « livre du Jugement Dernier », le roi, tel le Christ, connaissait tout de ses sujets en faisant effectuer le recensement de ce qu’ils possédaient et leur nombre. Aucun pays de l’époque en Occident ne pouvait se prévaloir d’une telle organisation juridique et fiscale.
La conquête de l’Angleterre fut un événement géopolitique majeur de l’histoire européenne qui bouleversa les équilibres du temps en faisant du royaume une nouvelle puissance apte à jouer un rôle continental. Guillaume, par ses qualités de guerrier et d’organisateur y fut pour beaucoup.
Pendant ce temps, d’autres Normands se lançaient dans une autre aventure, certes différente par les moyens et les buts, mais ô combien évocatrice du dynamisme d’un peuple singulier pour l’époque.
De la conquête de l’Italie du Sud au royaume de Sicile (1087-1194)
Des chevaliers en quête de gloire
L’aventure des Normands en Sicile n’est pas comparable à l’entreprise d’Etat extrêmement élaborée par Guillaume en Angleterre. En ce sens, elle s’inscrit plutôt dans la continuité des raids vikings, avec des caractéristiques nouvelles liées à la féodalité franque que les chevaliers normands avaient adoptés en s’acculturant à la civilisation occidentalo-chrétienne.
Les récits de leurs exploits nous sont parvenus, avec des chroniqueurs tels Orderic VitalDéjà présent à Hastings. Cf supra., à la fois admiratifs et contempteurs des comportements normands.
Pourquoi la Méditerranée ?
On circule beaucoup au XIe siècle
On s’imagine le monde médiéval comme immobile, les distances étant parcourues à pied. Il n’en est rien ! Toutes les catégories sociales font preuve d’une grande mobilité : les princes se déplacent continuellement dans leurs territoires, les chevaliers recherchent les meilleures opportunités de gloire et de richesses au loin, les marchands vont de foire en foire. Tout un petit peuple de colporteurs, pélerins, mercenaires empruntent les même routes. Livres et idées empruntent les mêmes axes…
un désir de reconquista face à la menace arabo-musulmane
L’appel religieux se mêle à l’appel aux exploits guerriers. Les Normands y répondent volontiers, souvent comme dirigeants de mercenaires issus des provinces franques, bretonnes et bourguignonne.
Pour ce qui est de la Sicile, il aurait été difficile d’imaginer pour ces mercenaires de s’emparer d’une terre conquise par les Arabes et convoitée par les empereurs byzantin et allemand et le Pape !
L’exploit des Normands en Italie du Sud
À l’origine, des pèlerins normands motivés par la défense des lieux chrétiens italiens souvent en butte aux razzias musulmanes, puis des chevaliers appelés par les Lombards pour lutter contre l’hégémonie greco-byzantine sur le sud de la péninsule. Les Normands montrent leur bravoure et de leur supériorité technique dans les combats ; ils reçoivent en outre le soutien des papes « grégoriens » contre les empereurs germaniques, opposés à la nomination du pape par les cardinaux. Ainsi, l’un des fils de Tancrede de Hauteville, Robert Guiscard, reçoit du pape Nicolas II « la couronne ducale des Pouilles, de Calabre et la future couronne de Sicile, par la grâce de Dieu et de Saint-Pierre » en 1059.
La conquête de la Sicile
Le rôle des femmes dans la réussite normande
Avec leur supériorité militaire et leur réalisme dans la gestion des affaires, l’autre aspect essentiel de la réussite normande est leur politique matrimoniale. Les chevaliers vainqueurs cherchent systématiquement à légitimer leur conquête en épousant une princesse issu du camp vaincu. Les ducs nouent des alliances européennes ; on a vu que Guillaume associait étroitement Mathilde a ses décisions en lui confiant de fortes responsabilités et Roger fait de même avec Judith d’Evreux lors de la conquête de la Sicile.
1073 ou l’apogée de la gloire normande
En 1073, les Normands, vassaux de la papauté, connaissent une notoriété internationale à la suite de leurs exploits sur Bari la byzantineLes Pouilles et la Calabre quittent le giron gréco-byzantin pour la 1ère fois depuis l’Antiquité classique. et Palerme la sarrasine, parachevés par la prise de Salerne aux Lombards.
Le royaume normand de Sicile (1130-1194)
Roger, fils de Robert Giscard est couronné roi de Sicile le 25 décembre 1130, jour de Noël par le pape, comme le furent Charlemagne et Guillaume avant lui. Ce qui n’empêche pas les révoltes de ses baronsUne question récurrente qui rappelle l’histoire viking et mériterait un éclaircissement : Guillaume en Angleterre et en Normandie doit continuellement faire face en priorité à ses vassaux normands, les Hauteville y seront continuellement confrontés en Méditerranée…, alors qu’il assure, provisoirement la pérennité de son royaume face aux empereurs germaniques et byzantins et aux musulmans. Mais la mort prématurée et sans héritier de son petit-fils Guillaume II « le Bon » – pourtant l’égal de l’empereur Frédéric Barberousse – va mettre fin à la dynastie Hauteville.
Un héritage culturel cosmopolite
Les ducs et rois normands de Sicile ont laissé en héritage, une architecture au départ de conception normande, et influencée par les canons byzantins et musulmans. Ils sont polyglottes, car gouvernant des populations diverses et de fait entretiennent des rapports à la fois conflictuels et partagés avec leurs voisins.
En ce sens, ils s’inscrivent dans le grand courant de conflit et d’échanges entre monde chrétiens et musulmans du temps des Croisades.
Les Etats Plantagenets en Normandie et en Angleterre
L’histoire des Plantagenêts, Anglo-Normands héritiers du comté d’Anjou est bien connue et ce qui a pu être qualifié de « 1ère guerre de Cent Ans ». Les auteurs reviennent longuement sur sa chronologie et sa lutte avec les Capétiens du royaume de France.
l’héritage architectural
On se contentera ici de souligner l’évolution architecturale du XIIe liée aux progrès de la poliorcétique, mais qui reprend le principe de la motte féodale et du donjon en tour carrée, dont de beaux exemples subsistent encore en Italie méridionale et en Sicile.
L’architecture religieuse s’inspire des modèles franco-normands comme la cathédrale de Cefalù en Sicile ou des modèles byzantins, comme celle la merveille de Montreale à Palerme.
Conclusion
Sur la continuité viking / Normand, une réalité prosaïque. La notion de Gens Normannorum a permis de magnifier une origine peu glorieuse associée aux pillages.
De plus, à la bataille d’Hastings, l’aile gauche de l’armée était bretonne et l’aile droite flamande et franque. La Tapisserie de Bayeux appellent les Normands Franci et les chroniques transalpines parlent de Galli. Robert Guiscard, comme Le Conquérant imposent comme parler officiel la langue d’oïl, tout en parlant la langue des peuples locaux. Ce qui est par contre indéniable, c’est que le commandement l’était.
Sur leur réussite, si elle ne tient pas au comportement viking, on peut considérer avec Orderic Vital (qui n’était pas Normand) que les Normands ont su gagner des batailles, tenir le pays conquis par la force et réunir les conditions d’une paix durable par une gestion intelligente des populations, des ressources et des élites. C’est d’ailleurs dans ces 2 royaumes normands qu’apparurent les fondements juridiques des Etats modernes.
Enfin, la conjonction historique de la réforme grégorienne avec l’expansion normande fut un facteur chance essentiel pour cette extraordinaire aventure…