L’ouvrage que publient aujourd’hui les Presses Universitaires de France avec le concours de la ville de Compiègne et du Mémorial de l’Internement et de la Déportation, a été écrit par un déporté au camp de concentration de Buchenwald, de septembre 1943 à avril 1945. C’est la grande originalité de ce texte, conçu par son auteur comme un « reportage vécu » et écrit avec un immense souci de précision documentaire dans l’intention de le publier dès son retour. Cette publication ne put être menée à bien, pour des raisons matérielles, alors qu’il avait relu et corrigé le texte du manuscrit. Retrouvé par ses petits-enfants il y a quelques années, présenté aux historiens du Mémorial de l’Internement et de la Déportation de Compiègne qui en ont souligné toute l’importance, il nous est accessible aujourd’hui, alors que son auteur est mort des conséquences de sa déportation en 1949. Historien de la résistance au camp de Buchenwald, Olivier Lalieu qui a rédigé une préface de grande qualité, estime que l’on doit considérer ce récit « comme un témoignage exceptionnel, brut et authentique ».

L’auteur, Jean Hoen

D’origine lorraine, il est né en 1884 à Paris. Comme son père, il est menuisier-ébéniste de formation. Durant la Première Guerre mondiale, il est blessé sur le front de l’Argonne en 1915, puis il est employé au service de l’industrie aéronautique pour laquelle il façonne des hélices. Durant l’entre-deux-guerres, il change de métier à plusieurs reprises. En 1939, il est réquisitionné en raison de ses connaissances professionnelles en aéronautique. Après la débâcle, il s’installe à Marseille, laissant sa famille au Perreux-sur-Marne. Il continue à travailler pour la même entreprise sous le régime de Vichy puis sous l’occupation allemande de la zone Sud. Dénoncé par ses logeurs, parce qu’il fournissait des papiers permettant de passer en Afrique du Nord, il est arrêté par la Gestapo le 1er mars 1943. Son épouse obtiendra en janvier 1954 l’attribution à titre posthume de la carte de déporté résistant pour son époux. Il est interné à la prison Saint-Pierre de Marseille puis au camp de transit de Compiègne, en mai 1943, avec une cinquantaine de ses camarades.

Il y rédige un récit de son séjour qui sera publié à la libération sous le titre Frontstalag 122, qu’Olivier Lalieu présente ainsi : « Hoen se veut pédagogue, pointe les lieux emblématiques, s’appuie sur une carte et sur des croquis réalisés par des proches pour mieux illustrer son propos. Il évoque l’organisation administrative allemande, mais sans jamais oublier l’essentiel à ses yeux : les détenus et leur vie quotidienne, notamment la faim qui tord les ventres et provoque une « lézarde dans l’édifice de notre camaraderie ». Son reportage se poursuit avec des épisodes marquants de sa vie au camp, en particulier une description vibrante du 14 juillet 1943. » Alors qu’il travaille avec quelques camarades à un projet d’évasion, il est inscrit dans un convoi qui doit partir le 1er septembre 1943, en dépit de son statut assimilé à celui d’officier, qui le rendait inapte aux corvées à Compiègne et devait le préserver d’un départ en déportation. Il adresse à son épouse le manuscrit de son récit, qui sera publié à compte d’auteur en 1945.

Son parcours au camp de Buchenwald

Le convoi part le 3 septembre 1943 avec 943 hommes et parvient le lendemain soir en gare de Weimar. Une quarantaine d’évasions ont lieu durant le trajet, la moitié des évadés ne seront pas repris. Les conditions du transport vers l’Allemagne, minutieusement décrites au début du manuscrit, sont abominables, compte tenu de la promiscuité, de la chaleur, de la soif et des sanctions consécutives aux évasions. Épuisé, Jean Hoen s’évanouit sur le chemin qui conduit les déportés de la gare de Weimar au camp. Après un court passage à l’infirmerie, il se voit affecté au bloc 63, où il retrouve d’anciens camarades de Compiègne, avant d’être transféré au bloc 57, où il subit les brimades et les coups du chef de block. À la mi-octobre, suite à une épidémie de scarlatine, les détenus sont mis en quarantaine et transférés dans un autre block puis dans un autre block encore, en novembre 1943. Quand la quarantaine prend fin les détenus sont transférés au « Grand camp » puis dispersés. Début janvier 1944, il doit retourner dans le « Petit camp » au bloc des Invalides, le 55, puis en avril au 60, celui des Grands invalides, où il demeure un an. Grâce à son statut, à la chance et à la complicité de certains détenus, il parvient à échapper aux travaux les plus durs et, même s’il effectue des corvées de transport de pierre et est affecté durant quelque temps à un Kommando destiné à fournir du bois de chauffe pour les baraquements, il peut trouver le temps d’écrire son reportage.

Le 8 avril 1945, les SS évacuent les déportés, et les conduisent à Weimar où ils embarquent dans un train. Mais celui-ci est mitraillé quelques kilomètres plus loin et le convoi doit repartir à pied. Commence alors le récit hallucinant d’une marche de la mort. Hoehn et quelques camarades ont prévu une évasion dès que les conditions en seront réunies, et s’y sont préparés en emportant quelques vivres et des vêtements civils. L’évasion réussit, du moins pour quelques-uns, car une partie du groupe qui s’était séparé est retrouvée assassinée par les Allemands. Hoen et ses camarades parviennent à rejoindre les lignes américaines et à retrouver la liberté le 14 avril 1945. Il est rapatrié vers la France le 6 mai. « La vie reprend, difficilement. Il s’attache à publier ses reportages, sans le succès escompté. Ses critiques sur les notables de la communauté française ne l’empêchent pas d’adhérer à des associations où ils les retrouvent pour certains. » Il décède le 31 mai 1949.

« Un témoignage exceptionnel, brut et authentique »

Olivier Lalieu présente ainsi le manuscrit original « (Il) se compose d’une première série d’une trentaine de feuillets, plus trois petits cahiers, et d’un dernier ensemble d’une quinzaine de feuillets de plus grand format relatif à l’évacuation du camp et à sa libération. Le texte original et parfois barré et repris, complété par des ajouts, des précisions (…) La rédaction au camp de Buchenwald est attestée par plusieurs éléments (…) Les documents de cette facture sont rares et toujours exceptionnels. » Alors qu’il n’est ni écrivain, ni journaliste, Jean Hoen a immédiatement conçu le projet de continuer à Buchenwald le type de reportage qu’il avait effectué à Compiègne et dont il espère que le manuscrit est parvenu dans sa famille. « Il veut décrire les lieux, dépeindre les hommes et les caractères, faire que les noms des morts ne disparaissent pas (…) Il entend aussi dénoncer un système d’oppression qu’il découvre, tout comme les aspects les plus vils de la nature humaine auquel ses camarades et lui-même sont confrontés. Jean Hoen ne prétend pas livrer d’analyse, sa vision n’est ni historique ni distanciée. De ce point de vue, son propos n’est pas celui d’Eugen Kogon, Robert Antelme ou David Rousset, ces grands témoins du camp de Buchenwald. Hoen assume son regard, celui d’un homme entré dans l’âge mûr et porteur d’un idéal patriotique, comme tant d’autres de sa génération : cette voix « immédiate » est devenue très rare, au regard des témoignages livrés plusieurs décennies après les faits. »

Jean Hoen présente ainsi son entreprise : « Quant à moi, c’est à cette époque (février 1944) que je commençai à écrire le reportage que vous avez sous les yeux. J’avais pris quelques notes, mais comme je travaille du matin au soir je n’avais jamais trouvé un moment pour mettre mon projet à exécution. Mais dans cette baraque des Invalides, j’avais maintenant tout le temps nécessaire et surtout la tranquillité morale. Je n’avais plus à craindre les brimades du chef de block et pour un certain temps nous pouvions être assurés de ne pas être inscrits sur une liste de transport. Je n’avais qu’à me cacher des autorités, car c’était absolument interdit, les peines les plus graves pouvaient en résulter. Le matin, sitôt que la baraque était lavée je m’installais et dans le calme le plus complet je pouvais écrire ». Jean Hoen décrit tout ce qu’il voit et recueille un maximum de renseignements auprès de camarades pour décrire ce qu’il ne voit pas personnellement. Animé par un véritable souci de méthode et d’objectivité, il recoupe ses sources d’information et précise toujours quand subsiste une part de doute sur la véracité de ce qu’il écrit. Dans le dernier paragraphe du livre il précise encore : « Comme je l’ai écrit au début de cet ouvrage je n’ai pas tout vu, ni tout appris de ce qui se passait au K.L.B., mais je me suis renseigné. Des camarades ont été pendant 21 mois mes collaborateurs fidèles et je les remercie. Avant d’éditer ce livre ils l’ont lu. Avec eux j’ai corrigé ou rétabli les faits selon leurs indications. C’est donc le résultat de notre travail commun que vous avez sous les yeux. » Très souvent, il s’adresse à ses futurs lecteurs, manifestant une continuelle inquiétude de ne pas être cru, lorsque ce qu’il décrit est particulièrement abominable.

Une description minutieuse du camp et de son organisation

Jean Hoen précise à plusieurs reprises que le camp, divisé en deux parties, « Grand camp » et Petit camp » est une véritable ville d’une superficie totale de 190 ha. Un camarade a dressé un plan de grande qualité et précision auquel il invite fréquemment le lecteur à se reporter. Il décrit les différents bâtiments et leurs fonctions, l’infirmerie (« Revier »), les blocks, leur disposition intérieure, les sanitaires, les douches, la place d’appel, le crématoire, les garnisons de la SS, les installations industrielles etc.

Il présente les différents Kommandos de travail, leur composition, leur organisation interne, leurs fonctions, avec toujours la même méthode : « Je vais maintenant vous décrire tous les commandos du K.L.B. N’ayant été jusqu’à ce jour qu’à celui dont je vous ai parlé, ce sont des travailleurs de ces différents centres de travail que j’ai interrogés et qui m’ont raconté la vie qu’ils menaient, qui vont vous parler. Je n’ai fait que transcrire sous leur dictée et je leur en laisse l’entière responsabilité. Pour être certain de leur véracité, je me suis adressé à plusieurs. J’ai pu ainsi contrôler leurs récits et je ne crois pas trop m’avancer en me portant garant de ce qui va suivre. » Ce qui suit, ce sont 50 pages de présentation de 25 Kommandos et « services » qui permettent d’entrer avec une précision absolue dans la réalité du camp : la carrière, le terrassement, le « jardinage », le transport dans des conditions dantesques du contenu des fosses sanitaires, le déchargement des wagons qui arrivent à la gare du camp, la réparation et l’entretien de la voie ferrée, la pose des canalisations d’eau potable et des égouts, le travail en usine, la construction des routes et l’entretien de la voirie, la blanchisserie, la cordonnerie, les cuisines, le cinéma, la garde des vêtements, les coiffeurs, les gardes du camp, les pompiers, la musique du camp, les gardes des blocks, les services de désinfection, de la répartition du charbon, la maison close du camp, le fonctionnement du crématorium.

Une approche concrète et subjective du système concentrationnaire

« L’auteur restitue la violence inouïe qui structure l’édifice du camp, celle des SS qui dominent l’ensemble et qui les assaillent dès l’arrivée du convoi. Il décrit aussi celle des détenus, à commencer par la brutalité émanant de déportés disposant d’une responsabilité dans l’administration interne. » Il vit comme un insupportable affront à sa dignité d’homme et de citoyen le fait d’être commandé par des prisonniers de droit commun.

« Il revient comme beaucoup de ses camarades sur les antagonismes entre les individus et les nationalités, sans prise de distance aucune, de manière brutale, avec des mots qui apparaîtront aujourd’hui choquants. Il évoque avec des propos peu amènes les différentes nationalités présentes parmi les déportés, notamment les Polonais et les Russes, très nombreux. Il utilise également à plusieurs reprises des qualificatifs méprisants, voir injurieux pour des déportés juifs ( » C’étaient les Juifs polonais qui étaient les rois de ce commerce illicite. Ces gens étaient vraiment le rebut de l’humanité « ). Au-delà de la réprobation, ces expressions sont à l’image d’un antisémitisme présent dans le camp et dénoncé avec force par Christian Pineau dans ses souvenirs. Et pourtant, dans le même temps, Jean Hoen fait référence avec compassion aux victimes juives des nazis. »

Il éprouve une haine tenace, réaffirmée à de nombreuses reprises, à l’égard du peuple allemand : « Toute la mentalité allemande est là : des sadiques et des fous », « Lorsque le monde connaîtra le chiffre des morts des camps de concentration, il en restera certainement épouvanté. Jamais dans l’Histoire l’on a assisté à une telle hécatombe. La mémoire de nos morts reste toujours présente parmi nous et que leur sang retombe sur la tête de ce qui ont pu ordonner ou laisser faire de tels massacres », « L’Allemand restera toujours le Germain barbare, le Vandale, le Goth qui envahit depuis des siècles les pays limitrophes au sien et qui n’a toujours vécu que de rapines ; peuple envieux, orgueilleux et batailleur, faisant de la guerre sa principale industrie et dirigeant toutes ses forces pour opprimer ses voisins ». La dernière phrase du livre est la suivante : « J’espère vous avoir intéressé et surtout vous avoir inspiré : LA HAINE DE TOUT CE QUI EST BOCHE ».

Il décrit la vie quotidienne, la misère extrême, la faim, la boue, la promiscuité dûe à la phénoménale densité de population dans les derniers mois, la violence et la mort omniprésentes. Il met en évidence la fraternité mais il est souvent déçu et écoeuré par son contraire, les vols, l’égoïsme, le mensonge. À plusieurs reprises, il évoque le dégoût et le traumatisme que lui causent la vue du sort réservé aux morts, empilés au pied des blocks, jetés sur des charrettes de ramassage, sans le moindre respect. L’inhumanité du système se poursuit après la mort.

À plusieurs reprises il évoque la hantise des départs en « transport » vers des Kommandos extérieurs, vers Dora en particulier. Et l’on perçoit la terreur que provoque les « sélections » qui conduisent à dresser la liste de ceux qui partiront.

Une aversion profonde pour l’organisation clandestine de résistance

Jean Hoen « observe et critique les hiérarchies nouvelles qui structurent la société concentrationnaire, lui qui ne connaît pas l’allemand, qui n’appartient pas à un mouvement de résistance ou un parti politique, et dont le seul horizon et celui de son groupe de connaissances. » De ce point de vue Jean Hoen est l’anti Jorge Semprun, intellectuel parlant parfaitement l’allemand, intégré à l’organisation communiste du camp, et disposant d’une fonction protégée au coeur du dispositif. Historien de cette organisation de résistance interne, Olivier Lalieu écrit : « Il éprouve une grande méfiance, sinon une aversion profonde pour l’organisation clandestine qui se met en place progressivement à l’échelle du camp tout entier, et également au sein de la communauté française à partir de 1944. Ce mouvement, auquel il ne participe pas, repose pour l’essentiel sur les militants communistes, tout en s’appuyant sur des figures de la résistance comme le colonel Frédéric-Henri Manhès, Eugène Thomas ou Christian Pineau. Il dénonce ainsi ce qu’il interprète comme des privilèges, les menaces d’une « dictature » ou des injustices, telle la douloureuse question de la répartition des colis alimentaires. »

Dans l’édition qui est aujourd’hui publiée, le « reportage » de Jean Hoen est complété et illustré par des dessins originaux de Ralph, son compagnon de déportation, ainsi que par quelques photographies prises par les services américains à la libération du camp en avril 1945. Ce « reportage » est à considérer comme un document de valeur exceptionnelle, mais, pour une utilisation avec des élèves par exemple, il doit être complété par d’autres ouvrages qui traduisent d’autres démarches. Sa lecture nécessite une mise à distance et des commentaires historiques, à cet égard la préface d’Olivier Lalieu est excellente et indispensable.

© Joël Drogland