Quand les livres ont-ils été inventés ? Comment ont-ils traversé les siècles pour se frayer une place dans nos librairies, nos bibliothèques, sur nos étagères ? À une époque où il est facile de se procurer un livre, Irene Vallejo, spécialiste en philologie, nous emmène dans un voyage dans le temps, sur les rives de la Méditerranée, depuis Alexandrie jusqu’à Rome en passant par la Mésopotamie et Athènes.

Avec L’infini dans un roseau, paru en 2021 aux éditions des Belles Lettres, l’autrice se donne pour objectif de nous raconter l’invention des livres dans l’Antiquité.
L’ouvrage, riche de 550 pages, structuré en une quarantaine de chapitres, est un essai qui prend la forme d’un merveilleux récit. Au fil des pages, l’autrice nous conte l’origine des premières écritures et de leurs transmissions depuis les tablettes d’argile à l’invention du livre dans sa forme qu’on lui connaît aujourd’hui ainsi que dans son extension numérique.

La Bibliothèque et le Musée d’Alexandrie d’Égypte

L’histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie tient une place importante dans l’ouvrage d’Irene Vallejo. Cette œuvre monumentale se situait alors au sein d’une ville carrefour de l’orient et du monde méditerranéen, Alexandrie d’Egypte, l’une des nombreuses villes fondées par Alexandre entre la Turquie et l’Indus et portant son nom. Comme le souligne l’autrice, ne s’agit-il pas de « la ville des plaisirs et des livres » ?
En effet, dès l’époque ptolémaïque, Alexandrie mêle tout à la fois histoire et légendes, la faisant transparaître à l’instar du dialogue entre Gilide et la jeune épouse soumise à la tentation, comme « la capitale du sexe et des mots ». Cette ville a également été le théâtre de l’un « des plus grands mythes érotiques de tous les temps » : l’histoire d’amour entre Cléopâtre et Marc-Antoine. La ville d’Alexandrie surpassait alors celle de Rome par ses monuments, ses larges rues et son « charme d’un passé doré et d[’un] luxe décadent ». Pour impressionner la reine d’Égypte, Marc-Antoine a tenu à lui faire un cadeau qu’elle ne pourrait refuser : deux cent mille rouleaux de papyrus pour la grande Bibliothèque.
La ville d’Alexandrie est intimement liée à l’histoire des livres durant l’Antiquité. L’autrice rappelle qu’Alexandre de Macédoine ne se déplaçait jamais sans un exemplaire de l’Iliade, comparant ainsi sa vie aux héros homériques, et plus particulièrement Achille. Alexandrie d’Égypte qui a été fondée sur l’île de Pharos n’est d’ailleurs pas sans rappeler une île nommée Pharos dans l’Odyssée. Toutefois, Alexandre n’a jamais revu la ville de son vivant, seul son corps y a été amené après sa mort pour être exposé dans le mausolée spécialement construit pour lui. Si Alexandre n’a qu’indirectement contribué à la réalisation du Musée et de la Bibliothèque d’Alexandrie, c’est Ptolémée, l’un de ses compagnons d’armes, qui a joué le rôle le plus important en dépensant des sommes considérables pour sa construction. Cet ensemble n’était cependant pas une nouveauté, les bibliothèques existant déjà, mais avec un caractère privé et souvent spécialisées. La Bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive est peut-être la seule qui ressemblait le plus à celle d’Alexandrie.La Bibliothèque d’Alexandrie rassemblait des livres sur tous les sujets, provenant de tous les coins du monde connu. Les étudiants, quelles que soient leurs origines, pouvaient accéder à son contenu. En fondant cette bibliothèque, Ptolémée a réussi à réaliser, selon l’autrice, « la meilleure partie du rêve d’Alexandre : son universalité, sa soif de connaissances, son singulier désir de fusion ». Quant au Musée, le sens a quelque peu évolué depuis l’Antiquité grecque. À l’époque
ptolémaïque, il s’agissait de l’enceinte sacrée en l’honneur des Muses, filles de la mémoire et déesses de l’inspiration. Au sein du Musée d’Alexandrie, Ptolémée aurait invité les meilleurs écrivains, poètes, scientifiques et philosophes de son temps pour qu’ils se consacrent à la recherche et à la création. Les personnes ainsi présentes étaient libérées des contraintes de leur temps pour qu’elles puissent uniquement se concentrer sur les activités intellectuelles. Le Musée et la Bibliothèque étaient situés dans l’enceinte du palais et donc protégés par les murs de la forteresse. Les premiers savants qui s’y trouvaient organisaient leur temps à donner des conférences, des cours, des discours publics et surtout se consacraient à la recherche silencieuse. L’époque dorée de la Bibliothèque et du Musée coïncide avec le règne des quatre premiers Ptolémée. Ptolémée III, par exemple, fonda une deuxième bibliothèque dans le sanctuaire de Serapis. La première était réservée aux chercheurs, la deuxième était mise à disposition de tous. On trouvait alors dans la seconde, des copies des ouvrages conservés dans la première. L’existence des deux bibliothèques permettait ainsi de rendre disponibles à la population un grand nombre d’écrits, tout en préservant des dégradations et des vols les fragiles rouleaux dont certains avaient été acquis à prix d’or.

Des tablettes d’argile aux codex

Les ancêtres les plus proches des livres sont les tablettes d’argile de Mésopotamie. Elles sont restées en usage dans certaines régions jusqu’au début de l’ère chrétienne. En Europe, les populations utilisaient également des tablettes, mais il s’agissait de tablettes de cire dans un cadre de bois. L’avantage des tablettes était de pouvoir y noter des informations temporaires, puis de les effacer pour écrire à nouveau dessus. Il était également fréquent que les documents soient conservés : c’est notamment le cas des tablettes d’argile en Mésopotamie. La plupart des textes sont des documents d’archives, mais il existe aussi, dans une faible proportion, des textes littéraires. Pour les Anciens, le livre était un rouleau de papyrus. Il représente un véritable progrès dans l’histoire du livre et a été adopté par les Juifs, les Grecs et les Romains. Comparés aux tablettes, les feuilles de papyrus sont légères et d’une grande finesse. On pouvait y inscrire une grande quantité de texte, particulièrement lorsqu’elles étaient organisées en rouleau. Cependant, le papyrus a également des inconvénients. En effet, si le matériau se conserve bien sous le climat égyptien, il n’en va pas de même en Europe où l’humidité rend les rouleaux très fragiles. On ne peut écrire que sur une face de la feuille, celle où les fibres végétales sont placées horizontalement. N’ayant pas de tranche, les rouleaux étaient rangés et stockés couchés, ne facilitant pas le travail des premiers bibliothécaires, comme le précise l’autrice. Ainsi, il n’était pas aisé de retrouver un titre parmi les innombrables rouleaux conservés dans l’immense Bibliothèque d’Alexandrie. Enfin, il fallait dérouler le rouleau pour le lire et penser à le rembobiner après la lecture.
Ce sont les Romains qui ont inventé un nouveau modèle de livre : le codex. Il s’agit d’un livre page, composé de feuilles de parchemin qui se pliaient en forme de cahier. Les différents cahiers étaient cousus à l’intérieur et étaient protégés par une couverture rigide, habituellement en bois doublé de cuir. Grâce à cette couverture, les livres ont réussi à survivre plus longtemps et plus facilement que les rouleaux de papyrus. Les codex avaient également d’autres avantages : ils prenaient moins de place et contenaient plus de textes que les rouleaux. Les chrétiens, victimes des persécutions, avaient une préférence pour les codex, plus pratiques à transporter et faciles à dissimuler sous les plis de la tunique.

La singularité de cet ouvrage tient dans la manière de raconter l’invention des livres dans l’Antiquité. En sortant des règles académiques, Irene Vallejo conjugue à la fois les anecdotes personnelles, montrant ainsi son amour pour les livres, et les épisodes historiques dont certains restent méconnus, nous offrant ainsi des réflexions éclairantes et érudites. Hormis quelques grandes figures connues, l’autrice est intriguée par les anonymes qui ont joué un rôle dans la naissance des livres, que ce soit les personnes qui ont inventé l’alphabet, les esclaves qui recopiaient les livres ou encore les individus qui ont réussi à protéger des ouvrages des destructions volontaires ou non. Irene Vallejo est également fascinée par des personnages méconnus du grand public comme les femmes philosophes, à l’image de Hypatie qui a consacré sa vie à défendre la connaissance et les savoirs. Grâce à son écriture fluide, l’autrice nous livre à plusieurs reprises ses pensées, ses sentiments mais également des souvenirs très personnels comme les lectures que son père aimait lui faire lorsqu’elle était enfant, ajoutant ainsi une émotion particulière à ce récit. Pour terminer, l’autrice rappelle que les livres ont été, pendant de nombreux siècles, réservés à une part restreinte de la population, un groupe de privilégiés. C’est avant tout grâce à l’école, aux bibliothèques municipales et à la multiplication des librairies, que les livres se sont démocratisés. Ils sont par conséquent une réussite extraordinaire qu’il convient de protéger.