Ce livre, qui est issu d’un colloque réuni en novembre 2011, annonce un beau projet : « Saisir la captivité telle qu’elle a été vécue comme une expérience totale et comme une histoire nationale » (p. 16). Mais s’y ajoute une ambition particulièrement stimulante : associer aux spécialistes des captivités au XXème siècle des archivistes – ce qui semble logique mais trop peu réalisé – et des spécialistes d’autres disciplines – ce qui est encore plus rare -.
Une démarche originale et nécessaire
Les archivistes de l’ECPAD (Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense), du Comité International de la Croix-Rouge, des Archives nationales, du BAVCC (Bureau des archives des victimes des conflits contemporains sis à Caen), des archives du musée royal de l’Armée et de l’Histoire militaire à Bruxelles et de la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) apportent au projet une présentation des sources et des orientations d’études nouvelles en signalant des archives non encore utilisées. Les autres regards, apportés par le juriste Jean-Paul Pancracio, l’ethnologue Véronique Moulinié, le sociologue Stéphane Dufoix, le médecin, humanitaire et chercheur en science politique Jérôme Larché enrichissent considérablement la vision portée sur la captivité. Quelques exemples pour s’en convaincre : les remarques sur l’effectivité du droit durant les guerres ; le camp vu comme une forme sociale et spatiale de la relégation et l’exclusion ; le fait que la guerre n’entre que très peu dans le champ d’études de la sociologie. Enfin l’ouvrage se termine par un débat, là encore pluridisciplinaire, sur la captivité dans les guerres nouvelles (XXè-XXIè siècles) tenu entre le philosophe Christophe Bouton, le colonel Michel Goya et les historiens Daniel Palmieri et Hervé Drévillon.
Le plan sur l’étude de la captivité proprement dite s’organise autour de cinq parties qui permettent de cerner tous les champs d’étude actuels sur la captivité : le système des camps, droit international, action humanitaire ; langages de la captivité : corps et esprit derrière les barbelés ; liens entre prisonniers et sociétés, de la capture à la libération ; captivité et question coloniale : le cas français et la captivité de guerre, d’un siècle à l’autre. Certains articles assurent une mise au point très détaillée sur des sujets bien connus, et d’autres sont très novateurs.
De nombreuses communications novatrices
Patrizia Dogliani présente le cas de l’Enclave de Rimini, de 1945 à 1947 qui fut le lieu de captivité des prisonniers du IIIe Reich en Italie. Des soldats de mêmes nationalités, se retrouvant dans des camps différents au milieu du plus grand réseau de camps de prisonniers de guerre allemands aux mains des Alliés. Ces prisonniers ont néanmoins des contacts importants avec les civils, ralentissent le renouveau touristique et donc le redécollage économique de cette région de l’Italie et trouble les descriptions habituelles des camps et même des valeurs des Alliés. Ainsi ce sont les Allemands qui gèrent l’intérieur de leurs camps, y appliquant, avec l’accord britannique, le tri de prisonniers sur des critères nazis. Iris Rachamimov, dans sa communication sur « Seuils et transgressions : infractions aux normes sociales dans les camps d’internement de la Première Guerre mondiale » étudie notamment le rôle des loisirs et notamment du théâtre dans les camps qui permet d’offrir un divertissement mais pas seulement. La préparation du spectacle crée une temporalité à respecter, un but à court terme, pour les prisonniers jusqu’au jour de la première. Le théâtre crée également une forme de « normalité bourgeoise » (p. 112) au sens de reproduction des styles de vie et d’habitudes d’avant la captivité : le choix du répertoire, la vente de billets, la réalisation des décors. De même dans les camps sont reconstituées des « familles » entre prisonniers d’âge différents, mais appartenant à la même nation, à la même région, pour reconstituer un chez-soi.
L’article de Bob Moore sur les « perceptions britanniques des prisonniers des puissances de l’Axe en Grande-Bretagne, 1939-1948 » montre une forme d’intégration des Allemands dans la vie des Britanniques, avec parfois des déceptions comme ce prisonnier très doux et docile, mais qui plantait des crocus qui, lorsqu’elles fleurissaient, écrivaient dans le jardin « Heil Hitler » (p. 183). La communication de Matthias Reiss « Des nazis à moitié nus : masculinité et genre dans les camps de prisonniers de guerre allemands aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale » évoque la manière dont les soldats de l’Afrika Korps sont perçus, durant leur captivité aux États-Unis. La jeunesse, la santé et la discipline de ces prisonniers correspondent aux valeurs américaines et créent une image « d’ennemi digne ».
La campagne nord-africaine est décrite comme « une guerre sans haine », « chevaleresque ». ce qui permet aux soldats de la Wehrmacht de « s’exonérer de toute culpabilité nazie », et éclaire d’un nouveau jour le rôle stratégique que l’Allemagne de l’Ouest est amenée à jouer durant la Guerre froide, contre l’URSS.
Raffael Scheck apporte des informations très précises sur les officiers français qui gardèrent les prisonniers issus des colonies françaises durant la Seconde Guerre mondiale. Raphaëlle Branche montre l’instrumentalisation qui fut faite des prisonniers de guerre français durant la guerre d’Algérie : certains sont gardés en Algérie, mais d’autres sont envoyés à l’extérieur, puisqu’il y a des responsables extérieurs du FLN. Le FLN n’applique pas les conventions de Genève, mais le GPRA y voit un moyen d’apparaître comme une interlocuteur valable et souscrit aux conventions en 1960 (p. 268).
Des thèmes transversaux
La dernière partie permet de réfléchir aux nouvelles formes de captivité, mais tout au long des communications, le détournement du terme « prisonnier de guerre » pour s’accommoder des différents textes protégeant les prisonniers est évoqué et Sylvie Thénault montre bien l’évolution du sens donné au mot « internement » entre le XIXème et le XXème siècle en Algérie. D’autres thèmes transversaux apparaissent dans ce livre. D’abord le rapport du captif au temps. Iris Rachamimov réfléchit sur la différence de temporalité entre le camp et l’extérieur. La guerre est le temps historique, le camp « une entité spatio-temporelle flottante » (p. 108), un monde à l’écart regroupant des hommes sans destin, sans idée de la durée de leur détention, exclus de l’histoire. La libération provoque un retour « au monde réel ». L’article de Peter Schöttler sur la captivité de Fernand Braudel montre que la captivité influença fortement la pensée de Fernand Braudel en l’amenant à réfléchir sur les différents temps de l’histoire, le temps long de la captivité, le temps présent que vit le prisonnier et la longue durée de l’histoire. Il explique également, ce qui semble toujours étonnant durant une captivité de guerre, que Fernand Braudel bénéficia à la fois de la bibliothèque de l’Université de Mayence, mais aussi qu’il pût commander toute la collection des Annales, pour rédiger sa thèse. Le thème des soldats travestis pour les pièces de théâtre est évoqué à la fois dans l’article d’Iris Rachamimov et dans celui de Matthias Reiss. Les acteurs jouant des rôles de femmes en Russie durant la Grande guerre étaient encouragés à poursuivre l’imitation des femmes en dehors des représentations. Il ne faut pas y voir forcément des marques d’homosexualité, mais au contraire la possibilité d’exercer à l’encontre des ces « acteurs-actrices » une forme de galanterie reproduisant la vie d’avant, même si au regard des critères de la vie d’avant, une telle attitude eut été jugée anormale. En revanche, dans les camps allemands aux Etats-Unis, les rôles travestis ne se poursuivent pas en dehors des représentations et permettent aux soldats de réaffirmer « collectivement leur identité de militaires virils » (p. 126), identité mise à mal par la capture.
Ce livre s’achève par une conclusion de Henri Rousso, qui montre notamment l’indicateur important que constitue le traitement appliqué aux prisonniers de guerre pour définir les conflits et étudier leur évolution. On peut y trouver des idées à la fois pour évoquer les mémoires de la Seconde Guerre mondiale et celles de la guerre d’Algérie dans le programme de terminale, mais aussi pour tout le thème sur la guerre dans le programme de première.
Il s’agit donc d’un livre très important à la fois parce qu’il fait un bilan très précis sur l’état de la recherche, parce qu’il ouvre des pistes d’études et parce qu’il associe les sources et les autres disciplines pour enrichir l’étude de ce groupe particulier de soldats, dont on peut de moins en moins dire qu’ils sont les oubliés de l’étude des conflits.
Evelyne Gayme