Dans cette BD en noir et blanc, surélevée parfois de quelques touches bleues (comme le montre parfaitement la couverture), les autrices nous relatent une histoire fondatrice: la grève d’ouvrières italiennes travaillant dans une manufacture de tabac à Marseille à la fin du XIXe siècle.

Episode fondateur à plus d’un titre. C’est tout d’abord une grève dans un secteur économique vital pour la France de l’époque. Le tabac, richesse coloniale par excellence, est une source de revenus conséquente pour les dirigeants de l’entreprise et le pays.

Ensuite, c’est une grève de femmes. A une époque où le syndicalisme (de manière globale) lutte contre l’emploi féminin, en le qualifiant régulièrement de voleur de travail masculin, de lieu de dépravation, d’oubli par les femmes de leur fonction d’abord et avant tout domestique… Tout un lexique vu et revu, usé et ré-usé par politiciens, « intellectuels », syndicalistes ou encore médecins, effrayés par l’émancipation potentielle du prolétariat féminin, et pour cela, jamais à court d’arguments fallacieux.  Il faut néanmoins noter la solidarité d’autres corps de métier du port de Marseille, y compris masculins. Mais le contexte local ne vaut pas explication nationale.

Enfin, c’est une grève de femmes étrangères. Ce sont des Italiennes qui sont à la tête de ce mouvement. Des femmes qui ont du traverser des frontières pour gagner leur vie, vivent dans conditions difficiles, vivent au quotidien attouchement, brimades et racisme. Pour rappel, en 1893, des ouvriers salins d’Aigues-Mortes sont massacrés par des Français qui obtiennent l’acquittement pour leurs méfaits.

Derrière cette BD se retrouvent de nombreuses thématiques qui sont revenues sur le devant de la scène historiographique ces dernières années, notamment à l’occasion du thème de l’agrégation : « Le travail en Europe occidentale 1830-1839 ». Evidemment, le rôle des femmes dans les usines, la question des contremaitres et de leur volonté de toute-puissance, la traversée des frontières, l’accueil des travailleurs étrangers, la dangerosité du travail et l’absence de règlementation, la médiatisation partielle des combats féministes dans le monde de l’usine.

Cette grève, ce sont des questions de survie immédiate (logement, santé, salaire, agressions sexuelles). Mais ce sont aussi des questions de fierté et de dignité au sens le plus noble de ces termes. Les héroïnes principales, Sespo, Teresa et Rosa, sont fières de ce qu’elles sont, de ce qu’elles font et de ce qu’elles revendiquent. Elles veut simplement être reconnues à la hauteur de ce à quoi elles contribuent et être traitées comme des humaines.

Au final, une lecture plus qu’utile, avec des personnages attachants, des références idéologiques et historiques précises et une belle mise en perspective du monde du travail féminin à la fin du XIXe siècle.

Présentations de l’ouvrage et des autrices sur le site de l’éditeur

« Marseille, Hiver 1887. Plus d’un millier de femmes sont employées à la manufacture des tabacs de la rue Bleue (aujourd’hui la Friche Belle de Mai), qui produit cigares, scaferlatis et cigarettes. Malgré une récente modernisation, les conditions de vie et de travail sont rudes pour ces immigrées italiennes. Sespo, Teresa et Rosa, trois jeunes cigarettières, décident de s’organiser, sans syndicat ni expérience, pour faire spontanément une grève sur le tas après que l’une d’elles a été sévèrement sanctionnée par la direction, suspectée injustement d’avoir volé du tabac. Leur première revendication : qu’on cesse les fouilles au corps à la sortie des ateliers.
Petit à petit, il leur faut gagner l’opinion publique et la presse, trouver des locaux, tenir tête aux chefs d’atelier qui cherchent à les intimider, convaincre la direction puis le préfet, voir plus grand dans leurs revendications, vivre la solidarité… Et s’émanciper de leur condition. Tout va aller beaucoup plus vite et plus loin qu’elles l’imaginaient. À travers le destin de ces trois ouvrières d’origine italienne, Mathilde Ramadier et Élodie Durand racontent le quotidien difficile de ces femmes venues en France pour trouver du travail. »

« Diplômée de l’école des Arts décoratifs de Strasbourg, Élodie Durand travaille pour la presse et l’édition jeunesse en parallèle de ses livres de bande dessinée. En 2011, elle reçoit le Fauve d’Angoulême – révélation pour La parenthèse. En 2021, Transitions avait reçu un bel accueil. Elle réside aujourd’hui à Marseille et est membre de l’Atelier des Héroïnes. »

« Mathilde Ramadier est née en 1987 en France. Elle a une formation de graphiste et a étudié la philosophie et la psychanalyse. Elle alterne l’écriture d’essais et de scénarios de bande dessinée pour Laurent Bonneau, Anaïs Depommier ou Alberto Madrigal. En 2017, Et il foula la terre avec légèreté, avec Laurent Bonneau, obtient le Prix Tournesol. »