Tomi Ungerer, génial illustrateur, auteur de livres pour enfants, lauréat du prix Hans Christian Andersen en 1998, né à Strasbourg en 1931, résident américain de 1957 à 1976, résident irlandais, habitant du monde, est décédé en février 2019. Juste à temps ! (Non stop, en anglais) est son dernier album, son dernier opus, une sorte de testament laissé à l’humanité et aux enfants en particulier. L’univers y est quasi aussi sombre que dans Les Trois Brigands (1961) Jean de la Lune (1966) ou Le Géant de Zeralda (1967). En quelques mots : l’histoire. Vasco est un jeune garçon qui se retrouve seul sur Terre après que l’humanité a décidé de rejoindre la Lune :
Les oiseaux, les papillons et les rats étaient partis.
L’herbe et les feuilles s’étaient flétries.
Les fleurs n’étaient plus que des souvenirs.
Les rues et les immeubles étaient abandonnés.
Tout le monde était parti sur la Lune.
Ainsi commence l’album, sur une note de fin du monde. Vasco, malgré tout, est resté. Sauvé par son ombre, il parvient, juste à temps, à éviter tous les dangers : la foudre, le séisme, les inondations, la glaciation, le réchauffement climatique, la montée des eaux, l’explosion chimique et la pollution, la guerre. Face au chaos ambiant, par hasard, il va trouver la force de vivre, un chemin à poursuivre. Derrière un mur, un être extraordinaire, Rien, lui donne une lettre à remettre à sa femme malade. Après quelques péripéties et un naufrage, il arrive dans un hôpital où il trouve la femme en question. Elle lui donne une autre mission : prendre soin de son enfant, Poco. Encore une fois Vasco va braver les dangers et la déconfiture planétaire pour offrir à Poco un havre de paix en pleine lumière.
En se concentrant sur l’adorable petit visage de Poco,
Vasco résista à la peur et au doute.
Juste à temps ! est à la fois un testament, un réquisitoire contre l’humanité et une bouteille d’eau à la mer, un plaidoyer pour l’espoir. Testament, l’ouvrage est dédicacé à ces petits-enfants, Felicity et Ciaran, « tournés vers l’avenir ». On y retrouve les atmosphères sombres propres à l’univers d’Ungerer, celui d’une enfance marquée par la guerre, la mort du père frappé par une septicémie foudroyante alors qu’Ungerer n’avait que trois ans. On y retrouve la fable et le récit à message.
Réquisitoire, l’album montre un monde détruit par l’activité humaine. Les catastrophes naturelles à répétitions auxquelles échappe Vasco, juste à temps, trouvent toutes une origine dans l’activité d’apprenti alchimiste des hommes. C’est à la fin de l’album qu’apparaissent les gigantesques usines polluantes prêtes à imploser et les chars d’assaut prêts à tout raser. « Il faut traumatiser les enfants » affirmait régulièrement Tomi Ungerer. « Si j’ai conçu des livres pour enfants, confie-t-il aux auteurs du catalogue 33 Spective en 1990, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part pour choquer, pour faire sauter à la dynamique (sic) les tabous, mettre les normes à l’envers ». À travers les images sombres, les catastrophes à répétition, les labyrinthes, les nuages menaçants, c’est toute la « souffrance du monde », la Weltschmerz développée par philosophe allemand Jean Paul, que le lecteur prend en pleine face.
Plaidoyer, car rien n’est inéluctable. Au milieu d’un monde en déliquescence, au milieu du chaos, il faut trouver un sens à la vie, une direction pour avancer. Sur un mur, en lettres capitales, Ungerer a fait figurer sa devise : « DON’T HOPE COPE » (N’espère pas, bats-toi). En 2011, dans une interview donnée à la journaliste Nathalie Chahine pour L’Express, Ungerer confiait que cette devise lui était venue après les nombreux déboires traversés lorsqu’il s’était pris de devenir agriculteur en Irlande au milieu des années 1970. To cope, c’est aussi faire face. La vie ne nous impose-t-elle pas toujours de faire face ? L’ouvrage nous invite donc à réfléchir, à réagir. N’est-il pas une sorte de théodicée, au sens où l’entend Leibniz, c’est-à-dire un discours qui nous engage à penser que malgré les souffrances du monde, il existe une direction, un sens à chercher ? C’est ce que parvient à trouver Vasco, épigone du navigateur portugais Vasco de Gama qui trouva une autre route vers les Indes au XVe siècle.
L’ouvrage est également dédicacé au frère aîné de Tomi Ungerer, Bernard, « qui dut se tourner vers l’avenir et qui devint [son] ombre éclaireuse après la mort de [leur] père ». Ces propos nous invitent à relire la couverture, à repenser le titre et sa traduction française. Sur la première de couverture, Vasco tient Poco (l’avenir ou un peu de Rien) dans ses bras. Devant lui, deux grandes marches, et le néant derrière. « L’ombre éclaireuse » de Vasco lui montre le chemin. Dans la version française, le titre « Juste à temps ! », leitmotiv du texte d’Ungerer dans l’album, apparaît dans le noir du néant au-dessus de la dernière marche. Ce titre peut suggérer le doute, le suspens, éventuellement le happy end d’être sauvé juste à temps. Dans la version originale, Non stop est le titre choisi par Ungerer. Il apparaît sur la dernière marche. Les deux mots du titre se trouvent séparés par l’ombre de Vasco. Il n’y a aucun doute dans ce titre : il faut continuer (non-stop) à avancer, ne pas s’arrêter (no stop). La quatrième de couverture montre que l’ombre éclaireuse avait raison ! Après l’escalade et l’escarpement, la pente douce. Nulle place au doute ou à l’espérance, il faut agir, prendre un chemin quel-qu’il soit.
Juste à temps ! ou Non Stop est une leçon de vie, une philosophie de l’habiter laissant à l’homme sa condition géographique.