Jean-Claude Chamboredon a marqué le renouveau de la sociologie française dans les années 1960 aux côtés de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, avec lesquels Chamboredon écrit en 1967 un ouvrage méthodologique de référence, Le Métier de sociologue, réédité en 2005. Né en 1938, il s’est formé à la sociologie au Centre de sociologie européenne, créé en 1960 par Raymond Aron, et dont le secrétariat était assuré par Bourdieu. Chamboredon va enseigner à l’ENS jusqu’en 1988 avant de rejoindre Passeron à l’EHESS. Fondateur du Laboratoire de sciences sociales à l’ENS, il y a formé plusieurs générations de sociologues.

Le présent ouvrage rassemble des articles parus entre 1977 et 1994 et réunis par deux sociologues, Gilles Laferté, directeur de recherche à l’INRA et membre du CESAER (Centre d’Économie et de Sociologue appliquées à l’Agriculture et aux Espaces Ruraux), et Florence Weber, professeure de sociologie et d’anthropologie sociale à l’ENS. Cette collection d’articles veut montrer la cohérence du projet intellectuel de Chamboredon, à la croisée de plusieurs disciplines telles que l’histoire de l’art et de la littérature, l’histoire politique et la sociologie des campagnes françaises, l’histoire des représentations, l’urbanisme et la géographie sociale.

Dans l’introduction, les éditeurs précisent que le présent volume vient clore la publication de l’œuvre complète de Jean-Claude Chamboredon. Territoires, culture et classes sociales rassemble douze textes et a pour objectif de défendre une manière de faire science en insistant sur les apports des travaux de Chamboredon aux sciences sociales, ce que les auteurs appellent une « cumulativité située ». Trois grands apports se dégagent de la collection des douze articles : une sociologie critique de l’espace, une sociologie des classes plus sensibles aux variations territoriales, l’image d’un territoire et l’identité territoriale. Pour présenter ces trois grands axes, les éditeurs ont découpé l’ouvrage en cinq parties de tailles assez déséquilibrées.

  1. Les deux manières de Jean-François Millet (1 article)

Ce premier article constitue à lui seul une partie. Il est mis en exergue pour montrer la spécificité de la pensée vagabonde de Chamboredon qui, à partir de l’étude comparée de tableaux de Jean-François Millet et de Gustave Courbet, croise histoire de l’art, histoire de la littérature, histoire des représentations lui permettant de questionner les paysanneries et la ruralité. La peinture de Millet, entre 1848 et 1870, va fixer une image durable du paysan au moment où le monde des campagnes passe du rôle de facteur de désordre (révoltes rurales, jacqueries, etc.) à celui de facteur d’ordre.

  1. Les usages sociaux des espaces ruraux (3 articles)

Dans le premier article de cette partie, Chamboredon s’attache à montrer les changements d’usages urbains de l’espace rural, abordant ainsi la question des « usages sociaux du territoire ». Il note les transformations de l’usage du sol, les stratégies d’émigration et d’immigration de la ville vers la campagne et réciproquement, commandant ainsi des formes diverses de « dépaysannisation ».

Il observe l’arrivée de néo-ruraux qui viennent mettre sous tension deux cultures : une « culture rurale » et une « culture urbaine ». Chamboredon se concentre sur les propriétaires terriens non-paysans. Parmi eux ils distinguent trois catégories : les « héritiers urbains dépaysannés », les « acheteurs bourgeois de domaines » et les « consommateurs urbains de la campagne ». Ce sont les transformations subies par les espaces ruraux, désagricolisation, dépaysannisation, qui transforment peu à peu ces espaces en espaces de loisirs pour la consommation urbaine. Chamboredon observe : « la campagne, d’abord devenue espace agricole spécialisé se transforme […] en espace rural sans fonctions productives nettes ; c’est l’avènement du cadre spatial de l’idylle et de la bucolique. La campagne comme pure nature, comme cadre rural de la distraction des urbains est le terme et non l’origine d’un processus […] » (p. 85). L’auteur parle aussi de « mythe de l’autochtonie » et du « rêve de la paysannitude ». Ces deux phénomènes tendent à vouloir minimiser les échanges avec la ville. « Constituer le village paysan comme un microcosme n’est-il pas illusoire dans un contexte culturel où la pénétration de la ville et de la campagne est si profonde et si ancienne ? » (p.81).

Avant Pinçon et Charlot, Chamboredon s’est intéressé à la chasse, non pas la chasse à courre mais aux sociétés de chasse rurales. « De toutes les associations locales, c’est la société de chasse qui s’identifie le mieux à la commune dont elle dépend » (p.98). Les néo-ruraux, propriétaires de terres et de résidences à la campagne, sont souvent opposés à cette chasse qui contredit leur idéal bucolique de la campagne. L’étude sociologique, à laquelle Chamboredon se livre, montre globalement une croissance du nombre de chasseurs. Les transformations qu’a subi la chasse s’avèrent un exemple privilégié de la contradiction croissante des usages de l’espace rural. Chamboredon montre que la chasse est devenue un enjeu de classe symbolisant la lutte pour le monopole de l’usage du territoire.

  1. Enquêter sur les appartenances territoriales (3 articles)

Au début des années 1980, Chamboredon propose deux concepts, l’image d’un territoire et l’appartenance territoriale, qui permettent de dépasser les limites de la notion d’identité. Les années 1970 ont été un moment de « revendications territoriales » fort (bretonnité, occitanité…). Ces revendications s’affichaient souvent par opposition à l’État et aux grandes métropoles et exprimaient une volonté forte de « retour » à la ruralité. Chamboredon étudie, également, le développement de la fonction symbolique de la campagne comme « nature » (lieu de repos, de régénération, de contemplation) idéalisée.

  1. Retour à la morphologie sociale (3 articles)

Dans cette partie sont regroupés trois textes évoquant les grands ensembles. Chamboredon tente de décrypter les perceptions très défavorables de ces constructions périurbaines sorties de terre au début des années 1950. Certaines de ces perceptions pourraient s’expliquer par la co-présence de populations très différentes s’opposant par leurs valeurs et par leur style de vie. S’appuyant sur diverses études menées à différents moments, il montre que la clientèle des offices d’HLM de l’agglomération parisienne comptait, au milieu des années 1960, 46% d’ouvriers, 26% d’employés et 22% de cadres moyens. La clientèle de la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts se composait de 23% d’ouvriers, 31% d’employés et 46% de cadres moyens. Ces deux organismes sont les bailleurs des grands ensembles, possédant chacun une politique différente d’attribution des logements. Vis à vis de ces vastes projets immobiliers, chacun des catégories sociales aura sa propre trajectoire : les plus aisées considérant l’appartement comme une étape intermédiaire avant l’installation en maison individuelle, les autres comme un apex. Le résultat global conduit à une forte évasion par le haut des catégories les plus aisées et les plus jeunes et à l’élimination par le bas des catégories les plus précaires.

La conclusion de Chamoredon est sans appel : « le résultat net est une sorte de déclassement social des cités, gagnées par des catégories auxquelles l’accès au grand ensemble était auparavant plus difficile » (p.220). Ce « déclassement » est accéléré du fait qu’au moment où les bâtiments requièrent le plus d’entretien (20 ans après leur construction), ils sont occupés par une population pour qui il est impossible d’augmenter le loyer.

  1. Pour une iconographie sociale (2 articles)

Dans cette dernière partie, Chamboredon s’attache à démontrer le rôle des images dans la construction identitaire d’un territoire à différentes échelles, qu’il soir rural ou national. L’ouvrage qui avait débuté avec Les Glaneuses de Millet comme image de la ruralité se termine par ce même tableau comme image de la construction identitaire nationale.

            La lecture d’un tel ouvrage montre combien les travaux menés par Chamboredon dans les années 1980-1990 sont toujours d’actualité et que les concepts qu’il développe, à l’instar de l’image territorial, l’identité territoriale, sont des concepts qui sont au cœur de la géographie contemporaine, liées à l’habiter et à la condition géographique. On déplorera sans doute, d’un côté, les redites difficilement évitables dans ce genre de recueil. On comprendra, d’un autre côté, que ces redites, dans des textes répondant à différentes thématiques, tendent à montrer l’extrême cohérence de la pensée de Jean-Claude Chamboredon et que tous les axes de ses recherches (les relations ville/campagne, la ruralité, l’iconologie, les grands ensembles) se retrouvent liés pour appréhender les territoires et leurs sociétés.