Trois femmes dans Paris
La construction du livre invite donc le lecteur à suivre chacune de ces femmes avec un double angle : le passage par Paris qui précède toujours la période où la personne est reconnue, puis un chapitre sur l’après, en focalisant sur l’influence de ce passage par la capitale. Il ne s’agit donc pas de biographie détaillée. Ces trois femmes permettent en outre d’aborder à la fois une époque commune, la France de l’après deuxième Guerre mondiale, tout en en faisant sentir les évolutions puisque leur venue s’étale de 1949 à 1964. Dans l’introduction, elle pose la justification de son travail à savoir pourquoi avoir rassemblé ces trois femmes autour de ce thème : quelle a été l’influence de ce séjour parisien sur leur évolution intellectuelle. Elle insiste au passage pour souligner combien les femmes ont été souvent oubliées dans cette histoire des relations franco-américaines d’après 1945. On découvre aussi, à quelques moments brefs, comment leurs destinées ont pu se croiser.
Jacqueline Bouvier, l’esthète
Tout l’exercice de l’auteur consiste à naviguer entre le cas unique et le tableau d’ensemble. Ainsi, à travers le cas de Jacqueline Bouvier, c’est en réalité aborder l’exemple de toute une élite américaine qui a toujours manifesté un goût certain pour la France. L’auteur s’attache à retracer à quoi pouvait ressembler le quotidien d’alors, ne serait-ce qu’en évoquant les lieux où fut hébergée la future Madame Kennedy. Elle fut d’ailleurs plutôt privilégiée. On suit très agréablement son itinéraire, y compris dans ses anecdotes où sont évoquées ses maladresses d’usage du français. Elle confia ainsi parlant d’un cheval qu’elle « l’a montée à poil » ! Ce qui est frappant avec elle c’est qu’elle semble avoir vécu à Paris plusieurs vies : entre la vie quotidienne avec la comtesse de Renty, les fêtes et les cours à la Sorbonne ou à l’Ecole du Louvre. Alice Kaplan parle ensuite du retour aux Etats-Unis, de sa vie forcément plus connue car liée à son président de mari. Les opportunités des obligations firent que Jacqueline Bouvier put retrouver la France en 1961 lors d’une visite officielle. A la Maison blanche se manifesta son goût pour le style français et on lui accola définitivement cette étiquette. Dans la suite de sa vie liée à l’édition, elle donna sa place au XVIIème et XVIIIe siècle français notamment. Alice Kaplan n’hésite pas à conclure que « la France et le français constituent le fil conducteur de son existence ».
Susan Sontag, la bourgeoise bohême
L’ambiance change lorsque l’on aborde Susan Sontag, essayiste et romancière américaine. « Si la France de Jacqueline Bouvier est avant tout un ailleurs, …une aspiration esthétique, celle de Susan Sontag est …une exploration de soi, une zone d’expérimentations et d’intense liberté sexuelle ». C’est donc bien le même lieu, mais pas du tout les mêmes expériences. Il fut plus difficile à Susan Sontag de se rendre à Paris et elle ne le fit qu’à 24 ans. Alice Kaplan a le souci de montrer que le temps passe dans ce décor parisien. En quelques touches, page 135 par exemple, elle le fait ressentir : « elle vit s’ouvrir le chantier de Jussieu sur les rives de la Seine… ». Susan Sontag se livra à une approche de la langue française très particulière, elle conçut sa propre méthode en notant fébrilement toutes les nuances et s’interrogeant sans cesse sur les subtilités autour du verbe aimer par exemple. A son retour aux Etats-Unis, elle devint l’intellectuelle que l’on connaît. Son pouvoir et son prestige aux Etats-Unis étaient liés à ce qu’elle avait appris en France avant de le transmettre. Elle fut l’une de celles qui diffusa la pensée française aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970. Elle reste aussi vigilante sur la traduction de ses livres en français.
Angela Davis, la militante
Lorsqu’elle arrive à Paris, l’Algérie n’est plus française. C’est aussi une époque où les droits de la population noire ne sont pas encore reconnus aux Etats-Unis. Exclue de la société civile, étrangère dans son propre pays, Angela Davis était venue en France après une longue expérience de la discrimination ». Elle vécut en France en 1963-64 après avoir traversé l’Atlantique dans le paquebot France. Elle appartenait à un groupe d’étudiants de Hamilton et son niveau en langue lui permit de suivre les cours à la Sorbonne. « Sa conception de la politique révolutionnaire devait beaucoup à des philosophes français et allemands ». Aux Etats-Unis, elle fut inquiétée dans une affaire de fusillade soupçonnée de complicité et d’enlèvement et de meurtre. Les intellectuels français prirent fait et cause pour elle ; il fallait défendre cette intellectuelle noire américaine. Elle fut jugée et acquittée. Angela Davis, qui fréquenta les Black Panthers, n’est pas celle qu’on associe le plus spontanément à la France, et pourtant elle eut bien des liens privilégiés avec le pays.
En conclusion, Alice Kaplan revient sur le fait que « cette année en France modifia leur rapport au corps et aux mots, aiguisa leur conscience d’être au monde « . Tout n’était pas écrit d’avance, tout ne fut pas le fait de Paris, car le séjour dans la capitale fut aussi le temps de la discipline et du divertissement. Elles baignèrent dans une ambiance Nouvelle Vague et Nouveau Roman. Toutes ont connu une Sorbonne unique » qui suintait quelque chose de sacré ». Alice Kaplan brosse ainsi trois initiations à la vie autour de ce point commun : Paris, en mélangeant subtilement le destin unique et l’Histoire. Sans jamais être catégorique, elle nous fait découvrir un pan de cette relation particulière des Etats-Unis et de la France.
© Jean-Pierre Costille, Clionautes