Enseignant-chercheur à la Freie Universität de Berlin, spécialiste des littératures de masse et du cinéma dans la première moitié du XXe siècle, auteur de Lire, s’évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le Troisième Reich, Paris, La Découverte, 2014, Vincent Platini nous propose une anthologie du roman policier sous le Troisième Reich. Il s’agit d’une douzaine de textes, longues nouvelles ou courts textes de résistance, se revendiquant du Krimi allemand ou d’influences étrangères, tous accompagnés de notices introductives, et de trois articles critiques publiés à l’époque en Allemagne sur le roman policier et ses lecteurs. Les textes racistes ou antisémites ont été exclus de l’anthologie, notamment parce que peu représentatifs : « … si le Juif criminel hante bien certains Krimis, leur nombre est assez restreint et ne concerne que les publications complètement affiliées au Parti. En fait – et cela est plus angoissant -, la figure du Juif a très souvent disparu du divertissement populaire sous le Troisième Reich. Nous avons ainsi jugé plus représentatif de souligner cette absence en laissant béante une question qui affleure à la lecture : où sont passés ces Juifs criminels que la propagande dénonce sans cesse ? » (p. 28).
Une éclipse culturelle
L’ensemble est précédé d’une introduction historique de 24 pages sur les Kriminalromane ou Krimis publiés entre 1933 et 1945, qui éclaire une « éclipse culturelle » (p. 6). Si l’enquêteur d’outre-Rhin est devenu une figure télévisuelle familière et Derrick son porte-étendard, le roman policier allemand reste peu connu du public, en France mais aussi en Allemagne où les chercheurs ont longtemps fait remonter sa naissance au début des années 1960. Ces dernières années, des études nouvelles (celles de Carsten Würmann par exemple) et des outils de recherche (la bibliographie de Mirko Schädel, qui compte plus de 9000 entrées pour la période 1795-1945) ont fait émerger et ont exploré ce continent perdu, estimé par Würmann à près de 3000 titres parus entre 1933 et 1945, à une époque où les grandes maisons d’édition avaient une collection policière, sans oublier des éditeurs spécialisés ni les romans-feuilletons publiés dans les journaux et les magasins de prêt privés à destination des plus modestes, où l’on trouva longtemps les titres disparus des bibliothèques. C’était un marché florissant, prisé du public (le roman de Georg von der Vring, Die Spur im Hafen, 1936, se vendit à plus de 350 000 exemplaires), qui survécut sous le Troisième Reich, car la production culturelle (industrie du divertissement, cinéma, littérature de loisir) y fonctionnait « encore dans une économie de marché. Le souci de gagner de l’argent, donc de plaire au public a tempéré la rigueur de l’idéologie. » (p. 10). Et le régime ne chercha pas à aller contre le goût du public, au contraire il promut même en sous-main des collections policières et exporta les Krimis sur le front grâce aux listes de livres envoyés aux troupes. Les Krimis et les romans populaires, considérés comme négligeables idéologiquement et culturellement, échappèrent aux premières listes d’interdictions et aux autodafés de 1933. : « Au milieu de la fureur politique, le Krimi semble fournir un fragile havre de paix. » (p. 11), d’autant qu’il s’abstenait, volontairement ou en surface, d’aborder des sujets explicitement politiques et était, comme Schundliteratur (« littérature malsaine »), considéré comme indigne de participer au régime. De plus il échappait souvent à la censure, pour de nombreuses raisons (écrivains non professionnel, usage de pseudonymes, production pléthorique excédant les capacités de lecture des offices de censure…). Cette « paix » dura jusqu’à la fin des années 1930, avec l’offensive policière contre la pègre et les asociaux à partir de 1937 (le Krimi était accusé d’inciter au crime), le contingentement des matières premières, le contrôle des droits à l’étranger et la centralisation des organes de censure. Mais si des ouvrages furent interdits, le Krimi ne plia pas.
Le « bon roman policier allemand »
Là où la répression ne pouvait pas tout, la promotion du « bon » livre populaire allemand parut une meilleure arme. Pour beaucoup, dans le NSDAP, le Krimi était un produit néfaste de l’étranger (en 1933-1945, les œuvres anglo-américaines représentent près de 60% des Krimis publiés en Allemagne) pervertissant la langue et l’esprit allemand. La censure et les restricitons ciblèrent donc, à la fin des années 1930 et pendant la guerre, les traductions qui s’effondrèrent au profit des titres « purement » allemands. Le ministère de la Propagande appella en outre, en 1940, à purifier le roman policier des références aux institutions et au mode de vie anglais. Cette purification avait commencé au milieu des années 1930, certains critiques et la Chambre de la littérature du Reich (RSK) vantant le « bon roman policier allemand », un roman qui ne glorifiait ni le détective privé ni le criminel, mais l’enquêteur représentant de l’État, homme d’action combattant le crime en Allemagne et confondant les coupables par sa Weltanschauung (grossièrement : « vision du monde »), qui désigne une compréhension intuitive, à laquelle participe l’essence de l’observateur, par-delà la froide raison positiviste. Il collecte peu d’indices et ne cherche pas à en tirer de stupéfiantes déductions. Il procède plus volontiers par des interrogatoires qui mettent à nu la véritable nature des suspects. Il se fie aux réactions involontaires, aux regards et aux tressaillements que provoquent ses questions et ses intimidations. Enfin, il ne se prive pas de quelques dérapages. C’est un homme d’action qui ne s’embarrasse pas de respecter la loi à la lettre pour imposer la justice – rejoignant en cela la conception du droit nazi. » (p. 22).
Écrire à l’encre sympathique
Il ne faut pourtant pas en conclure que le Krimi devint tout entier germanique et nazi. Ce serait surestimer la puissance des prescripteurs de tous ordres et sous-estimer la diversité des œuvres publiées. La référence anglo-saxonne demeura, passant de l’influence anglaise au hard-boiled américain, et les intrigues se déroulaient majoritairement hors d’Allemagne, exil nécessaire et libérateur, car « comment continuer d’écrire des romans criminels alors que le crime a officiellement disparu du Reich ? » (p. 23). L’exil permettait aussi la critique par jeu de miroir, avec par exemple des organisations criminelles puissantes, hiérarchisées et militarisées qui sévissaient aux États-Unis ou en Angleterre (ou dans l’Italie de la Renaissance comme dans l’ « Allemagne » du XIXe siècle) et obéissaient à des chefs tyrans, rappelant le NSDAP. La forme épistolaire était souvent choisie pour montrer l’écart spatio-temporel. Cette « contrebande littéraire » (p. 24) ne fut comprise « que par une partie, choisie, du public », un « art d’écrire à l’encre sympathique » pour une « contre-communauté de lecture » (p. 26).
On laissera au lecteur le soin de découvrir la variété des œuvres présentées dans l’anthologie, qui couvre tous les cas de figure évoqués par Vincent Platini, de la littérature de divertissement au texte de résistance, en passant par le roman influencé par l’étranger ou le « bon roman policier allemand », et une grands variété dans les formes narratives. C’est une découverte passionnante, particulièrement pour le lecteur assidu de romans policiers, tout comme l’est l’approche de Vincent Platini, qui montre toute la richesse d’une approche de l’histoire des régimes totalitaires par l’étude de la culture de masse et d’un genre tout sauf mineur, qui constitua pour les lecteurs d’alors, au sens propre comme au sens figuré, un moyen de divertissement.
Pour aller plus loin, on pourra lire deux articles de Vincent Platini :
Le Krimi sous le Troisième Reich : une invention de l’étranger
Éclipse, exil et survie du Krimi en Allemange nazie (1933-1945)
Une interview de Vincent Platini par Le Nouvel Obs en juillet 2014
Laurent Gayme
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